Quand les commerçants jula faisaient rayonner l’Afrique de l’Ouest (The Conversation)

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Chikouna Cissé, Réseau français des instituts d’études avancées (RFIEA)

Comment comprendre les tensions politiques qui agitent la Côte d’Ivoire contemporaine en ignorant les profondes mutations propres à son histoire longue ?

Trop souvent, les analystes résument ces dernières à l’ascension et au parcours de l’ambitieux Alassane Ouattara, l’actuel président qui vient de dissoudre le gouvernement.

Alassane Ouattara appartient au groupe social malinké (aussi appelé mandingue), originaire du Mandé, espace compris aujourd’hui entre le Mali et la Guinée Conakry. C’est de cette communauté que sont issus les Jula (ou Dioula), une importante classe commerçante.

Le pays mandingue sur une carte de 1900.
Wikimedia
Étendue géographique des langues mandingues en Afrique de l’Ouest, 2008. Aire des Bambaras.
Famille.lecamus/Wikimedia, CC BY-ND

Cette communauté aurait tout particulièrement bouleversé les équilibres traditionnels de la société ivoirienne depuis ces dernières décennies, en brisant les cadres sociaux et politiques dans lesquels elle évoluait.

Mais l’émancipation des Jula est-elle si récente ? Cette dernière en effet influencé les pratiques économiques, les transferts culturels et les circulations humaines en Afrique de l’Ouest contemporaine.

Dans un article publié en 1982, Yves Person, spécialiste reconnu de la civilisation mandingue, faisait d’ailleurs remarquer que l’Afrique ne pourrait se comprendre sans prendre en compte la longue histoire du monde mandingue.

Une économie-monde

Le phénomène commercial jula, né au plus tard au XVe siècle, est aujourd’hui encore un agent culturel dont la migration a une projection planétaire. On doit à Fernand Braudel la notion d’économie-monde entendue comme :

« un morceau de la planète économiquement autonome, capable pour l’essentiel de se suffire à lui-même et auquel ses liaisons et ses échanges intérieurs confèrent une certaine unité organique ».

Ce postulat théorique laisse entendre que l’Europe est loin d’être l’unique centre de gravité du commerce mondial au XVIe siècle, ce qui suggère l’existence de divers réseaux commerciaux et culturels à travers la planète.

La célèbre métaphore de l’historien portugais Vittorino Maghalaes Godinho de « la victoire de la caravelle sur la caravane » pour caractériser la suprématie du commerce portugais en Afrique dès le XVe siècle ne rend que partiellement compte de l’insertion du continent noir dans les circuits commerciaux globalisés.

C’est à l’époque médiévale, bien avant la geste portugaise, que les échanges économiques à longue distance se sont imposés en Afrique. Ils étaient animés par les réseaux marchands Jaxanké sur l’axe de la Gambie, Haoussa entre Tchad et Niger et Jula dans la Boucle du Niger.

Une expansion autour de l’or

L’ouverture de la mer commença lorsque l’expansion mandingue relia le Soudan nigérien à la côte Atlantique, depuis la Sénégambie jusqu’à la côte de l’Or. À El mina sur les côtes de l’actuel Ghana les Jula apportaient au XVe siècle des marchandises en provenance de la boucle du Niger. Partis de Djenné et de Tombouctou, ces commerçants musulmans allaient jusqu’à Begho chercher l’or qui était destiné au trafic avec l’Afrique du Nord et l’Europe.

Cet or soudanais allait se trouver au cœur des bouleversements économiques qui redistribueraient les cartes en Europe, au XVe siècle.

Le Soudan occidental (VIIIᵉ-XVIᵉ siècle), issu de Les territoires du médiéviste, « Fabriquer le territoire en Afrique au
Brahim Diop/OpenEdition, CC BY-NC-ND

Durant les premières décades de ce siècle, l’or du Soudan commence à ne plus parvenir, du moins en quantité aussi considérable, jusqu’aux villes d’Afrique du Nord qui font office de relais entre les mines du Soudan et l’Europe, via la Méditerranée. Comme l’explique Braudel, c’est la capture des trafics sahariens par les Portugais dès 1482 qui prive brusquement l’Europe d’une part importante de son ravitaillement en or. À cette époque, les Portugais se présentent sur la côte de la « Mine » avec des tissus, des hambels (les grosses et rustiques couvertures de l’Alemtejo), des bassins de cuivre fournis par le commerce anversois et, denrées plus précieuses encore, des chevaux et du blé marocains.

Ils se procurent en échange des esclaves noirs et de la poudre d’or. Les Portugais détournent à leur profit une grosse part, sinon la totalité, du métal précieux produit par les orpailleurs soudanais. Ils y réussissent en poussant leurs propres marchands, agents politiques, aventuriers, découvreurs de routes et initiateurs de trafics, à travers les États et les tribus indigènes, entre le golfe et le bassin du Niger.

Une ramification jula mondialisée

Il s’agit, pour Braudel, d’un événement capital, de portée mondiale. Le rôle des Portugais est immense : voilà l’or soudanais dérouté vers l’Atlantique. Voilà également comment l’Afrique, par le biais de ses réseaux marchands, celui des Jula en particulier, s’est positionnée comme un acteur majeur du commerce international au XVe siècle. À cet égard, ces réseaux constituèrent un rameau actif des réseaux de l’Ancien Monde qui contribuèrent à intégrer et relier les sociétés locales à l’ensemble du système spatial transcontinental.

Cette pure rationalité économique cadre imparfaitement avec la labilité de l’identité jula irréductible à la seule dimension d’Homo economicus qui a longtemps structuré les études sur leur diaspora marchande.

Je partage sur ce point l’analyse d’Yves Person et de Richard Roberts qui contestent l’approche trop purement économique du commerce de l’ancienne Afrique, notamment à l’œuvre dans le désormais classique Economic History of West Africa de l’historien britannique Gérald Hopkins.

Triade islam-commerce-migration

En effet, les marqueurs identitaires jula, stables sur une longue durée, sont construits autour de la triade islam-commerce-migration. Ils renvoient aux phénomènes d’hybridation qui caractérisent les situations de contact, donc de transferts de culture. Connecteurs d’espaces économiques, mais également passeurs de civilisations, les Jula sont connus pour leur rôle dans l’islamisation de franges importantes des sociétés d’accueil, au gré de leurs longues pérégrinations en Afrique de l’Ouest.

La musique mandingue (dont la kora est l’instrument de base), les fêtes religieuses islamiques (ramadan, tabaski, etc.), le style vestimentaire incarné par le port du boubou traditionnel, etc. ont contribué à asseoir une identité culturelle qui se diffuse encore aujourd’hui grâce à l’existence de communautés diasporiques en Afrique de l’Ouest et ailleurs dans le monde.

La reconversion vers l’entreprenariat politique

Ce champ historique transnational défini par les commerçants jula se révéla décisif au moment des luttes africaines pour l’indépendance entre les années 1940 et 1960. Le Rassemblement démocratique africain (RDA créé en 1946) s’appuya par exemple sur les réseaux économiques et sociaux transfrontaliers jula dans sa lutte contre l’ordre colonial français.

Ce tournant est d’autant plus visible en Côte d’Ivoire, aux lendemains du décès de Félix Houphouët Boigny décédé en 1993 et tout premier Président de la République de Côte d’Ivoire (1960- 1993).

La reconversion d’une frange importante de Jula en entrepreneurs politiques
devient l’une des tendances majeures des mutations à l’œuvre dans le monde malinké dans la Côte d’Ivoire postcoloniale.

Si certaines oppositions violentes à l’expansion jula se sont manifestées chez certains peuples du sud de la Côte d’Ivoire, en raison de leurs accointances avec l’ordre colonial français, il reste que la distribution spatiale des communautés, essentielle dans l’issue des joutes politiques ivoiriennes à fort relent d’ethnicisme, reste sustentée par le maillage territorial à l’œuvre de longue date chez les Jula de Côte d’Ivoire, un maillage toujours aussi puissant aujourd’hui.


Cet article est une version modifiée de celui qui a été publié dans le numéro 39 de Fellows , « Glocalisation ;». Le Réseau français des instituts d’études avancées (RFIEA) a accueilli plus de 500 chercheurs internationaux depuis 2007.

Chikouna Cissé, Maître de conférence, histoire de l’Afrique, Université Félix Houphouet Boigny d’Abidjan, Fellows 2012, IEA de Nantes, Réseau français des instituts d’études avancées (RFIEA)

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