Dakar, 12 février 1918. Ceinturé de l’écharpe tricolore, costume trois pièces et gants blancs, le commissaire de la République qui débarque dans la colonie sénégalaise est noir. Il a fière allure. Premier député africain élu au Parlement, il se bat pour améliorer le statut des indigènes. Mais depuis le début de la guerre, l’armée française enrôle par décrets spéciaux à une cadence accélérée. Des recrutements brutaux et répressifs contre lesquels les populations se sont rebellées et soulevées en 1915 et 1916. Comment Blaise Diagne va-t-il relever le défi d’une nouvelle mobilisation massive ?


Blaise Diagne salue les autorités coloniales


Le tout nouveau gouverneur de l’Afrique occidentale française (AOF), Gabriel Angoulvant, accueille Blaise Diagne en soulignant « l’enthousiasme évident suscité dans un grand nombre de milieux autochtones par la présence d'un frère de race parvenu à une haute situation dans le pays ». Un enthousiasme qui fait peur au général Mangin, le théoricien de la « Force noire ». L’initiateur de la mobilisation des Africains depuis le début du conflit mondial se méfie du discours émancipateur de Blaise Diagne. La nomination de ce dernier par Georges Clemenceau, président du Conseil depuis 1917, a déclenché une polémique dans la presse où s’affiche l’hostilité du lobby colonial. Ce à quoi le député Diagne a répondu, le 24 janvier 1918, dans le journal L'Homme Libre :

Ceux qui tombent sous la mitraille ne tombent ni en blancs ni en noirs. Ils tombent en Français et pour le même drapeau. En quoi un noir, membre du Parlement, serait-il moins qualifié qu'un blanc pour parler à des noirs ?

Georges Clemenceau est déterminé. Anticolonialiste, il est prêt à améliorer le statut des Africains, mais le Tigre (le surnom de Clemenceau) est pragmatique, son seul objectif est la guerre et il lui manque 200 000 hommes.

C’est dans cet état d’esprit que Clemenceau relance les recrutements en Afrique ; et s’il désigne Blaise Diagne pour cette mission, c’est justement parce qu’il a conscience de la nécessité de changer de méthode.




Bain de foule dans les rues de Bamako




C’est par la voie du chemin de fer Dakar-Niger, reliant Dakar à Bamako en passant par Thiès, Kayes et Kita, qu’il faut imaginer les premiers déplacements de Blaise Diagne pour organiser les recrutements. Si la ligne n’est pas construite jusqu’à Koulikoro en 1918, elle le sera en 1924 afin de désenclaver la boucle du Niger pour acheminer les matières premières de la colonie vers la métropole via le port de Dakar.




Blaise Diagne est accueilli à Kita


Kita - 20 mars 1918
Extrait du diaire des Pères blancs, dans lequel sont relatés les événements au jour le jour.

« Arrivée à Kita à treize heures de M. Diagne, commissaire de la République, avec sa suite. Il y a aussi parmi eux Abd El Kader, fils du Fama de Sansanding, actuellement lieutenant et décoré de la Légion d’honneur, de la Croix de guerre. Le Père Decottignies a été heureux de revoir ce jeune officier qu’il avait autrefois sous ses ordres au commencement de la guerre, lorsqu’il était chargé des écuries du 2e régiment de tirailleurs à Kati. C’est Abd el Kader qui a été auprès des populations de Kita l’interprète du commissaire Diagne. Le commissaire a donné aux anciens tirailleurs des gratifications variant entre 100 francs et 10 francs. Le Père Bazin et le Père Decottignies ont été présentés à Monsieur le commissaire et Monsieur le gouverneur à la gare, puis à la résidence par Monsieur l’administrateur Sicamois. Vers 15h, le commissaire et sa suite ont repris le train spécial pour Toukoto, où ils avaient l’intention de faire une palabre dans la soirée. »




La foule à Kita attend la palabre


L’arrivée de la mission Diagne, savamment orchestrée, impressionne. Composée de 350 membres, l’escorte incarne toutes les expressions du pouvoir et de la puissance du commissaire de la République.

Trois officiers noirs entourent Diagne : Galandou Diouf, figure politique de Saint-Louis du Sénégal, Dousso Ouologen, originaire de Bandiagara, et le lieutenant Mademba Abd el Kader, fils du fama (roi) de Sansanding.




Au centre, l’officier Mademba Abd el Kader


L’administration coloniale est réquisitionnée. Les commandants de cercle ou les gouverneurs, qu’ils soient militaires ou civils, tous dépendent du député sénégalais, comme en témoignent ces photographies inédites découvertes aux Archives nationales, des photographies dont on ne connaît toujours pas l’auteur, un siècle après…

Bamako, 14 mars 1918. Arrivé par le chemin de fer, le commissaire de la République, mandaté par le président du Conseil Georges Clemenceau, est chargé de recruter de nouveaux tirailleurs par dizaines de milliers. Il se nomme Blaise Diagne et sa réputation le précède. Seul député africain du Parlement, il s’est distingué par l’éloquence de son discours égalitariste. Si le député Diagne entend obtenir le statut de citoyen français pour les indigènes de l’Empire, c’est avec les mêmes droits et les mêmes devoirs. D’où son engagement pour la mobilisation des Africains dans l’ultime recrutement de la Grande Guerre.


Après une première campagne au Sénégal, Blaise Diagne poursuit sa mission de recrutement dans l’AOF (Afrique occidentale française). Depuis Bamako, point de départ de tous ses déplacements, il câble ses dépêches au ministère des Colonies à qui il doit rendre compte.

Bamako - 17 mars 1918
Dépêche de Blaise Diagne

« Aujourd'hui / Bamako / important palabre.
Mille chefs indigènes des régions / Bamako/ Dédougou / Bobo-Dioulasso et Dori – ces trois dernières provinces révoltées en 1916 – prêtèrent serment fidélité France/ Affirment solennellement leur loyalisme / se déclarent prêts à donner tous les soldats qui leur seraient demandés/ partiraient eux-mêmes si nécessaire.
Ce résultat obtenu après que j’ai défini but mission / précisé politique généreuse inaugurée par décrets janvier 1918.
Tous chefs interprètent geste Gouvernement comme symbole nouvelle politique / justice et confiance à l'égard race noire. »


Le ministère des Colonies transmet les dépêches au ministère de la Guerre. Mais la méthode Diagne suscite de l’incompréhension au sein de la 8e direction du ministère qui se plaint auprès de Clemenceau. Depuis plus d’un mois qu’il est arrivé en AOF, pourquoi n’a-t-il pas commencé à recruter ?

Une première réponse est à trouver dans la façon dont il a fait sensation à Paris dès sa nomination…

24 janvier 1918
Entrefilet dans Le Journal : « La garde noire de M. Diagne »

« Hier, dans la salle des pas perdus, à la Chambre, irruption inattendue d’une théorie  de soldats noirs. Cela fit impression.
Ils étaient bien une quinzaine, adjudants et sous-officier, qui suivaient M. Blaise Diagne, député du Sénégal, considérant le lieu avec une curiosité amusée, et riant de toutes leurs dents blanches. »


N’en déplaise aux autres députés, Diagne a choisi de s’entourer de soldats noirs, élevés dans la hiérarchie militaire pour leurs faits d’armes et décorés par la République. Selon l’écrivain Amadou Hampâté Bâ , l’état-major de la mission Diagne de 1918 est composé de jeunes officiers africains « galonnés d’or, gantés de blancs, bardés de médailles et de fourragères ». C’est ainsi que le recrutement est précédé d’une vaste opération de communication.





Une véritable flotte est affrétée pour Blaise Diagne et sa suite. La mission embarque sur d’immenses barges à Bamako sur le fleuve Niger. Mais à Kouroussa, c’est par le chemin de fer de Guinée, nouveau symbole du génie français, que le commissaire de la République poursuit son voyage jusqu’à Conakry. Les gares deviennent les théâtres dans lesquels Blaise Diagne met en scène le faste de ses arrivées.

Fort de sa popularité réaffirmée à Dakar et à Bamako, Blaise Diagne part confiant pour la Guinée française le 27 mars 1918. Il atteint Kouroussa par le fleuve puis reprend le train à partir de Dabola, traverse Mamou et Kindia pour arriver à Conakry le 8 avril 1918. Mais d’après nos sources religieuses, la campagne de Guinée est loin d’être gagnée !


  • Embarquement pour Kouroussa
  • Nuage de sable sur le fleuve Niger
  • La population se regroupe sur la berge
  • La mission accoste à Kouroussa
  • Au contact avec la population
La mission accoste à Kouroussa
 

Extrait du diaire des spiritains, dans lequel sont relatés les événements au jour le jour

Kouroussa - 4 avril 1918

« Dans la matinée, arrivée de Diagne, député du Sénégal, commissaire général de la République en Afrique française. La raison du voyage de ce distingué personnage est d’engager les Noirs à se faire tirailleurs pour la défense de notre patrie. Il paraîtrait que sa parole ne produit pas un extraordinaire effet. »

Kouroussa - 11 avril 1918

« Le commissaire de la République, de retour de Conakry, arrive à Kouroussa vers sept heures du matin. L’impression générale de cette visite, auprès des Noirs, n’est guère en faveur de ce représentant de notre gouvernement. L’un ou l’autre griot clamait bien que M. Diagne était désormais le grand « fama » (roi) de la France ; mais quand la population a vu qu’il ne tranchait pas les palabres qu’on lui soumettait, il y a eu des mécontentements et les réclamations n’ont pas manqué. D’abord les femmes des tirailleurs qui sont à la guerre ; ces braves personnes ont trouvé en effet surprenant que M. Diagne, ayant soi-disant pouvoir sur le Gouverneur ‘’jusqu’à le mettre à la porte de la Colonie’’ ne leur fasse pas rendre les allocations qu’elles avaient reçues depuis le début des hostilités. Puis c’était, paraît-il, le tour des anciens tirailleurs valides ou invalides, qui demandaient au député du Sénégal le prix de leur dévouement à la patrie. On comprend facilement que tous ces gens, n’ayant rien obtenu, n’aient pas en odeur de sainteté le commissaire de la République ainsi que les Sénégalais. »

Les notes des pères spiritains traduisent l’époque. Commencée en 1914, la Grande Guerre épuise l’Afrique depuis cinq ans, sur le front et à l’arrière. Si les fils sont enrôlés, leurs familles sont également soumises à l’effort de guerre. Elles sont contraintes de fournir les porteurs et puisent dans leurs récoltes pour nourrir les contingents.

Faut-il encore que la France fasse appel à l’Afrique ? C’est cette exaspération qui s’exprime à travers les revendications des mères et des anciens soldats.

Mais on peut également lire dans ces lignes toute l’hostilité des pères spiritains de Guinée face à l’autorité d’un Africain franc-maçon promu commissaire de la République. Blaise Diagne est en effet un citoyen français, car il est né à Gorée en 1872, l’une des quatre communes françaises du Sénégal. De surcroît, la loi Diagne du 29 septembre 1916 étend à tous les habitants de ces communes (Saint-Louis, Gorée, Rufisque et Dakar) l’exercice de plein droit à la citoyenneté. Et en 1918, devenu commissaire de la République, Blaise Diagne incarne la puissance et le pouvoir de l’État. De fait, il se situe au-dessus de toutes les autorités coloniales de l’Afrique occidentale française, dans un contexte où les relations entre l’Église et l’État sont encore houleuses (à la suite de la loi de 1905 séparant les Églises et l’État). Une provocante remise en question de l’ordre établi dont témoignent ces photographies inédites à la gloire de la campagne africaine de Blaise Diagne.


  • De Kouroussa à Dabola en Guinée française
  • Arrivée à la gare de Dabola
  • Étape à Dabola. Entre Kouroussa et Mamou
  • Rue principale de Mamou en Guinée
  • Mobilisation à Mamou en Guinée française
Étape à Dabola. Entre Kouroussa et Mamou

Diaire des spiritains de Sainte-Marie de Conakry

8 avril 1918

« À 10 h, M. Blaise Diagne, député du Sénégal, commissaire du gouvernement de la République, arrive en gare. Il est accompagné du gouverneur qui est allé à sa rencontre jusqu’à Kouroussa, car il descend du Soudan. Il est reçu avec les honneurs dus au gouverneur général : c’est le maire qui lui souhaite la bienvenue à la gare. Puis il reçoit tous les chefs de service à l’Hôtel du gouvernement. Dans l’après-midi, il fait un long palabre devant l’Hôtel aux chefs indigènes sur l’objet de sa mission : le recrutement de nouvelles troupes noires. Auparavant, il a parlé aux Européens, et il n’est point tombé dans le ridicule, au contraire. Sans doute l’élément blanc est en général froissé dans son amour propre ; mais ce Noir est loin d’être dépourvu, et il est arrivé avec de très grands pouvoirs. »

9 avril 1918

« Nos jeunes gens nous demandent la fanfare pour rehausser le vin d’honneur qu’ils offrent avec les Sénégalais au député du Sénégal. Le révérend père Préfet essaie de leur faire comprendre que les idées politiques de cet homme ne nous permettent pas de le fêter comme s’il était l’un des nôtres. La cérémonie est à 5 h du soir : presque tous les Européens y sont invités par un ‘‘comité indigène’’, qui a été créé à cet effet ; le révérend père préfet et le père supérieur le sont, mais ils ne s’y rendent pas. »

Quelles sont les idées politiques de Blaise Diagne ?
Premier Africain de l’histoire française à siéger au palais Bourbon, il est élu député le 10 mai 1914 dans la circonscription des « Quatre communes » du Sénégal. Surnommé « la voix de l’Afrique », il se pose en représentant de l’ensemble des Africains des colonies françaises.

« Il est pénible pour un indigène comme moi d’entendre, dans cette assemblée, discuter des intérêts et de l’avenir des indigènes, chacun apportant son système et sa conclusion, sans que, jamais, ceux qui auront à subir ou accepter vos décisions puissent faire entendre leur voix ».

Membre du groupe Union républicaine radicale et radicale-socialiste, Blaise Diagne fait partie de la même famille politique que celui qui le choisit pour sa mission de 1918 : Georges Clemenceau. Mais ce n’est pas le seul lien entre les deux hommes. Blaise Diagne est aussi un animal politique. Et tout comme le Tigre (le surnom de Clemenceau), celui que l’on admire ou que l’on moque en l’appelant « la voix de l’Afrique » est profondément attaché à la laïcité et partage les valeurs de la franc-maçonnerie.

C’est ainsi que le combat de Blaise Diagne pour les indigènes de la République est celui d’un intellectuel humaniste, mais assimilationniste. Tout au long de sa campagne africaine, il martèle son appel à rejoindre l’armée française pour la défense de la patrie d’une formule unique :

En versant le même sang, vous gagnerez les mêmes droits.

Diaire des spiritains de Sainte-Marie de Conakry

9 avril 1918

« Deux ou trois jeunes originaires du Sénégal prennent la parole puis c’est Soussou, un ancien de notre mission de Boffa. L’un de ces derniers revendique sottement les grands droits du citoyen français à l’égalité, et s’attire une verte réponse de Diagne, qui lui dit que pour ces droits il faut d’abord les mériter, en remplissant son devoir, et le 1er devoir en ce moment est de servir la France et de verser son sang pour elle. Après ce ‘‘vin d’honneur’’, le député, commissaire du Gouvernement, est reçu à la Loge maçonnique de Conakry. »


  • Jour d’arrivée de la mission à Conakry
  • Les chefs religieux arrivent à la palabre
  • La foule à l’écoute de Blaise Diagne
  • Palabre entre chefs et officiers à Conakry
  • Conakry - Hôtel Dubot, avant le vin d’honneur
  • Vin d’honneur offert au commissaire de la République
  • Blaise Diagne et la société coloniale de Conakry
Les chefs religieux arrivent à la palabre

Diaire des spiritains de Boffa

12 Avril 1918

« On dit de nouveau nos mers hantées par les sous-marins boches. On dit que la réception de notre député nègre, Diagne, a fait fiasco à Conakry. On dit qu’il y aura un enrôlement général des nègres et des blancs. On dit ! Mais que ne dit-on pas. Dieu bénisse la France et ses armées. »