Les générations actuelles doivent-elles réparer les effets injustes de l’esclavage colonial ?|The Conversation
La traite et l’esclavage colonial sont des « crimes contre l’humanité », déclare la loi du 21 mai 2001, dite « loi Taubira ».
Ce sont des injustices historiques que nous nous accordons toutes et tous aujourd’hui à condamner moralement.
Mais la condamnation morale peut-elle s’assortir d’une réponse politique ?
Magali Bessone, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Dans le débat français, la question des réparations ressurgit sous sa forme politique depuis quelques années, notamment à l’occasion de la célébration, le 10 mai, de la mémoire de la traite, l’esclavage et leurs abolitions. Plusieurs associations ont appelé de manière répétée à une conversation nationale sur les réparations. Si la question de la modalité de ces réparations attise l’essentiel de la polémique, une autre question sous-jacente est lourde de malentendus : pourquoi serions-nous aujourd’hui responsables de réparer des injustices qui se sont produites il y a plusieurs dizaines d’années, dont tous les protagonistes sont morts, et qui ont pris fin avec la seconde abolition en 1848 ?
La traite et l’esclavage étaient injustes mais ce ne sont pas nos crimes, nous n’en sommes pas coupables ; personne ne conteste les horreurs qui les ont accompagnées et personne ne souhaite le retour de l’esclavage – c’est du passé.
On peut déplorer que le premier empire colonial français ait reposé sur un système aussi scandaleux, mais le temps est irréversible, on ne peut pas remonter son cours et annuler les mauvaises actions commises par des ancêtres dont nous ne partageons plus les convictions. Si les générations actuelles devaient se considérer comme responsables de réparer la traite et l’esclavage, cela signifierait qu’elles se considèrent au moins d’une certaine manière comme coupables de crimes auxquelles elles n’ont pas pu consentir puisqu’elles n’étaient même pas nées, et auxquelles vraisemblablement (du moins faut-il le croire) elles ne consentiraient plus aujourd’hui. Devant l’absurdité de l’argument, la conclusion semble s’imposer : nous n’avons aucune obligation politique à « réparer l’esclavage ».
Intuitivement, cet argument revêt une certaine puissance et s’accompagne souvent, en renfort, d’un argument dit de la « pente glissante » : si l’on commence à considérer qu’on doit réparer l’esclavage, pourquoi ne pas réparer le servage, les massacres liés aux guerres de religion, les crimes commis durant les multiples conflits qui ont émaillé notre histoire ?
L’apparente évidence intuitive de notre absence de responsabilité de réparer aujourd’hui les injustices du passé repose toutefois sur trois convictions qui ne résistent pas à un examen serré.
Responsabilité et culpabilité
Premièrement, il faut distinguer entre culpabilité et responsabilité de réparation. La notion de culpabilité s’entend selon deux conditions, celle d’une relation causale (l’action de l’agent coupable est cause du préjudice) et celle d’une évaluation morale (l’agent coupable a commis une faute pour laquelle il peut être blâmé).
Or d’une part, la responsabilité de réparation excède l’attribution de responsabilité causale : on peut être responsable de réparer des préjudices causés par des phénomènes naturels (ouragans, inondations) ou par des personnes avec lesquels on entretient une relation particulière (responsabilité parentale, responsabilité de commandement, etc.). La responsabilité de réparation n’est pas intégralement déterminée par la responsabilité causale directe : elle est aussi liée à une exigence de solidarité et repose sur ce que nous estimons nous devoir les uns aux autres dans une communauté politique.
D’autre part, une action que l’on peut considérer comme moralement innocente (parce qu’elle était légitime ou inévitable au moment où elle a été accomplie, ou parce que ses conséquences dommageables étaient imprévisibles, ou parce qu’agir autrement aurait conduit à un tort plus grand encore) suscite néanmoins une attente de réparation, au moins symbolique : l’agent qui a commis un tort, même involontaire, se sent souvent tenu de présenter ses excuses ou d’exprimer ses remords.
Ainsi, que les générations actuelles ne soient pas coupables de la traite et de l’esclavage colonial, qu’elles n’en soient pas causalement responsables et qu’elles n’aient pas délibérément commis de faute morale au nom de laquelle on pourrait les blâmer, n’implique pas qu’elles ne puissent pas être tenues pour responsables de la réparation. C’est un choix politique qu’il nous reste à faire.
La traite et l’esclavage colonial sont des injustices structurelles
Deuxièmement, la traite et l’esclavage colonial ne sont pas des faits qui appartiennent à un passé révolu, des événements qui ont eu lieu, qui ne sont plus et qui n’ont aucune conséquence aujourd’hui. On ne peut aisément en désigner le commencement précis, le déroulement et la disparition sans traces.
L’abolition n’a pas mis fin à l’exploitation économique ni n’a redistribué le pouvoir politique de manière égale pour tous : la structure inégalitaire, notamment raciale, du système esclavagiste, a perduré – voire s’est durcie après l’abolition. En outre, il ne s’agit pas d’actions criminelles isolées, où l’on pourrait identifier des coupables individuels d’un côté, sommés de réparer, et des victimes impuissantes d’un autre côté, à réparer : la traite et l’esclavage étaient des systèmes économiques, juridiques, politiques, culturels, aux multiples ramifications.
La traite et l’esclavage sont des injustices structurelles, qui ont imposé une forme durable aux relations d’oppression. Nous ne sommes pas responsables des crimes historiques, mais nous avons obligation de réparer leurs effets structurels, sur nos normes et nos pratiques, durables et continus, qui produisent des injustices actuelles..
Réparer l’histoire ?
Ainsi, s’il ne s’agit pas de « réparer l’histoire », ce qui n’aurait aucun sens, il s’agit de mobiliser l’histoire pour déterminer dans quelle mesure ces injustices du passé pèsent encore sur notre présent. En ce sens, la responsabilité actuelle de réparer engage en tout premier lieu une responsabilité de connaissance, d’enquête et de mise en récit du passé.
L’histoire est indispensable pour comprendre l’injustice, le crime et l’absence de réparation du crime, puisque, est-il besoin de le rappeler, l’abolition ne s’est pas accompagnée d’indemnisation pour les anciens esclaves, mais uniquement pour les anciens propriétaires d’esclaves.
La connaissance historique permet d’établir la continuité ou l’évolution des structures qui rendent l’injustice du passé pertinente encore pour saisir les dysfonctionnements de notre présent. Elle précise pourquoi certaines injustices du passé, parce qu’elles ont produit notre présent, ont une signification pour nous.
Ni effacer, ni restaurer, ni compenser
Réparer ici ne signifie pas effacer (la dette, la faute), ni restaurer (à un état des relations antérieur au crime), ni compenser (financièrement) un préjudice.
Réparer les injustices liées à la traite et l’esclavage colonial consiste à transformer les structures sociales et politiques qui ont permis que leurs effets perdurent, pour reconstruire ou reconstituer les conditions de relations justes entre les membres d’une communauté politique.
Nous sommes responsables de notre monde commun et notre responsabilité s’exerce à l’égard de tous les membres de la communauté politique. Tous les citoyens sont politiquement responsables de réparer non pas un crime du passé, irréparable, mais une structure politique injuste dont les racines sont historiques, dont les effets délétères et inégalitaires se prolongent dans le présent, et dont les effets sont perçus à juste titre comme des effets de domination durable. Ils sont responsables de ne pas choisir l’ignorance à propos du passé et le maintien des structures de privilège dans le présent. Ils sont responsables de la manière dont ils choisissent de faire le récit de leur histoire commune.
La responsabilité de réparer les injustices liées à la traite et l’esclavage nous concerne tous parce que nous sommes tous affectés par le maintien de structures sociales et politiques qui ne correspondent pas aux représentations que nous nous faisons d’une société égale et inclusive.
Magali Bessone, Professeure de philosophie politique, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
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