Gandhi ou l’utopie patiente
Tribune
À l’occasion du 150e anniversaire de la naissance de Gandhi, Jean Joseph Boillot, professeur d’économie et chercheur associé à l’IRIS (1) témoigne de l’actualité de la non-violence
- Jean-Joseph Boillot,
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On s’interroge en effet un peu partout dans le monde sur la pertinence et la faisabilité de modèles alternatifs au capitalisme mondialisé : non-violence comme mode de résistance ; développement local comme alternative aux États orwelliens ; harmonie avec la nature comme philosophie de vie ; et enfin, protection des libertés individuelles et de l’épanouissement personnel par la subordination du progrès technique au progrès humain.
Malgré tous ses défauts, on peut reconnaître à M. K. Gandhi d’avoir consacré sa vie à tenter de construire une alternative pratique en faisant une synthèse de l’histoire et des réalités indiennes avec les apports des principaux penseurs occidentaux qui ont commencé à cerner le sujet des pathologies profondes du capitalisme dès le milieu du XIXe siècle : le fameux « Unto the last » de John Ruskin, publié en 1860, mais aussi les écrits et expériences du russe Léon Tolstoï ou d’un autre Américain, David Thoreau.
Pour faire simple, le schéma du modèle gandhien tourne autour d’un carré magique : Swaraj, Swadeshi, Sarvodaya et Satyagraha. La réalisation de soi (Swaraj) suppose le développement le plus local possible (Swadeshi), garantie du bien-être de tous (Sarvodaya) dans le cadre d’une économie non-violente entre les hommes et avec la nature (Satyagraha et Ahimsa). Avec cette idée au cœur du schéma gandhien qu’il y a un lien organique entre les moyens et les fins de toute lutte pour une autre civilisation.
Comment réguler les conflits entre les hommes
Ce faisant, Gandhi part de principes moraux et spirituels qui doivent s’imposer à l’économie, au social et au politique et même à la science. Mais que se passe-t-il si ces grands principes ne sont pas partagés par tous ? Gandhi est tolérant. Il avertit simplement sur les conséquences d’un monde où l’argent pour l’argent domine avec concentration du pouvoir, dévoiement de la science et violence entre les hommes, entre pays et contre la nature.
En positif, son modèle est-il viable ? Permet-il de réguler les conflits entre les hommes ? Comment seraient gérées les sociétés, du plus petit village à l’État central ? Son modèle suppose en réalité la fin des États-nations et la transformation du monde en communautés locales autogérées et de taille réduite, comme tous les partisans du courant de la Décroissance l’affirment. Mais que se passe-t-il si des États existent et menacent les communautés locales ?
Les limites des actions non-violentes
La solution de Gandhi forme la base même des stratégies non-violentes qui s’appuient sur ce qu’il appelait la « force de la vérité », satya. D’où sa pratique permanente du satyagraha dont s’inspire la marche Jai Jagat pour la paix dans le monde qui vient de s’ébranler de New Delhi à destination de Genève, ville qu’elle devrait atteindre en 2020.
Gandhi connaissait les limites des actions non-violentes dans certaines situations. Son raisonnement suppose explicitement que ses partisans préféreront mourir plutôt que de trahir leur engagement de non-violence ; et que cela suppose une force morale extraordinaire peu compatible avec la nature humaine, comme on le sait depuis les célèbres fables du Panchatantra de Vishnu Sharma, reprises en partie par Jean de La Fontaine. Lions, chacals ou rois pervers : la raison du plus fort est toujours la meilleure, et les humains ont l’instant de survie dans leurs gènes.
Un « idéal » à poursuivre
Gandhi est en fait conscient – et il l’écrit à de nombreuses reprises - que son modèle est avant tout un « idéal » qu’il faut poursuivre, quitte à faire des compromis avec la réalité. C’est au sens propre une « utopie », mais dont rien ne doit interdire la mise en œuvre partielle et patiente comme il le montrera toute sa vie. La vraie question du modèle gandhien d’un monde non-violent est donc tout ce qui empêche sa réalisation partielle et patiente comme réponse argumentée, pratique et viable aux pathologies du monde actuel. Et d’abord nous-même !
(1) Auteur de nombreux ouvrages sur l’Inde dont L’Inde dans la collection « pour les nuls » publié en 2014
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