Sénégal : la part d’ombre de Senghor

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Mis à jour le 28 août 2021 à 13h27
Avril 1961 – 1er anniversaire de l’Indépendance – (de gauche à droite) Léopold Sédar Senghor, général Amadou Fall, Mamadou Dia, Valdiodio N’diaye.

Avril 1961 - 1er anniversaire de l'Indépendance - (de gauche à droite) Léopold Sédar Senghor,
général Amadou Fall, Mamadou Dia, Valdiodio N'diaye. © Africa productions

 

En 1963, le chef du gouvernement Mamadou Dia et quatre de ses ministres, dont le charismatique Valdiodio N’Diaye, étaient sévèrement sanctionnés pour avoir défendu une autre vision de la décolonisation. Un acharnement qui révèle une facette méconnue du « président-poète ».

C’est l’histoire d’un coup d’État qui n’a jamais dit son nom mais qui aura modifié en profondeur la destinée du Sénégal post-indépendance. Le 18 décembre 1962, alors qu’une crise institutionnelle oppose le président de la République, Léopold Sédar Senghor, au président du Conseil (ancienne désignation du Premier ministre), Mamadou Dia, ce dernier et quatre de ses ministres sont arrêtés par l’armée. En mai 1963, ils seront lourdement condamnés à l’occasion d’un véritable « procès de Moscou ».

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ON A VOULU LES EFFACER DE L’HISTOIRE OFFICIELLE »

Depuis plus de 20 ans, la réalisatrice Amina N’Diaye Leclerc, fille de l’ancien ministre Valdiodio N’Diaye, qui fut au cœur de l’affaire, creuse ce sillon méconnu de l’histoire sénégalaise contemporaine. Une tragédie politique qui a été gommée des livres d’histoire et des archives tant elle écorne le mythe du Senghor poète et humaniste, chantre de la négritude. « Il reste très peu de films et de photos sur Valdiodio N’Diaye et Mamadou Dia, alors qu’ils étaient filmés régulièrement par les Actualités sénégalaises. On a voulu les effacer de l’histoire officielle », résume Amina N’Diaye Leclerc.

Après un premier film en 2000, Valdiodio N’Diaye, l’indépendance du Sénégal (52’), celle qui n’était encore qu’une enfant lorsque la vie de sa famille a basculé prolonge aujourd’hui ce travail de mémoire dans Valdiodio N’Diaye, un procès pour l’histoire (90’), qui a été projeté en juillet lors du Festival de Cannes, dans le cadre du marché du film, et sera prochainement diffusé sur TV5 Monde. Citant de nombreux témoins de l’époque, elle y détaille le conflit qui opposa, au sommet de l’État sénégalais, deux conceptions antagonistes de la décolonisation.

De Gaulle humilié

L’histoire commence le 26 août 1958, dix-huit mois avant l’indépendance du Sénégal. Arrivé de Conakry, De Gaulle, alors Premier ministre du président René Coty, est en visite à Dakar pour préparer les esprits au référendum prévu un mois plus tard – qui marquera l’acte de naissance de la Ve République. Le général propose aux colonies françaises d’Afrique d’adhérer au projet de « Communauté » qui entérinerait leur statut d’État tout en perpétuant leur allégeance à la France à travers différents domaines partagés.

En Guinée, la veille, De Gaulle a essuyé un camouflet de la part du président Sékou Touré, bien décidé à décliner l’offre française. « Plutôt la liberté dans la pauvreté que la richesse dans l’esclavage », lance-t-il devant un De Gaulle humilié. À Dakar aussi, l’accueil qui lui est réservé tourne à l’affront. Alors que Senghor est en villégiature en Normandie et que Mamadou Dia reçoit des soins médicaux en Suisse, c’est Valdiodio N’Diaye, alors ministre de l’Intérieur, qui reçoit le général. Sur la place Protet (l’actuelle place de l’Indépendance), le Sénégalais tient un discours énergique où perce l’ambition d’un pays réellement affranchi de la tutelle française. Devant une foule exaltée, le général encaisse le coup. Mais Valdiodio N’Diaye vient d’entrer en disgrâce, même si le « oui » l’emportera à 97,6 %.



Réception du Général de Gaulle, le 26 août 1958. © Africa productions

Motion de censure

Le 4 avril 1960, le Sénégal accède à l’indépendance. Et le duo Mamadou Dia-Valdiodio N’Diaye affiche des velléités d’émancipation qui contrarient de puissants acteurs. Comme le résume dans le film le Français Roland Colin, directeur de cabinet puis conseiller personnel de Mamadou Dia de 1958 à 1962, leur souverainisme affirmé et les affinités de ce dernier avec le bloc socialiste « heurtaient les intérêts de trois groupes principaux ». En l’occurrence, les marabouts, certains cadres politiques prêts à toutes les compromissions pour sauvegarder leur influence ainsi que les intérêts économiques français, alors promus par la Chambre de commerce de Dakar.

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C’EST EN RÉALITÉ SENGHOR QUI A OPÉRÉ UN COUP D’ÉTAT »

À la fin de 1962, suite à des prises de position de Mamadou Dia jugées dangereusement progressistes, les détracteurs du président du Conseil lancent l’offensive. En coulisses, Senghor convainc ses partisans de déposer une motion de censure contre le gouvernement. Mamadou Dia s’y oppose, empêchant la Chambre des députés de se réunir. Et le 17 décembre, c’est au domicile de son président, Lamine Guèye, que la motion de censure est adoptée.

Dès le lendemain, Mamadou Dia, Valdiodio N’Diaye et trois autres ministres – Ibrahima Sarr, Joseph Mbaye et Alioune Tall – sont arrêtés et accusés d’avoir fomenté un coup d’État. Leur procès, qui se tient du 7 au 11 mai 1963 devant la Haute cour de justice, est manifestement joué d’avance. Les avocats de la défense ne sont prévenus que dix jours avant l’ouverture des débats et le jury est composé de députés parmi lesquels figurent en bonne place les adversaires les plus résolus des ministres accusés.

Acharnement

Parmi d’autres témoins, Amina N’Diaye Leclerc donne longuement la parole dans son documentaire à trois protagonistes du procès : l’ancien ministre français de la Justice Robert Badinter, avocat de Valdiodio N’Diaye, et l’ancien président sénégalais Abdoulaye Wade, qui défendait ses co-accusés ; mais aussi Ousmane Camara, alors procureur général, qui s’était abstenu de requérir la moindre peine à l’issue des audiences. Selon le haut magistrat, qui l’écrira noir sur blanc dans ses mémoires, le verdict relevait d’une parodie de justice dissimulant « un règlement de comptes politique ». « Malgré l’humanisme qu’on attribue à Senghor, le traitement infligé à ces adversaires politiques-là donnait véritablement quelque chose de tout à fait opposé à l’image qu’on pouvait se faire d’un homme de [son] envergure », témoigne Ousmane Camara face à la caméra.

Mamadou Dia est condamné à la réclusion à perpétuité, tandis que ses quatre compagnons d’infortune écopent de peines allant de 5 à 20 années de prison. « Quand j’ai eu fini mes entretiens, j’étais encore dubitative, explique Amina N’Diaye Leclerc. Je ne parvenais pas à comprendre les ressorts psychologiques de cet acharnement de Senghor contre Mamadou Dia et ses ministres. » Pour tenter de décrypter le jusqu’au-boutisme du président-poète face à ses rivaux de l’époque, la réalisatrice s’est donc tournée vers le psychologue Serigne Mor Mbaye. « C’est en réalité Senghor qui a opéré un coup d’État, explique-t-il. Il y a eu un plan de liquidation de tous ceux qui allaient dans le sens de l’Histoire et voulaient opérer une rupture avec la colonisation. »

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COMMENT SENGHOR POUVAIT-IL SE PROCLAMER HUMANISTE ET LEUR FAIRE SUBIR CE QU’ILS ONT ENDURÉ ?

Vingt-et-un an ans après son premier film, la fille de Valdiodio N’Diaye continue néanmoins de s’interroger : « Comment Senghor pouvait-il d’un côté se proclamer humaniste, évoquer les valeurs de la négritude et de l’autre faire subir à mon père et à ses coaccusés ce qu’ils ont enduré ? Il ne s’est pas contenté de les faire jeter en prison : pendant 12 ans, il va les maltraiter et bafouer leurs droits les plus élémentaires. » De fait, durant leur incarcération au centre pénitentiaire spécial de Kedougou, au Sénégal oriental, dans des conditions climatiques et sanitaires particulièrement hostiles, les cinq hommes – isolés les uns des autres – subiront de multiples brimades et humiliations. Et il faudra l’intervention énergique de l’Ivoirien Félix Houphouët-Boigny auprès de Senghor, en 1974, pour abréger leur supplice.

Complexe d’infériorité

Au nombre des hypothèses évoquées par les témoins dans le film pour expliquer ce traitement figure une rivalité profonde entre Senghor et N’Diaye, qui puisait ses racines bien au-delà de la politique. Valdiodio N’Diaye était en effet un Guelwaar du Saloum, héritier des anciens royaumes et de leurs valeurs. Au décès de son père, le roi du Saloum avait épousé la mère du futur ministre. D’ascendance sérère, tout comme Léopold Sedar Senghor, Valdiodio N’Diaye était issu d’une lignée aristocratique tout en étant doté d’un charisme qui faisait de l’ombre au chef de l’État. Selon Pape Massene Sène, ancien secrétaire général du ministère de la Culture, « dans la hiérarchie sérère héritée du système féodal, Valdiodio surplombait Senghor ». Ce qui aurait alimenté chez ce dernier un « complexe d’infériorité ».

« Peu avant la visite de De Gaulle à Dakar, comme il le raconte dans ses mémoires, Mamadou Dia avait rencontré Senghor en Normandie, à Gonneville-sur-Mer, et ce dernier l’avait imploré de s’aligner sur sa position, autrement dit de soutenir la Communauté, ajoute Amina N’Diaye Leclerc pour expliquer le schisme. Senghor lui avait alors confié avoir donné des garanties aux Français pour que le Sénégal vote en faveur du projet. » Malgré la défiance affichée par Valdiodio N’Diaye devant De Gaulle, le pacte sera finalement honoré. Mais Mamadou Dia et ses quatre compagnons paieront cet affront au prix fort.