Antiquité : entre culture orale et culture écrite,
des frontières mouvantes |The Conversation
D’un point de vue anthropologique, les cultures orales et écrites se présentent comme des étapes successives de l’évolution humaine, séparées par une limite mouvante, parfois floue, mais en opposition fondamentale dans les sociétés anciennes.
Françoise Létoublon, Université Grenoble Alpes
L’écriture s’introduit dans une culture parce que les élites politiques, ou une partie d’entre elles au moins, se rendent compte des avantages qu’elle présente pour renforcer leur pouvoir. En s’imposant, elle entraîne d’importants changements dans les manières de penser, d’une appréhension orale-aurale (n’utilisant que la parole et l’oreille) du monde à une appréhension visuelle, par le biais de l’écrit.
L’oralité est liée aux genres les plus anciens dans la culture : les récits mythologiques et l’épopée. On a pu comparer de ce point de vue la culture babylonienne (avec l’épopée de Gilgamesh), les grandes épopées indiennes (Mahabharata et Ramayana), l’Iliade et l’Odyssée et même des textes relativement récents comme le Tain Bo Cuailnge irlandais pour conclure que certains thèmes mythologiques ont pu être transmis des Indo-Européens aux peuples modernes en même temps que les traits linguistiques : la méthode de la grammaire comparée a permis d’établir une méthode de mythologie comparative.
L’étude sociolinguistique de la polarité entre oralité et culture écrite implique un cadre anthropologique dans lequel elles s’opposent en tant que stades successifs dans l’évolution de l’humanité. L’invention de l’écriture constitue la limite entre ces stades. Cette invention implique les différents moyens qui permettent de la conserver. Son importance explique l’abondance des mythes associés à cette invention (celui de Cadmos le Phénicien, fondateur de Thèbes, en particulier).
On admet en général qu’une culture ne retourne pas à l’oralité une fois qu’elle a acquis l’écriture. Pourtant, la Grèce ancienne fournit un contre-exemple avec la perte de l’écriture mycénienne : l’écriture syllabique appelée linéaire B (1600-1100 av. J.-C. environ) a disparu durant l’époque appelée géométrique (1100-800 BCE), période sans écriture, jusqu’aux premiers témoignages d’une écriture grecque alphabétique, vers 740 av. J.-C., avec l’inscription du Dipylon et celle de la « Coupe de Nestor ». Dans la culture écrite, de nombreux textes témoignent d’ailleurs d’une sorte de nostalgie à l’égard de l’oralité, comme le mythe de l’Âge d’or.
Une frontière mouvante
Depuis la seconde moitié du vingtième siècle, des spécialistes tels que Ruth Finnegan ont montré que dans la plupart des cas, il y a plusieurs étapes intermédiaires entre oralité et culture écrite.
Celle-ci s’introduit progressivement dans une culture, probablement parce que les élites politiques se rendent compte des avantages qu’elles peuvent en tirer pour renforcer leur pouvoir. La disparition de l’écriture mycénienne coïncide avec la destruction des palais mycéniens (outre Mycènes, Tyrinthe, Pylos, Thèbes) : ces documents comptables, écrits sur des tablettes d’argile, furent préservés par le hasard de l’incendie des palais. Ces tablettes servaient probablement des besoins bureaucratiques. Cette écriture a été déchiffrée après la guerre par Michael Ventris qui avait été employé du « chiffre » avec l’helléniste John Chadwick, et ils ont montré que le linéaire B notait du grec.
L’opposition oralité/culture écrite, polarité fondamentale pour les sociétés anciennes, ne tient pas à la date objective des premiers textes, mais plutôt au stade de développement de la société concernée : la Mésopotamie ancienne et l’Égypte sont des sociétés qui ont connu l’écriture au deuxième millénaire au moins av. J.-C.
D’un point de vue sociologique, la culture écrite ne concerne pas forcément l’ensemble de la société : dans l’Antiquité elle était probablement réservée à une classe de secrétaires ou scribes, contrastant avec une population illettrée vivant à un stade oral. Mais quand la culture écrite devient dominante, il semble qu’elle entraîne d’importants changements dans les manières de penser. Pour résumer sommairement, l’évolution va généralement d’une appréhension orale-aurale du monde à une appréhension visuelle. Gregory Nagy (1996) a appliqué le modèle de Ruth Finnegan au processus de fixation du texte de l’épopée homérique concluant que les critiques alexandrins tels qu’Aristarque se situent au cinquième stade de transmission entre oral et écrit.
Mythes et épopée
La limite entre oralité et culture écrite est donc mouvante, impossible à saisir de manière précise dans le processus historique. L’oralité est liée aux plus anciens genres dans la culture, les mythes et l’épopée en particulier. Dans les sociétés orales modernes, on peut parfois observer comment les mythes constituent un fondement profond qui permet d’expliquer la société elle-même, avec de nombreuses variations dans leur narration (voir les différents épisodes de la Guerre de Troie rapportés dans l’Iliade, l’Odyssée et l’Énéide, ou les différentes évocations du mythe de la conquête de la Toison d’or et de l’expédition du navire Argo) : on peut ainsi supposer que les variations que nous connaissons dans les mythes grecs, tels qu’ils sont rapportés en grec et en latin d’Homère et Hésiode à Pseudo Apollodore, Virgile, Ovide, etc., sont dues à d’anciennes variations orales transmises par les anciennes générations à leurs successeurs, jusqu’à ce que quelqu’un – anonyme ou non – jugeât utile d’en préserver une version à travers un texte écrit.
Bien que nous ne sachions pas toujours quand et comment elles furent écrites, les épopées remontent à des traditions anciennes, et semblent préserver des formules et des thèmes provenant d’un passé pré-historique commun au Mahābhārata indien et aux épopées grecques (Durante, Schmitt, Watkins) : des traditions épiques indo-européennes ont été transmises par une poésie orale traditionnelle jusqu’à ce que les traditions poétiques respectives du sanskrit et du grec les conservent par le moyen de l’écriture.
Le meilleur exemple est peut-être celui de la formule que nous connaissons dans l’Iliade pour Achille : il combat pour gagner une ‘gloire impérissable’ (ἄφθιτον κλέος. áphthiton kléos), et une formule parallèle (śrávaḥ ákṣitam) se rencontre en sanskrit (Nagy 1979, Watkins 1995). Cette formule montre que le genre épique correspond à des contenus idéologiques forts dans ces sociétés anciennes, au moins dans leurs élites, longtemps avant l’existence d’une culture écrite à proprement parler.
Les trois paradoxes de la culture écrite
En Grèce classique, à une période où la culture écrite est florissante, trois modèles paradoxaux prennent radicalement position contre elle.
- le paradoxe d’Antigone : dans son opposition au pouvoir de Créon, Antigone dans la pièce éponyme de Sophocle invoque le respect des lois non écrites, plus anciennes et plus sacrées que les lois écrites, humaines de la cité.
Voici comment Antigone s’adresse à Créon :
« Oui, car ce n’est pas Zeus qui l’avait proclamée ! Ce n’est pas la Justice, assise aux côtés des dieux infernaux ; non, ce ne sont pas là les lois qu’ils ont jamais fixées aux hommes, et je ne pensais pas que tes défenses à toi fussent assez puissantes pour permettre à un mortel de passer outre à d’autres lois, aux lois non écrites, inébranlables, des dieux ! Elles ne datent, celles-là, ni d’aujourd’hui ni d’hier, et nul ne sait le jour où elles ont paru. Ces lois-là, pouvais-je donc, par crainte de qui que ce fût, m’exposer à leur vengeance chez les dieux ? ».
- le paradoxe de Pindare : le poète proclame dans ses Epinicies (Odes pour des athlètes vainqueurs dans les Jeux tenus dans les quatre grands sanctuaires panhelléniques de Delphes, Corinthe, Némée et Olympie) que la poésie durera davantage que les statues et monuments des sculpteurs et des architectes, et que ses propres poèmes sont ainsi supérieurs aux exploits (athla) de l’athlète qu’il célèbre. Le poète et les poèmes entrent symboliquement en compétition avec les athlètes. De fait une grande quantité de ces poèmes ont été préservés jusqu’à nous – grâce à l’écriture bien sûr–, alors que nous ignorons la plupart des noms des athlètes de ce temps sauf s’ils sont connus par les poèmes de Pindare ou de Simonide, et la plupart des statues commémoratives sont perdues, fussent-elles de marbre ou de bronze.
- le paradoxe de Socrate : le philosophe qui fut le maître de Platon et de Xénophon se défiait de l’écriture ; alors qu’il vivait dans une Athènes de culture écrite, il a constamment pratiqué avec ses élèves un enseignement oral par le dialogue, sans jamais coucher sa pensée par écrit. Ce sont ses élèves qui ont mis par écrit les dialogues socratiques, en essayant de transcrire un discours oral.
Platon a même inclus dans son œuvre propre un dialogue philosophique entre les Égyptiens Teuth et Thamus sur l’écriture :
« L’écriture présente, mon cher Phèdre, un grave inconvénient, qui se retrouve du reste dans la peinture. En effet, les êtres qu’enfante celle-ci ont l’apparence de la vie ; mais qu’on leur pose une question, ils gardent dignement le silence. La même chose a lieu pour les discours écrits : on pourrait croire qu’ils parlent comme des êtres sensés ; mais si l’on les interroge avec l’intention de comprendre ce qu’ils disent, ils se bornent à signifier une seule chose, toujours la même. »
Thamus argumente contre l’écriture au nom du danger qu’elle comporte pour la mémoire, représentant ainsi la position de Socrate. Pour lui, la discussion orale permet une réflexion plus approfondie que l’écriture. Les discours que nous appelons socratiques ne nous seraient donc jamais parvenus si deux de ses élèves, Platon et Xénophon, n’avaient en quelque sorte trahi la position de leur maître en mettant son enseignement par écrit. La position de Platon contre son maître marque ainsi l’évolution de de la culture orale à la culture écrite ?
Antigone, Pindare et Socrate vivaient dans un monde qui appartenait déjà à l’écrit, mais prirent fortement parti pour défendre le discours oral comme un trait fondamental de l’humanité, et le plus apte à maintenir la tradition héritée des anciens.
Françoise Létoublon, professeur (émérite) de langue et littérature grecques, spécialiste d’Homère et de la Grèce archaïque, Université Grenoble Alpes
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