Burkina Faso : Blaise Compaoré, le mal du pays

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Exilé en Côte d’Ivoire depuis 2014, l’ancien chef d’État vit confortablement mais rêve du jour où il pourra enfin rentrer chez lui, au Burkina Faso.

Enfin un peu de divertissement. Ce 31 décembre 2018, Blaise Compaoré a été invité chez son grand ami, Adama Toungara. Dans la maison cossue du conseiller d’Alassane Ouattara, à Cocody, il y a foule. Des politiques, des entrepreneurs, des copains… C’est un des lieux les plus courus du gotha ivoirien pour célébrer la nouvelle année.

Sur les tables, il y a du champagne à volonté, des petits-fours à foison : on y mange bien, on rit, certains esquissent même quelques pas de danse. L’ancien président burkinabè adore cela, la danse, surtout la rumba et le rock and roll. Il s’amuse, Chantal, sa femme, aussi. Née Terrasson de Fougères, cette Franco-Ivoirienne est à Abidjan chez elle, près de ses sœurs, qu’elle voit souvent. Mais Blaise, lui, a du mal à s’y faire.

Voilà plus de quatre ans désormais, depuis sa fuite du palais présidentiel, le 31 octobre 2014, que l’ancien président ­burkinabè se morfond. Les hauts murs blancs de la maison prêtée par Hamed Bakayoko, le ministre ivoirien de la Défense, n’ont rien en commun avec ceux de la prison de Ouagadougou dans laquelle Gilbert Diendéré, son ancien chef d’état-major particulier et son complice de toujours, est incarcéré. Pourtant, cette vie, ce n’est pas vraiment la liberté non plus.

Chute vertigineuse

« À son arrivée en Côte d’Ivoire, on voyait bien que le président était déprimé, qu’il n’allait pas bien. On lui parlait mais il était absent, dit un de ses conseillers. Quitter le pouvoir a été rude. De temps en temps, il avait même des trous de mémoire. » Blaise Compaoré ne manque de rien, bien sûr, dans cette villa moderne voisine de celles du directeur des Douanes et de l’ancien président Henri Konan Bédié – la résidence de France n’est pas loin non plus, juste au bout de la rue. Il y a une jolie piscine, de quoi faire du sport (l’ancien commando parachutiste prend soin de s’entretenir en moulinant sur son vélo d’appartement) et un petit salon pour accueillir les invités.

Les premiers temps, il était sonné, presque désorienté

« A-t-il jamais compris ce qui s’est passé ? Les premiers temps, il était sonné, presque désorienté. Nous avions pourtant été plusieurs à l’avertir que cette modification constitutionnelle était trop risquée », poursuit le conseiller. Il faut dire que la chute a été vertigineuse.

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Une manifestation à Ouagadougou, le 31 octobre 2014 (photo d'illustration). © Theo Renaut/AP/SIPA

 

En ce mois d’octobre 2014, le stratège semble avoir perdu son flair. Il n’entend pas la colère des centaines de milliers de Burkinabè dans les rues, de l’opposition et de la société civile. Quatre mandats ne lui suffisent pas, « l’homme fort de Ouaga » veut cinq ans de plus à la tête de l’État. En quelques heures, les choses dégénèrent. L’Assemblée nationale est dévorée par les flammes, qui gagnent rapidement tous les autres symboles du régime chancelant. Des innocents tombent sous les balles.

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Manifestation lors de l'insurrection d'octobre 2014, qui précipitera la chute
de Blaise Compaoré. © Théo Renaut/AP/SIPA

 

Après vingt-sept années passées au pouvoir, il n’a d’autre choix que de fuir en catastrophe dans une voiture aux vitres teintées

Après vingt-sept années passées au pouvoir, cet homme qui a fait et défait régimes et rébellions en Afrique de l’Ouest n’a d’autre choix que de fuir en catastrophe dans une voiture aux vitres teintées. Direction : une coordonnée GPS située dans le sud du pays, où un hélicoptère des forces spéciales françaises l’attend pour l’exfiltrer vers la Côte d’Ivoire. Avec lui, ses plus proches : Chantal, son frère cadet François, l’ex-président de l’Assemblée nationale, Soungalo Ouattara, et deux aides de camp. Quand les pales se mettent à tourner, comprend-il qu’il ne reverra pas sa terre natale de sitôt ?

Longtemps respecté, il est désormais vilipendé. L’homme clé des Français a été écarté, le médiateur est devenu indésirable. Sa première nuit hors du palais de Kosyam, Blaise Compaoré la passe à Yamoussoukro, dans une suite du grand hôtel construit par Félix Houphouët-Boigny (l’hôtel Président, cinglante ironie). Il est un peu « perdu », mais « soulagé qu’il n’y ait pas eu plus de dégâts et de morts à Ouaga », assure l’un de ses intimes. Pendant trois semaines, avant de pouvoir rejoindre Abidjan, cantonné dans cette capitale qui n’en est pas vraiment une, il se vide la tête en courant dans le vaste parc fleuri où les biches lui tiennent compagnie.

Taiseux, secret et prudent

En Côte d’Ivoire, Blaise Compaoré est un ami du pouvoir. Il connaît tout le monde – avant de soutenir Alassane Ouattara et d’être le parrain de Guillaume Soro et de ses rebelles, l’ancien médiateur de la crise ivoirienne était proche de Laurent Gbagbo. Mais cet hôte aussi illustre qu’encombrant est prié de rester discret. Aujourd’hui encore, les soldats du Groupement de sécurité présidentielle, en civil, sont positionnés derrière le portail, et les sorties du président sont rares. De temps en temps, il va dîner dans les restaurants huppés de la ville, comme Le Montparnasse et Le Grand Large. On l’aperçoit parfois sur la plage d’Assinie. Il s’est également rendu à Abengourou récemment, mais c’est tout.

Heureusement, il voyage un peu. Au Maroc, où il fait ses check-up médicaux et s’est fait soigner une fracture du fémur en 2015, ou au Sénégal, où il est allé l’année dernière profiter des plaisirs balnéaires de la Petite-Côte. Toujours bien mis dans ses costumes impeccablement taillés, il accueille parfois certains chefs d’État de passage avec la plus extrême discrétion. Il y a eu Faure Gnassingbé, qui a offert l’exil au Togo à certains cadres de son régime, ou récemment le Ghanéen Nana Akufo-Addo. Eux n’ont pas oublié qui avait été Blaise Compaoré.

Ses sorties sont rares. On l’aperçoit parfois dans les restaurants huppés d’Abidjan ou sur la plage d’Assinie, mais guère plus

Même aux plus illustres de ses inter­locuteurs, l’ancien président ne trahit rien de ses sentiments. Taiseux, secret et prudent, il n’a néanmoins pas pu cacher son désarroi lors de l’arrestation de son frère à l’aéroport de Roissy, en octobre 2017. Fin juin 2019, la justice française a autorisé l’extradition de François vers le Burkina Faso. Un nouveau coup de massue. « C’est désormais sa préoccupation numéro un. Il s’inquiète pour lui, pour son avenir. Quand on connaît leur relation… », raconte un homme qui les a fréquentés. Durant ces quelques jours difficiles pour le clan, Blaise Compaoré a régulièrement parlé à son cadet, même si, au téléphone, il a veillé à ne jamais rien dire d’important, vieille habitude d’un homme rompu aux renseignements et aux réseaux parallèles.

Politique un jour…

Certains de ses proches croient encore deviner nostalgie et tristesse sur son visage. « Il n’a jamais retrouvé sa vitalité d’avant », confie l’un d’eux. Mais tout de même, « Blaise » va mieux, semble-t-il. « Il est très solide dans sa tête. Il encaisse sans rien dire. Alors, quand il sourit ou qu’il est d’humeur taquine, on se dit que ça va », glisse un autre.

Remède à la déprime, il s’est replongé dans la politique burkinabè. En échange de son hospitalité, Ouattara lui avait ­pourtant demandé de ne plus y toucher. Les liens entre leurs deux pays sont trop ténus et l’histoire récente trop sensible pour se permettre le moindre écart. Le président ­ivoirien n’en ignore rien et ne veut pas gâter ses relations avec les nouveaux maîtres de Ouaga.

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Le 11 avril dernier une délégation de la CODER s'est rendue à Abidjan pour visiter l'ancien président exilé Blaise Compaoré,
ici le 29 juin 2011 à Malabo. © Rebecca Blackwell/AP/SIPA

 

Mais dans le salon de Blaise Compaoré, on croise les mêmes hommes qu’autrefois dans les couloirs de Kosyam. Son conseiller, Moustapha Ould Limam Chafi, ses anciens ministres Boureima Badini et Salif Kaboré, ou encore son ex-directeur de cabinet, Assimi Kouanda. Cocody est devenu une antenne du siège de son parti, le Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP), dont il est toujours le président d’honneur.

Il fait passer ses consignes et s’est récemment impliqué pour tenter d’apaiser les tensions entre les barons de sa formation. Ces derniers mois, Kadré Désiré Ouédraogo et Eddie Komboïgo, rivaux pour l’investiture dans la course à la présidentielle, se sont succédé à Abidjan. Il fallait obtenir l’onction du « patron » mais, comme à son habitude, le « chef » n’a rien dit de sa préférence.

La lettre à Kaboré

Rien d’étonnant à ce que, à Ouaga, Roch Marc Christian Kaboré soit convaincu que l’exilé d’Abidjan représente une menace. Il y a d’abord eu le coup d’État « le plus bête du monde » pendant la transition, en 2015. Il a été conduit par le général Gilbert Diendéré mais beaucoup y ont vu la main du président déchu. Il y a aussi ces attaques en série qui, chaque jour, répandent un peu plus l’insécurité. Depuis le premier attentat jihadiste qui a frappé la capitale burkinabè en janvier 2016, les accusations pleuvent : selon l’entourage du chef de l’État, son prédécesseur et ses réseaux dans la bande sahélienne n’y sont pas étrangers.

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Un soldat burkinabè à proximité de l'hôtel Splendid, à Ouagadougou,
après l'attaque de janvier 2016. © Sunday Alamba/AP/SIPA

Plus le Burkina subit des attaques terroristes, plus les critiques se font précises

Plus le Burkina subit des attaques terroristes, plus les critiques se font précises. À plusieurs reprises, le président burkinabè a dénoncé les « liens » et même le « deal » qu’auraient passé son prédécesseur et les groupes qui harcèlent le pays. Pour Compaoré, c’en était trop. Profondément agacé, il est sorti de son silence, d’abord par un communiqué, puis par une lettre personnelle à Kaboré. Dans cette missive transmise en avril, il témoigne aussi de « sa disponibilité et de son soutien » pour aider à endiguer l’insécurité grandissante.

Au fond, il espère quitter Abidjan dès que possible. D’autant que, à l’aune d’une présidentielle très incertaine, la Côte d’Ivoire ne semble plus être le gage d’une protection sans faille : ses relations se sont compliquées avec Alassane Ouattara.

Il voit toujours le président ivoirien de temps à autre, comme plusieurs des piliers du régime

Il voit toujours le président ivoirien de temps à autre, comme plusieurs des piliers du régime, Marcel Amon Tanoh, le ministre des Affaires étrangères, ou Amadou Soumahoro, le président de ­l’Assemblée nationale – tous deux sont de vieux amis. Mais la rupture entre Ouattara et Guillaume Soro, qui considère Blaise Compaoré comme son père, a mis de la distance. Le Burkinabè a d’ailleurs tenté de réconcilier les deux hommes, en vain.

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Le chef de l’État Roch Marc Christian Kaboré, le 2 mars, à Ouagadougou. © Sophie Garcia/hanslucas.com

En coulisses, plusieurs intermédiaires s’activent discrètement pour tenter de rapprocher Blaise Compaoré de Roch Marc Christian Kaboré

Tentatives de rapprochement

En coulisses, plusieurs intermédiaires s’activent discrètement pour tenter de rapprocher Blaise Compaoré de Roch Marc Christian Kaboré, et lui permettre de rentrer au nom de l’unité et de la réconciliation nationales. « Il veut aider son pays, explique l’un de ses intimes. Quand on était ensemble avec Roch, le Burkina allait mieux. Il faut qu’on se retrouve. » Car en réalité, Compaoré ne rêve que d’une chose : retourner chez lui, à Ziniaré. « Il est prêt à faire face à la justice pourvu qu’elle soit impartiale, jure l’un de ses conseillers. Il veut aller dans son village et se reposer. Il est tellement fatigué d’Abidjan… »

Pour l’instant, le président burkinabè n’a pas souhaité répondre. Méfiant, il perçoit sans doute que le pouvoir est comme une drogue : quand on y a goûté, il est terriblement dur de s’en passer. Sait-il que dans sa fuite précipitée Blaise Compaoré a pris soin d’emmener quelques souvenirs de ses vingt-sept années de splendeur ? Il y a notamment ces stylos, qu’il a rangés dans la console du petit salon de sa villa abidjanaise. Les premiers temps, il aimait en offrir à ses visiteurs. Dessus, en lettres dorées, il est gravé « Président Blaise Compaoré ».


Revenir à Ziniaré

C’est un Compaoré, Pascal Compaoré, membre du CDP, qui est à la tête du village natal de l’ex-chef de l’État burkinabè. À Ziniaré, petite bourgade située à environ 30 kilomètres de Ouaga, l’ancien président est toujours propriétaire d’une vaste résidence et du parc qui l’entoure. Pour 500 à 1 000 F CFA, les visiteurs peuvent y voir ses animaux : lions, hippopotames, éléphants, autruches et même une chèvre à trois pattes. Très attaché à son fief, où il espère revenir vivre, Blaise Compaoré y a enterré son père et son fils, Stéphane, mort durant son enfance des suites d’une maladie.

A.S.-T.