[Série] Ouattara-Bédié, acte I : dans l’ombre d’Houphouët
Conférence de presse de Félix Houphouët-Boigny à Bonn, en juillet 1967. On reconnaît,
à l’extrême droite, Henri Konan Bédié, alors ministre des Finances. © Bundesbildstelle Bonn/Archives Jeune Afrique
« Ouattara-Bédié : le dernier combat » (1/3) – Au début des années 1990, Henri Konan Bédié et Alassane Ouattara servent tous deux Félix Houphouët-Boigny. À l’époque déjà, leur relation est marquée par la défiance et les manœuvres du « Vieux » y sont pour beaucoup.
Ce 7 février 1994, la Côte d’Ivoire enterre Félix Houphouët-Boigny. Des milliers de personnes foulent le parterre de la basilique Notre-Dame-de-la-Paix de Yamoussoukro. On aperçoit la première dame, Marie-Thérèse, le visage couvert d’un léger voile noir. Henriette Bédié lui tient le bras, son époux les suit de près.
Henri Konan Bédié est fier comme un coq. Il trône. Le successeur du « Vieux », c’est lui. Quelques mois plus tôt, il est sorti vainqueur du bras de fer qui l’a opposé à Alassane Ouattara.
Les chemins des deux hommes se sont croisés pour la première fois dans les années 1960, aux États-Unis. Alassane Ouattara est alors un jeune étudiant. Un jour, son frère aîné, Gaoussou, lui présente un de ses anciens camarades de l’école primaire de Bocanda (Centre). Celui-ci a à peine plus de 30 ans, mais il est déjà l’ambassadeur de Côte d’Ivoire à Washington. Son nom : Henri Konan Bédié.
Ouattara rentre à Abidjan en 1990, quand Houphouët le nomme Premier ministre. Entre-temps, il a fait carrière au FMI et à la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO). Bédié, lui, a poursuivi son chemin sous les ors de la République : ministre de l’Économie et des Finances pendant près d’une décennie, jusqu’en 1977, puis président de l’Assemblée nationale, de 1980 à 1993.
Diviser pour mieux régner ?
Si Houphouët choisit de placer l’économiste Ouattara à la primature, c’est d’abord pour répondre à la forte agitation sociale qui secoue le pays et pour améliorer ses relations difficiles avec les bailleurs de fonds internationaux. Mais « si déterminant qu’ait été cet argument, il ne signifie nullement que l’on ne puisse faire cas d’une quelconque autre motivation, et notamment du désir inavoué d’Houphouët de dresser un nouveau venu comme dernier obstacle sur le chemin de la succession ouverte à Bédié », écrira Frédéric Grah Mel dans sa biographie du père de l’indépendance.
L’arrivée de Ouattara à la tête du gouvernement se fait pourtant sans accroc. Durant les premiers mois, ses rapports avec Bédié sont cordiaux. Le Premier ministre prend soin de se rendre régulièrement chez son aîné pour faire le point sur l’état du pays, et ils se retrouvent tous les mardis pour préparer le conseil des ministres.
Houphouët a fait de Bédié le deuxième personnage de l’État et son successeur constitutionnel, mais c’est à son Premier ministre qu’il a confié la gestion du pays en cas d’absence. Le président divisait-il pour mieux régner ? À Abidjan, l’on raconte qu’avant de partir pour un de ces longs voyages qu’il affectionnait, il convoquait individuellement Ouattara, Bédié et le général Robert Gueï, son chef d’état-major. Au premier, il demandait de surveiller le deuxième, au deuxième le premier, et au troisième il conseillait de faire attention aux deux autres.
Rivalité exacerbée
Les mois passent, et la rivalité entre le Premier ministre et le président de l’Assemblée nationale s’exacerbe. Après avoir assuré à Bédié que sa mission excluait toute dimension politique, Ouattara laisse planer le doute. « Tout Ivoirien peut et doit avoir l’ambition de servir son pays au niveau où il croit que c’est le lieu approprié », déclare-t-il lors d’une interview accordée à la Radio télévision nationale (RTI) en octobre 1992.
Pour Bédié, qui patiente dans l’antichambre du pouvoir depuis tant d’années, c’est inacceptable. Le perchoir sera son exutoire. Il y prononce un discours particulièrement incisif contre la politique du gouvernement. La guerre est déclarée. Elle se répandra comme une traînée de poudre dans les hautes sphères de l’État. Chacun est invité à choisir son camp. Les grandes familles sont sommées de se positionner. Certaines resteront divisées de longues années.
« Le personnel politique originaire du Nord a été accusé de soutenir Ouattara. Qui n’a, de son côté, pas hésité à supprimer des avantages dont bénéficiaient certains responsables (comme les quotas sur le café et le cacao) pour faire le vide autour de Bédié, souffle un fin connaisseur de l’époque. Ils se sont tous les deux fait quelques crasses. »
« Le jeu des ambitions »
La défiance est telle qu’un jour, quand l’électricité de l’immeuble où réside Bédié – une tour nichée sur les hauteurs de la corniche de Cocody – est coupée, les proches de ce dernier accusent immédiatement le Premier ministre. « C’est le jeu des ambitions », dira plus tard Bédié.
La tension et ce climat malsain marqueront les derniers mois de la vie de Félix Houphouët-Boigny. Et le 7 décembre 1993, Bédié devra forcer sa nature placide et réservée pour imposer à Ouattara et à ses soutiens le respect la Constitution.
Cette guerre de succession laissera des traces profondes : Ouattara en voudra aux cadres du Nord qui ont refusé de rejoindre le Rassemblement des républicains (RDR), né en 1994 d’une scission avec le PDCI, et Bédié ruminera sa vengeance contre ceux qui lui ont préféré son rival. « Tu voulais m’empêcher d’accéder à la magistrature suprême », reprochera-t-il des années plus tard à un haut fonctionnaire au moment de le limoger.
Ouattara exclu du jeu politique
En décembre 1994, le nouveau code électoral stipule dans son article 49 que « nul ne peut être élu président de la République s’il n’est âgé de 40 ans révolus et s’il n’est ivoirien de naissance, né de père et mère eux-mêmes ivoiriens de naissance ». Alassane Ouattara est désormais exclu du jeu politique. Les manifestations de l’opposition sont violemment réprimées. Cinq ans plus tard, Bédié sera renversé par un coup d’État mené par le général Gueï. À l’époque, il est convaincu que Ouattara y est pour quelque chose.
Sa rancœur et son mépris envers son cadet s’expriment alors sans filtre. « De toute façon, [Ouattara] était burkinabè par son père, il en possédait toujours la nationalité, il n’avait pas à se mêler de nos affaires de succession », écrit-il dans son livre intitulé Les Chemins de ma vie, paru en 1999.