Achille Mbembe : « La mémoire des luttes anticoloniales
réveille des questions dérangeantes »
Achille Mbembe à Johannesburg, le 4 août 2020. © Marc Schoul pour JA
Pour l’historien et politologue camerounais, il n’y a rien à célébrer après soixante ans d’indépendance. Dans un entretien à Jeune Afrique, il appelle à « vaincre la tyrannie postcoloniale » et à « réenchanter l’Afrique ».
Franc-tireur impertinent ? Analyste avisé et lucide ? L’historien et politologue camerounais Achille Mbembe, 63 ans, est sans doute un peu des deux. Ce libre penseur qui vit en Afrique du Sud, où il enseigne à l’université du Witwatersrand (Johannesburg), peine à faire renouveler son passeport dans son pays depuis bientôt deux ans et ne peut se déplacer que grâce à un passeport diplomatique sénégalais.
Pour l’auteur de Critique de la raison nègre et de Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, il n’y a rien à célébrer après soixante ans d’indépendance.
Jeune Afrique : Contrairement au cinquantenaire, ce soixantième anniversaire des indépendances passe inaperçu…
Achille Mbembe : Le plus frappant, cette année, c’est d’abord la crise sanitaire, qui, elle-même, est le symbole de l’impasse dans laquelle la civilisation techno-matérialiste aura mené l’humanité. C’est aussi la protestation mondiale qui a accompagné le meurtre de George Floyd, aux États-Unis.
Ces deux événements ont pour fond le désastre climatique imminent. L’enjeu final, celui qui nous interpelle tous, quelle que soit la région du monde à laquelle nous appartenons, c’est la survie de notre espèce sur Terre et, de manière plus générale, la continuité du vivant. Si, après la colonisation, l’Afrique était parvenue à se hisser à hauteur du monde, elle pèserait aujourd’hui d’un poids singulier sur ces bouleversements de portée planétaire.
https://www.jeuneafrique.com/wp-content/themes/ja-3.0.x/assets/img/mondial2018/quote-article.png") left top no-repeat;">LE RACISME ANTI-NÈGRE AVANCE DÉSORMAIS À VISAGE DÉCOUVERT
Tel n’est pas le cas ?
À cause des faiblesses structurelles internes du continent et de sa précarité sur l’échiquier mondial, les Africains et leurs descendants, mais aussi leurs dirigeants, sont traités partout par l’insulte et le mépris. Le racisme anti-nègre avance désormais à visage découvert.
Peu importe qu’ils ne sachent rien de notre passé et de notre présent, tous les idiots du monde se croient habilités à nous donner des leçons. La mémoire des luttes anticoloniales est piétinée. Des statues dédiées à ceux qui hier nous ont volés, violés et pillés trônent sur les places publiques de nos capitales alors qu’aucune de nos grandes avenues ne porte le nom de nos martyrs. C’est en très grande partie à cause de cette phénoménale abdication de la conscience historique que nous en sommes là.
Il n’y a donc rien à célébrer ?
La vérité est que la lutte africaine pour une autonomie relative est loin d’être terminée. L’urgence n’est donc pas à la célébration. En revanche, il faut engager une réflexion importante sur ce qui a bien pu faire du projet d’autodétermination – pour lequel beaucoup se sont sacrifiés – le non-événement qu’il est devenu.
Quelles étaient les attentes des Africains à travers ce projet ?
Les mêmes que celles d’aujourd’hui, à savoir être reconnus en tant qu’humains et être traités comme tous les autres humains, vivre chez soi dans la dignité, coexister en harmonie avec le reste du vivant et hériter du monde dans son ensemble. Des aspirations somme toute universelles.
Le nationalisme anticolonialiste avait pour objectif la réhabilitation d’une humanité avilie, la réparation culturelle, le renouveau du monde et de l’humanité. Il ne s’agissait pas seulement de vaincre la faim et la soif ou de répondre à des besoins purement matériels, comme garder une partie du fruit de son labeur, vendre son cacao ou son coton à un juste prix, avoir accès à la santé, à l’eau potable et peut-être à l’électricité.
Il s’agissait aussi d’énoncer des paroles neuves, d’intervenir dans le discours sur les finalités de l’existence humaine par le biais de l’art et de la culture, d’ouvrir d’autres potentialités humaines, de faire monde avec les autres, là où, longtemps, d’autres avaient pris l’habitude de faire monde contre nous.
Pour les Occidentaux, les indépendances ne venaient-elles pas troubler l’ordre international établi ?
Pas vraiment. L’ordre colonial reposait sur le principe de l’expropriation sans compensation. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la plupart des puissances européennes comprirent que, pour exploiter les peuples lointains et maintenir l’accès aux ressources nécessaires à leur expansion, elles n’avaient pas besoin d’occuper militairement leurs territoires.
Toute occupation effective et toute administration directe entraînaient non seulement des frais, mais aussi des responsabilités dont il était plus facile de se décharger sur des sicaires locaux. Dans tous les cas, aucun des États africains nouvellement indépendants ne constituait à lui seul une puissance. À l’ordre colonial succéda rapidement la guerre froide. Bien plus que la décolonisation, c’est le conflit Est-Ouest qui structura le nouvel équilibre international.
Vous aviez moins de 3 ans lors de l’indépendance du Cameroun, votre pays. Pour la « génération des indépendances », à laquelle vous appartenez, les soixante ans qui se sont écoulés sont-ils un motif de fierté, un gâchis, un verre à moitié plein ?
Le Cameroun a 136 ans. Les communautés endogènes qui le composent sont bien plus vieilles encore. De ces cent trente-six années, plus d’une cinquantaine auront été gâchées. Après trente ans sous le protectorat allemand (1884-1914), ce pays entama un parcours fait d’immobilisme et d’inertie duquel il n’est pas sorti. Les années 1914-1925 furent pratiquement perdues. Après la partition franco-anglaise et la redélimitation des frontières, il fallut à peu près tout recommencer.
Ce n’est qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale qu’un début d’aménagement territorial fut amorcé, et quelques investissements réalisés. Je dirais que, depuis 1955 et pour contrer la poussée nationaliste, ce pays s’est engouffré sur une trajectoire autoritaire sans issue. Les années Ahidjo [1958-1982] furent médiocres.
Depuis 1982, l’autoritarisme a débouché sur la stagnation et l’émasculation sur tous les plans. Le formidable potentiel bio-économique est largement inexploité. Les extraordinaires dynamismes, savoir-faire et capacités de résilience des populations sont détournés à des fins de survie. L’initiative individuelle est bridée. Les ressources naturelles sont vendues à l’encan, à commencer par le patrimoine foncier, les forêts et les gisements miniers.
Une guerre aussi sauvage qu’inutile consume les provinces anglophones. La plupart des « cerveaux » ont quitté le pays. Des dizaines de milliers de professionnels se sont établis à l’étranger, et le tribalisme est au zénith.
Pendant ce temps, un despote mort-vivant préside à la cannibalisation de la société et à la zombification de tout un peuple. C’est à ce cycle autoritaire qu’il faut absolument mettre un terme en réformant l’État en profondeur et en inventant une démocratie qui repose sur la force, l’énergie et la créativité des communautés.
Cette inertie tient peut-être à la manière dont les indépendances « francophones » ont été acquises. Ont-elles été octroyées ou conquises ?
Cela importe peu désormais. Le défi immédiat est de reconstituer les réserves intellectuelles, morales, culturelles et artistiques nécessaires aux luttes d’aujourd’hui et de demain. C’est de raviver la mémoire des luttes anticoloniales et de relancer, dans des conditions neuves, le projet d’autodétermination.
https://www.jeuneafrique.com/wp-content/themes/ja-3.0.x/assets/img/mondial2018/quote-article.png") left top no-repeat;">POURQUOI ACCEPTONS-NOUS D’ÊTRE GOUVERNÉS PAR DES GENS QUI NE SAVENT PAS TENIR LES COMPTES D’UNE NATION
Qu’on le veuille ou non, réactiver cette mémoire, c’est forcément nous poser des questions dérangeantes. Par exemple, pourquoi, au terme de notre long commerce avec la France, nous sommes-nous retrouvés avec des États qui ne disposent pas de leurs monnaies propres, dont les armées sont chapeautées par des états-majors étrangers, dont le gros de la classe dirigeante possède des passeports étrangers, dispose de propriétés et d’immeubles dans des pays non africains, se fait évacuer à la moindre alerte dans des hôpitaux étrangers, passe ses vacances dans des hôtels aux coûts dispendieux en Europe, envoie ses enfants étudier dans des institutions hors d’Afrique et amasse des fortunes mal acquises dans des banques suisses et autres paradis fiscaux ?
Évoquer cette mémoire aujourd’hui, c’est se demander pourquoi la plupart des pays anciennement colonisés par la France ont presque automatiquement à leur tête des gérontocrates obséquieux qu’entourent une armée de courtisans et de sicaires ? Pourquoi acceptons-nous depuis plus d’un demi-siècle d’être gouvernés par des gens qui ne savent pas tenir les comptes d’une nation, dont ils dilapident le patrimoine foncier en le gaspillant dans la débauche, les vêtements luxueux, le goût effréné des boissons et mets rares, bref dans des fastes inutiles ?
Pourquoi les fusils, les balles, les gaz lacrymogènes et les véhicules militaires qu’ils utilisent pour mater leurs peuples sont d’origine française, de même que les engins qu’ils font défiler lors des fêtes nationales, ou les uniformes de leurs armées ? Des États dotés de pareilles classes dirigeantes peuvent-ils être qualifiés d’« indépendants » ? Des peuples qui, pendant des décennies, courbent l’échine devant de tels traitements et préfèrent se déchirer entre tribus peuvent-ils prétendre à quelque avenir que ce soit parmi les nations du monde ?
En quoi les indépendances « anglophones » furent-elles différentes des indépendances « francophones » ?
La colonisation anglaise était loin d’être idyllique. Souvent, les Britanniques laissèrent derrière eux poudrières et bombes à retardement, sous la forme de conflits divers qu’ils attisèrent durant la période de domination. Conflits religieux, ethno-régionaux ou fonciers, ces antagonismes plombèrent les gouvernements postindépendance et débouchèrent parfois sur des guerres civiles et des risques de partition territoriale, comme ce fut le cas au Nigeria et au Soudan.
Dans leurs colonies de peuplement [Afrique du Sud, Rhodésie, Kenya], ils accaparèrent les meilleures terres et érigèrent le racisme et la ségrégation en dogmes, tant et si bien que la décolonisation finit par suivre une trajectoire passablement sanglante.
Ailleurs, comme au Ghana, au Kenya ou en Tanzanie, ils furent cependant bien plus respectueux du suffrage populaire que les Français. Kwame Nkrumah, Jomo Kenyatta ou Robert Mugabe, par exemple, ne furent pas exécutés comme Um Nyobè et d’autres.
En revanche, la colonisation française a produit des entités qui ne sont pas des républiques dans le sens primordial du terme. À de rares exceptions, les pouvoirs francophones sont des formations baroques, hybrides et syncrétiques. Certains présentent les caractéristiques des tyrannies classiques, voire des satrapies anciennes.
Derrière le mince vernis de modernité se cachent à peine des mélanges qui vont du commandement colonial aux sultanats et chefferies d’autrefois, sur fond de patriarcat lignager. De tels bric-à-brac, on ne peut en parler que comme d’« États sous tutelle », dont la souveraineté est largement fragmentaire. Il s’agit d’États qui, dans le prolongement de la logique coloniale, sont en réalité des machines d’une guerre de basse intensité contre la société et contre les communautés.
Qu’il en soit ainsi n’est pas uniquement le résultat de l’action de la France ou des forces extérieures. Pour produire cette forme de rapport social de domination, la France et ces autres forces extérieures ont dû s’appuyer sur des moteurs et des énergies déjà là, au sein des sociétés considérées. C’est ce rapport de force interne, aussi dispendieux que stérile, qu’il faut modifier si la dépendance systémique qui nous lie à la France doit être renversée.
Il y a peut-être un péché originel dans cette relation ambiguë entre la France et l’Afrique. Les leaders « francophiles » des indépendances (Senghor, Houphouët, Ahidjo, Youlou, Mba…) étaient-ils des marionnettes ou des marionnettistes ? Qui manipulait qui ?
Depuis l’époque coloniale, la plupart des élites africaines francophones et les classes dominantes françaises sont liées entre elles par ce qu’il faut bien appeler un pacte de corruption mutuelle. Grâce à ce dispositif structurel mis en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et renouvelé chaque fois que de besoin, la pérennité des intérêts français en Afrique est garantie. Lorsqu’il le faut, la France n’hésite d’ailleurs pas à recourir à des interventions militaires, voire à l’assassinat, pour faire prévaloir sa force et assurer ses clients de son indéfectible soutien.
Ce système de dépendance réciproque est profondément ancré dans des structures historiques d’inégalité, qu’une civilité quasi obséquieuse masque sans toutefois parvenir à en atténuer le caractère paternaliste et, à bien des égards, raciste. Il ne s’agit donc pas, à proprement parler, de manipulation. Il s’agit d’un paradigme de la domination dans lequel la corruption morale et matérielle ainsi que la brutalité et la soumission sont vécues comme des formes d’échange entre inégaux, selon le principe du don et du contre-don, ou encore des dettes réciproques.
Mais le plus important à mes yeux, ce n’est pas la prévarication des élites. Ce sont les transformations en cours et ce dont elles sont le présage. Car, parmi les nouvelles générations, beaucoup se remettent à parler du panafricanisme. Ils rejettent ouvertement le franc CFA, appellent au déboulonnement des statues dédiées à nos conquérants. De Dakar à Johannesburg, en passant par Nairobi, parmi les intellectuels, écrivains et artistes, il n’est de plus en plus question que de « décolonisation ». C’est cet élan qu’il faut transformer, non en ressentiment antifrançais, mais en capacité de mobilisation, d’organisation et de proposition, et en puissance affirmative.
Faut-il poser la question de la présence française en Afrique ?
Il faut d’autant plus le faire que la France est, de toutes les puissances européennes, celle qui s’est le plus impliquée dans notre devenir historique, y compris au lendemain de la décolonisation. Les autres ne sont sans doute pas entièrement parties. D’autres arrivent à grands pas. Il nous faut ouvrir un débat sérieux sur la Chine, son rôle dans l’extraction accélérée de nos ressources et l’accroissement vertigineux de nos dettes. Mais la France est un acteur tout à fait central de nos drames. Il suffit à cet effet d’évoquer, par exemple, le génocide des Tutsi au Rwanda.
Pour beaucoup, elle a été si profondément impliquée dans la consolidation de la tyrannie en Afrique que l’avènement de la démocratie, la jouissance des libertés fondamentales et la réalisation du rêve panafricain ne seront possibles qu’au prix d’une rupture radicale des liens avec l’ancienne puissance coloniale. Il existe, de fait, un ressentiment antifrançais que n’hésitent pas à instrumentaliser même les régimes qu’elle soutient, surtout lorsqu’ils cherchent à réengranger un minimum de légitimité. De ces questions, il arrive à certains d’entre nous d’en discuter avec de très hautes personnalités françaises. Elles font valoir que chaque fois que la France s’engage dans les affaires africaines, elle est accusée d’ingérence, et quand elle se tait, elle est soupçonnée de complicité.
N’ont-elles pas raison ?
Il s’agit à mon avis d’une fausse alternative. Pour que celle-ci soit vraie, il faudrait que la France soit un acteur neutre sur le continent. Or la codépendance entre elle et les États africains francophones est systémique et multiforme. Depuis l’époque coloniale, elle a toujours soutenu l’État dans la guerre qu’il mène contre la société et les communautés.
Avec l’intensification de l’extraction de nos ressources naturelles, la percée de l’urbanisation et l’inexorable poussée démographique, cette guerre ira s’accélérant. C’est l’une des raisons pour lesquelles les nouvelles générations ont raison d’exiger que les termes de la présence française chez nous soient renégociés en faveur du progrès de la démocratie en Afrique.
Ensemble, il nous faut organiser une grande transition. Son but serait une ample rétrocession du pouvoir à la société et aux communautés. Il faut que le nom de la France ou ses prises de position cessent d’être associés à la défense ou au blanchiment de la tyrannie, de la corruption et de la brutalité sur le continent. Et que nous, Africains, n’ayons plus aucun prétexte pour rejeter sur elle tous nos malheurs.
Comment les populations africaines percevaient-elles leurs dirigeants au moment des indépendances ? Comme les égaux des Occidentaux ?
Beaucoup comprirent très tôt qu’il s’agissait sinon du même théâtre, du moins des mêmes jeux mimétiques, des mêmes convulsions et de la même injure. Nous disposons, à ce sujet, d’une belle tradition critique que les arts africains contemporains pourraient utilement prolonger.
Dès 1961, Frantz Fanon lance un avertissement (Les Damnés de la terre). Suivront les grands romans et essais d’Ahmadou Kourouma (Le Soleil des indépendances, 1968), de Yambo Ouologuem (Le Devoir de violence, 1968), d’Ayi Kwei Armah (The Beautiful Ones Are Not Yet Born, 1968), de Stanislas Adotevi (Négritude et Négrologues, 1972) et de Sony Lab’ou Tansi (La Vie et demie, 1979).
Ces textes ne sont pas seulement, comme on l’a souvent dit, le reflet du désenchantement. On y trouve des éléments d’une véritable théorie alternative de la décolonisation.
La période des indépendances s’est caractérisée par des assassinats politiques. Quels impacts ceux-ci ont-ils eus sur le cheminement et la construction des nations africaines ?
L’assassinat de leaders nationalistes qui auraient pu tracer des chemins alternatifs pour leurs pays a profondément marqué l’inconscient collectif des peuples africains. Tel était au demeurant leur but initial, à savoir émasculer la volonté d’émancipation en instillant la terreur dans les esprits. Souvent, en dépit des tentatives officielles d’effacer leurs noms de l’Histoire, le souvenir de ces grandes figures de la probité et de l’abnégation est resté gravé dans la mémoire populaire.
Pour relancer le projet d’autodétermination à l’échelle continentale, il est crucial de renouer avec ces figures et leurs significations en sachant que, si le charisme est important, l’Histoire ne dépend pas exclusivement des « grands hommes ». Une société qui ne sait pas faire corps, qui ne sait pas libérer la totalité de ses forces internes – à commencer par les femmes, les jeunes, mais aussi les idées – n’ira pas loin.
Nous sommes appelés de nouveau à faire corps, à produire de nouvelles idées et à imaginer de nouvelles formes d’action si nous devons vaincre la tyrannie postcoloniale, défataliser l’avenir et réenchanter l’Afrique.
Diriez-vous qu’il y a eu un faux départ au moment des indépendances ? L’Afrique aurait-elle pu d’emblée se poser en véritable force ?
La seule manière pour l’Afrique de se hisser à hauteur du monde aurait été de construire sa puissance par-delà les petits réduits nationaux. En gardant en place une multitude de mini-États aux frontières arbitraires, sans puissance militaire, sans assise économique et technologique, sans capital culturel et scientifique et à la souveraineté fragmentée, elle a fermé la porte à d’autres possibilités historiques. Dès lors, son seul choix fut de s’aligner sur l’une ou l’autre des grandes puissances de l’époque.
Si nous voulons aller de l’avant, il nous faudra, d’une manière ou d’une autre, sortir de ce que j’appelle « le paradigme de Berlin » [la Conférence de Berlin, de 1884, qui ratifia le découpage et la partition du continent]. Il nous faudra défaire consciemment et méthodiquement le principe de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation et réaménager l’espace continental sur d’autres bases. Tant que l’Afrique ne s’ouvrira pas sur elle-même, elle restera immobile, la proie de la rapacité de ses élites et des appétits étrangers.
Elle a donc commis une erreur en ratifiant le pacte de Berlin, en 1963 ?
En décidant de conserver en l’état les frontières héritées de la colonisation, nous avons objectivement renoncé à l’indépendance : nous avons choisi de consolider les schémas territoriaux et politiques dont se servirent les puissances européennes pour exploiter et piller le continent tout en le maintenant dans un état permanent de minorité.
Nous devons sortir de cet état de minoration. Mais cela exige que le continent s’ouvre sur lui-même et qu’aucun Africain, ni aucune personne de descendance africaine, ne soit traité comme un étranger en Afrique. Pour l’heure, nous sommes très loin de l’idée d’un État fédéral. L’Afrique a besoin de quatre ou cinq États phares qui serviraient de locomotives pour le développement et la stabilité régionale, ainsi que de centres de rayonnement culturel, intellectuel et artistique pour le continent et ses diasporas. La priorité doit être accordée à l’intégration régionale. Des institutions telles que la Banque africaine de développement ne devraient avoir qu’une et une seule fonction : le financement de l’intégration régionale.
En cela vous rejoignez le président ghanéen Nana Akufo-Addo, qui a déclaré : « Le destin de toutes les personnes noires, où qu’elles se trouvent dans le monde, est lié à l’Afrique. Tant que l’Afrique n’est pas respectée, les Noirs ne le seront pas. »
Je milite depuis longtemps pour une modernisation consentie, responsable et méthodique de nos frontières. Je réitère ici l’appel à libérer les circulations, élaguer les frontières héritées de la colonisation, refondre entièrement la politique des visas d’un pays à l’autre sur le continent, fonder en Afrique un nouveau droit de l’hospitalité, un nouveau régime des mobilités.
https://www.jeuneafrique.com/wp-content/themes/ja-3.0.x/assets/img/mondial2018/quote-article.png") left top no-repeat;">IL NOUS FAUT OCTROYER À CELLES ET À CEUX DES AFRICAINS OU DES GENS DE DESCENDANCE AFRICAINE QUI LE SOUHAITENT UN « DROIT DE RETOUR »
Nous devons mettre en place un pacte continental sur les migrations intra-africaines. Dans l’immédiat, il nous faut déclarer un moratoire sur les déportations et les déplacements forcés. Il nous faut, enfin, octroyer à celles et à ceux des Africains ou des gens de descendance africaine qui le souhaitent un « droit de retour ».
Le monde est hanté par le spectre de la démographie africaine. Si nous ne remodelons pas nos frontières internes et si nous ne transformons pas notre continent en un vaste espace de circulation pour ses enfants, l’Europe nous imposera les siennes, et elles ne s’arrêteront pas sur les rivages de la Méditerranée.
Si les indépendances furent un faux ou un mauvais départ, quelle est la part de responsabilité des élites africaines de l’époque ?
Le colonialisme reposait sur la ponction indéfinie des corps humains et des richesses matérielles au profit des puissances extérieures. Décoloniser véritablement aurait dû signifier mettre un terme, dès le départ, à cette logique d’expropriation sans compensation, garder chez nous et faire fructifier le meilleur de ce que nous avons. Il aurait fallu rétrocéder aux communautés le pouvoir de décider de leur sort et mettre fin à la guerre que menait l’État contre la société depuis l’époque coloniale.
Cela dit, plusieurs sortes d’expériences eurent lieu entre 1960 et 1975 : les coups d’État militaires, le caporalisme, le parti unique, la démocratie limitée, le socialisme africain, le libéralisme communautaire, l’économie mixte, les nationalisations, les privatisations. Elles ont toutes aggravé le déséquilibre entre l’État et les communautés. Entre-temps, la Malaisie, Singapour ou même la Chine, qui avaient le même niveau de développement que nous dans les années 1950-1960, nous ont dépassés.
Le défi aujourd’hui est-il aussi de prendre exemple sur ces pays ?
En réalité, le modèle est-asiatique n’est en rien différent de celui qui aura ruiné la force naturelle de la terre, rendu précaire la biosphère et déséquilibré notre rapport avec l’ensemble du vivant. L’adopterions-nous aveuglément chez nous qu’il conduirait inéluctablement aux mêmes effets, à savoir la déforestation, l’érosion, la pollution atmosphérique, l’épuisement des ressources enfouies dans les entrailles de notre sous-sol, l’extermination massive des espèces.
C’est le même modèle productiviste, alliage d’efficacité, de technique et de brutalité autant dans l’exploitation de la nature que des hommes qu’a choisi la Chine. Et c’est la raison pour laquelle il nous faut interroger les modalités de la présence de Pékin en Afrique.
Notre objectif doit être plutôt de rendre notre continent habitable, de faire en sorte que les générations montantes n’éprouvent nulle envie de fuir leur pays, de vivre partout ailleurs sur la Terre sauf chez eux. Pour cela, nous devons inventer un modèle de développement absolument original, qui ne soit pas seulement sensible aux contingences propres à nos écosystèmes, mais qui ouvre aussi la porte à une infinité de combinaisons potentielles avec toutes les espèces et toutes les formes du vivant avec lesquelles nous coexistons.
L’Afrique doit entrer, de son propre gré, dans une « grande transition » dont l’objectif serait de protéger et de renforcer les capacités génératives des communautés. Il faut donc sortir d’une relation exclusivement extractive et prédatrice avec l’État et imaginer une relation qui enrichirait les communautés et leur permettrait de mieux exploiter les atouts dont elles disposent.
Je crois en la possibilité d’une démocratie des communautés. Nous avons besoin d’un grand rééquilibrage en faveur des couches productives de la société, au détriment des couches bureaucratiques et de la force armée. Tant que le rapport de force entre l’État et la société ne sera pas inversé et tant que l’on n’assistera pas à l’avènement d’une nouvelle conscience de classe, rien ou très peu changera. Les classes dirigeantes et leurs alliés disposeront toujours d’une autonomie exorbitante vis-à-vis des forces sociales qui désirent le changement.
Est-ce là le sens de votre formule « remettre l’Afrique debout, sur ses propres jambes » ?
Cette année, par exemple, plus de 122 millions de jeunes arrivent sur le marché du travail. Dans vingt ans, près de 450 millions de personnes quitteront les zones rurales. Au vu des taux de croissance démographique, nous sommes à l’aube de l’un des exodes les plus massifs de l’ère moderne, et il ne sera pas le résultat de quelque processus d’industrialisation que ce soit. Il nous faut aménager autrement l’espace continental, en investissant dans le tissu des petites et moyennes villes, en abolissant les frontières internes.
« Remettre l’Afrique debout sur ses propres jambes » suppose que nous élaborions ensemble, à petite échelle, des actions de relocalisation de l’économie. Qu’en l’absence d’industries manufacturières, nous partions de nos capitaux naturels, l’air, l’eau, les terres, notre extraordinaire biodiversité, l’énergie solaire et éolienne, tous nos atouts écologiques.
Cette nouvelle économie doit être orientée vers les besoins locaux, ceux de première nécessité. Car c’est à travers la satisfaction de ces besoins que nous restituerons à chacun la dignité perdue. Réhabiliter la localité exige, de son côté, de soutenir les pratiques de résilience et d’innovation dont regorge le continent.
https://www.jeuneafrique.com/wp-content/themes/ja-3.0.x/assets/img/mondial2018/quote-article.png") left top no-repeat;">IL NOUS FAUT CHANGER LE MODÈLE DE CROISSANCE TOUT ENTIER ET RENÉGOCIER LES FINALITÉS DE NOTRE EXISTENCE TERRESTRE
Il faudrait changer complètement de modèle de croissance ?
L’Afrique a développé, notamment depuis le XIXe siècle, des formes hybrides d’organisation, qu’il s’agisse de la production ou des échanges. C’est plutôt une force. Dans une large mesure, elle a échappé à la domination totale aussi bien par le capital que par l’État. Il faut par conséquent revenir aux communautés et à leurs institutions, à leurs mémoires et à leurs savoirs, leur intelligence collective. Il faut en particulier apprendre de la manière dont elles distribuaient autrefois, et encore de nos jours, les ressources nécessaires à la création de la valeur et à l’autoreproduction humaine. Oui, il nous faut changer le modèle de croissance tout entier et renégocier les finalités de notre existence terrestre.
Et ne faut-il pas plutôt évaluer les indépendances à l’aune de ce qui reste à accomplir ?
Nous le savons tous, les Africains et les personnes d’origine africaine ne sont les bienvenus nulle part dans le monde. Encore une fois, l’Afrique a besoin d’une « grande transition ». Car, à côté de la société officielle, faite de hiérarchies internes, ont toujours existé des « sociétés de pairs », des espaces du commun et de l’en-commun où les ressources sont gérées de manière participative, par le biais de systèmes contributifs ouverts, qui ne se limitent pas à l’impôt. Ces sociétés de pairs sont régies par le double principe de la mutualité et de la négociation sociale.
L’économie dite informelle montre que beaucoup d’acteurs sociaux sont habités par le désir de créer quelque chose qui soit directement utile à ceux qui contribuent. Ils gagnent ainsi leur vie en produisant de la valeur ajoutée pour le marché. Par-delà l’échange, c’est donc le développement de communautés productives qu’il importe de favoriser.
Vous restez néanmoins optimiste pour ce continent dont vous dites qu’il est un laboratoire où « les opportunités de métastase créatrice sont les plus mûres » ?
Le réalisme exige que l’on prenne position au-delà de l’optimisme et du pessimisme. Pour moi, l’Afrique est à la fois une réserve de puissances et une puissance en réserve. Il nous faut la réenchanter. Cela ne sera possible que si, résistant à la tyrannie postcoloniale et rompant avec le fatalisme, nous apprenons à gagner de nouveau.
Brutalisme, d’Achille Mbembe, éditions La Découverte, février 2020, 246 pages, 17 euros.