Françoise Vergès : « Le récit historique en France ne s’est jamais décolonisé »

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Mis à jour le 21 septembre 2020 à 10h54
La politologue et féministe Françoise Vergès, actrice d'« Un feminisme décolonial », à Paris, le 5 août 2020.

La politologue et féministe Françoise Vergès, actrice d'« Un feminisme décolonial », à Paris, le 5 août 2020. © Vincent Fournier pour JA

Soixante ans après les indépendances, les anciennes puissances coloniales – France en tête – peinent toujours à considérer les Africains comme leurs égaux, estime la politologue et féministe Françoise Vergès.

Soixante ans après les indépendances de dix-sept pays d’Afrique subsaharienne, la France a-t-elle réellement largué les amarres ? Pour Françoise Vergès, politologue et féministe décoloniale réunionnaise, si le cordon ombilical a officiellement été coupé, reste entre l’ancienne puissance et les pays qui furent ses colonies un lien de domination invisible, qui continue de produire ses effets pernicieux.

Ce sentiment de supériorité puiserait ses racines dans le Code noir, qui réglementa la condition des esclaves noirs dans les îles françaises d’Amérique sous le règne de Louis XIV, mais aussi dans le rêve impérial d’une IIIe République qui, notamment par la voix de Jules Ferry, conférait aux « races supérieures » « le devoir de civiliser les races inférieures ».

Françoise Vergès revient pour Jeune Afrique sur la persistance d’une névrose nationale très française, entre nostalgie inavouée de son empire perdu et incapacité réitérée à envisager la moindre repentance.

Jeune Afrique : Treize ans après le discours de Dakar, Nicolas Sarkozy écrit dans ses récents mémoires qu’il regrette tout au plus d’avoir parlé trop « franchement » à ses « amis » africains, assumant que « l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire ». Qu’est-ce que cela révèle, selon vous ?

Françoise Vergès : Ce genre de fausses excuses est à mes yeux typique : ces gens ne retirent rien à ce qu’ils ont dit mais prétendent que c’est l’empaquetage qui n’allait pas. Cela illustre aussi parfaitement la résistance qui s’affirme à travers le slogan « Black Lives Matter ». Au fond, ce que Sarkozy dit, c’est que les vies noires n’existent pas encore, dès lors qu’il leur reste à entrer dans l’Histoire.

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« L’AMI DES AFRICAINS », C’EST LÀ UNE PHRASE PROFONDÉMENT PATERNALISTE ET RACISTE

Quant à se proclamer « l’ami des Africains », comme d’autres présidents français avant ou après lui, c’est là une phrase profondément paternaliste et raciste. Est-il l’ami de tous les Africains ? C’est toujours bizarre d’entendre ces mots, qui évoquent ceux d’un colon : « Quand j’étais aux colonies, je traitais bien mon chauffeur, ma bonne et mon jardinier… » Il s’agit d’une version remasterisée de ce paternalisme colonial dont Césaire, Fanon ou Cabral ont si bien parlé.

Une grande partie de l’intelligentsia française, des intellectuels aux politiques, s’érige depuis une vingtaine d’années contre toute idée de repentance découlant du passé colonial… La France est-elle encore réticente à l’idée de cette introspection ?

Effectivement, cette France-là n’y est pas prête. Je dirais même qu’elle ne le veut pas et ne le voudra probablement jamais.

Cette caste y perdrait des privilèges, car il faut rappeler qu’elle est convaincue de sa propre supériorité : les Lumières, la grandeur de la France… Et subitement, l’Afrique viendrait lui dire qu’elle aussi a accouché de grands artistes, de grands philosophes, de grands historiens, et qu’il faudrait lui parler à égalité !

Jean-Baptiste Colbert fut l'instigateur du « Code Noir », titre donné à l'Ordonnance royale de Louis XIV qui réglementait la vie des esclaves dans les colonies, officialisant leur statut de « biens meubles » que l'on peut posséder, vendre ou échanger.

Le fait que l’on s’autorise à dire à ces personnalités ce qui ne va pas dans leur manière de présenter leur récit, de voir le monde, de se voir dans le monde leur est insupportable et les panique. Tant que c’était eux qui en parlaient à leur manière, l’anticolonialisme était recevable. Mais lorsque les décolonisés se sont appropriés le concept, on a vu fleurir un anti-anticolonialisme, notamment dans les rangs de la gauche française.

On parle depuis quelques années d’un courant de pensée et d’action dit décolonial, auquel on vous associe. Revendiquez-vous cette appartenance, et comment définissez-vous ce courant ?

Je ne fétichise pas les termes, et j’ai une longue expérience qui fait que je trouve toujours pertinents certains textes des années 1950. Le terme « décolonial » renvoie à une nouvelle méthode d’analyse qui insiste sur le fait que la question raciste ne disparaît pas avec la fin d’un statut colonial.

La théorie décoloniale considère qu’au XVe siècle, une division s’est opérée dans l’humanité entre les vies qui comptent et celles qui ne comptent pas. Le Code noir en est une expression légale. Six siècles plus tard, nous vivons toujours avec cette division.

La plupart de nos contemporains n’ont pas connu l’époque coloniale. Comment expliquer la persistance en France de cet impensé collectif ?

Au sein de la société française, avec la fin de la guerre d’Algérie en 1962, il y a le sentiment que le chapitre colonial – tout comme le débat sur ce sujet – vient de se clore. Mais dans les mentalités, il n’y a pas eu de rupture le jour de la signature des accords d’Evian.

De plus, l’État a promu l’idée que nous n’étions pas responsables des mauvaises choses imputables à la colonisation. Or le racisme est structurel, institutionnel. Dans Discours sur le colonialisme, Aimé Césaire écrit que « nul ne colonise innocemment » ni « impunément ». C’est ce qu’il appelle l’effet retour. Et il prédisait que cet effet boomerang viendrait par la suite contaminer jusqu’aux pensées progressistes.

Notre champ lexical, les statues dans nos villes, le nom des rues ou des places, l’enseignement scolaire, les films, les programmes à la télé, tout cela perpétue inconsciemment l’État colonial. D’ailleurs, la France reste l’un des pays d’Europe qui a le plus de territoires dits d’Outre-mer. Son statut de deuxième puissance maritime mondiale, c’est à ses colonies qu’elle le doit.

N’y a-t-il pas aussi, du côté africain, une nécessité de décoloniser les esprits ?

Dans Peaux noirs, masques blancs, Frantz Fanon abordait cette question. Les colons ont martelé aux Noirs : « Vous manquez de raison, de beauté, d’intelligence, vous n’avez pas eu de beaux arts… Mais un jour vous pourrez y accéder si vous suivez le chemin de l’intégration et de l’assimilation. »

C’est cela qui est présenté comme désirable, et bien sûr cela se répercute dans la psyché africaine. Regardez des phénomènes comme le blanchiment de la peau… L’Europe a imposé un modèle de ce qui est désirable, et en Afrique il y a une bourgeoisie nationale, une élite qui adhèrent à ces normes et à cette manière d’être. Elles-mêmes ont reproduit un mépris envers les classes populaires, les savoirs ou les expressions artistiques et culturelles populaires.

La colonisation a également laissé en héritage des archétypes sexués : quelle image de la femme ou de l’homme subsaharien ou maghrébin imprègne encore l’imaginaire occidental ?