Liberia : Samuel Doe, une mort au goût de Budweiser (4/6)

Mis à jour le 15 octobre 2021 à 09:11


Samuel Doe en avril 1980, à Monrovia © AFP

« On a tué le président ! » (4/6). Alors que s’est ouvert le procès des assassins présumés de Sankara, Jeune Afrique vous propose de redécouvrir les destins tragiques de six présidents africains assassinés. Aujourd’hui, Samuel Doe, torturé à mort devant l’œil d’une caméra le 9 septembre 1990.

Le président n’est presque plus rien, mais bientôt ce sera pire. Sans chemise, sans pantalon, le slip blanc gorgé de sang. On lui a arraché ses grigris. Il a les yeux écarquillés et déjà plus de jambes : une rafale de kalachnikov s’est chargée de les lui couper. Samuel Doe gît par terre, dans ce bureau miteux, au milieu de soudards surexcités, il supplie. Il est prêt à tout donner. Sa fortune, les caches où se planquent ses proches, le numéro de ses comptes bancaires, son pouvoir – si tant est qu’il lui en reste.

Les soldats le malmènent, on ne sait même plus ce qu’ils veulent vraiment. Sont-ce les supplications de Doe ou les ricanements de ses tortionnaires ? On ne s’entend pas dans la petite pièce de la clinique de Bushrod Island à Monrovia. Au milieu du brouhaha, un journaliste tend un micro au chef de l’État, un autre filme la scène. Elle dure 14 minutes et, au lendemain de ce 9 septembre 1990, elle deviendra un best-seller sur les marchés de Monrovia. Il n’est pas si fréquent de contempler la mise à mort d’un président.

Le sang et la haine

Dans un fauteuil en faux cuir, face à sa victime, Prince Johnson est impassible – ou peut-être a-t-il un petit air amusé. De temps en temps, il s’excite, se lève puis se rassoit. Une femme en blouse d’infirmière l’évente. Il faut rester calme, l’heure est grave. C’est peut-être celle de la victoire. Il boit une gorgée de Budweiser. Voilà près d’un quart d’heure que Samuel Doe geint devant lui. Ça suffit. Ses hommes se ruent sur le président : ils lui découpent une oreille. Encore un peu de Budweiser. La bière est si bonne : elle a le goût amer du sang et de la haine.

La fureur de ce dimanche a débuté à l’heure où les cloches des églises de la capitale libérienne se mettent à tinter. Les messes étaient à peine terminées que soudain, le chef de l’État donne l’ordre à ses gardes de quitter Mansion House. C’est le branle-bas de combat. Depuis des semaines, tout le monde végétait dans la cour du palais présidentiel : Samuel Doe se terrait. Les rebelles de Charles Taylor et Prince Johnson, qui avaient lancé l’offensive neuf mois plus tôt, étaient désormais aux portes de Monrovia. Ça sentait la fin.

LE GÉNÉRAL QUAINOO TENTE DE CALMER LES DEUX CAMPS, MAIS ON NE PEUT PAS GRAND CHOSE FACE AUX DÉLIRES HAINEUX

Pour une fois, il n’était pas saoul

Le rendez-vous fixé au quartier général de l’Ecomog a-t-il rassuré Samuel Doe ? Lui avait-on donné des gages ? Que devait-il négocier ? Les témoins assurent en tout cas que le président avait toute sa tête. Pour une fois, il n’était pas saoul. Sirènes hurlantes, Samuel Doe débarque au quartier général de la force ouest-africaine. Il a emmené avec lui une centaine d’hommes, son ministre de l’Information et celui de la Défense, des journalistes. Il file au premier des deux étages d’un petit bâtiment et, sans même s’annoncer, déboule dans le bureau du patron de l’Ecomog, le général ghanéen Quainoo, qui a été déployé moins d’un mois auparavant.

Il ne s’écoule que quelques instants et déjà, ça y est, voilà Prince Johnson qui arrive. Le chef de l’Independent National Patriotic Front of Liberia (INPFL) est surexcité et ses soldats sont lourdement armés. Ils ont des fusils mitrailleurs et des lance-roquettes. Johnson transpire, vocifère. Le ton monte entre ses hommes et les gardes de Samuel Doe. « Ouvrez le feu ! » crie-t-il. Il est environ 14h, c’est un carnage, on compte 78 cadavres.

« Cette fois, nous allons le prendre », crie Prince Johnson. C’est à son tour de monter les escaliers du petit bâtiment et de se ruer dans le bureau du général Quainoo. Le Ghanéen tente de calmer les deux camps, mais on ne peut pas grand chose face aux délires haineux : il ne peut être que spectateur. Un des hommes de Prince Johnson mitraille les jambes de Doe.

LES REBELLES DE PRINCE JOHNSON PROMENAIENT LE CADAVRE EN BROUETTE DANS LES RUES DE MONROVIA

Sexe broyé


Pendant qu’ils torturent Samuel Doe, les hommes de Prince Johnson filment la scène. © DR

Quelques instants plus tard, les rebelles embarquent le président vers la clinique de Bushrod Island. Samuel Doe n’a plus de membres inférieurs, puis son sexe est broyé et, après une gorgée de Budweiser, ses oreilles seront donc découpées. Pourquoi ? Nul ne le sait vraiment et cela dure des heures. L’instant exact de la mort du président n’a pas été filmé mais, pendant plusieurs jours ensuite, le corps du président a été exposé par les rebelles de Prince Johnson. Ils promenaient le cadavre en brouette dans les rues de Monrovia. La foule hurlait de joie, raconte-t-on, comme si l’horreur était devenue le seul spectacle réjouissant.

À l’époque, il n’y avait de toute façon plus que cela dans l’air du Liberia. Une décennie plus tôt, le jeune sergent Doe avait pris la tête du pays en promettant une revanche des « natives » contre les « Congos », cette minorité africaine-américaine qui confisquait le pouvoir, les honneurs et l’argent depuis l’indépendance du pays en 1822. En guise de revanche, il y a eu la terreur. Au lieu de la liberté, la violence.

Doe n’avait même pas 30 ans – 29 exactement – quand lui et ses hommes étaient venus cueillir le chic président Tolbert dans sa chambre du palais un matin d’avril 1980 et l’avaient exécuté. Quelques jours plus tard, ils avaient aligné treize ministres du gouvernement déchu sur une plage de Monrovia avant de leur tirer dessus. Les badauds avaient été pris a témoin : c’est ainsi qu’on traiterait désormais les ennemis.

La scène a annoncé le règne qui allait suivre, délirant et inhumain. Doe avait décidé de ne pas lâcher le pouvoir. En 1990, c’était comme en 1985, lorsqu’à la veille de la présidentielle, il avait promis d’écraser quiconque empêcherait sa réélection – il l’avait emporté avec 51 %. Alors, fin 1989, lorsqu’un certain Charles Taylor a levé sa rébellion pour le renverser, il n’a pas été vu d’un mauvais œil, tant il est vrai qu’une partie des Libériens et les pays étrangers – Côte d’Ivoire et États-Unis en tête – voulaient se débarrasser de ce sergent incontrôlable. Tous connaissaient bien cet ancien conseiller du président qui, accusé d’avoir détourné des centaines de milliers de dollars, avait passé quelques années en exil outre-Atlantique. Et qu’importe les méthodes des rebelles, les villages d’ethnies « ennemies » rasés, les gamins recrutés. C’était la guerre, après tout.

MAIN DANS LA MAIN AVEC GEORGE WEAH, PRINCE JOHNSON OCCUPE UNE PLACE CENTRALE DANS LE RÉGIME LIBÉRIEN

Pas une once de remord

« Vous savez pourquoi j’ai fait ça à Samuel Doe ? Dans mon comté de Nimba [dans le nord du pays], des années auparavant, lui et ses hommes avaient tué 300 bébés. Juste avant leur exécution, ils hurlaient mais Doe n’a pas entendu leurs supplications. Alors, je lui ai coupé les oreilles », avait expliqué Prince Johnson en 2018, recevant Jeune Afrique dans un bureau huppé de Monrovia. Le meurtrier le plus célèbre du Liberia n’a jamais exprimé une once de remord.

Il n’est toujours pas parvenu à la tête de l’État : après avoir assassiné Doe, il a affronté son ancien camarade, Charles Taylor, pendant sept années avant de perdre la guerre. Contraint à fuir en 1997, il est revenu en héros dans le comté de Nimba en 2004 et a repris la politique.

Élu sénateur deux ans plus tard, il est arrivé troisième de la présidentielle en 2018, une place qui a fait de lui un homme incontournable. Main dans la main avec le président George Weah, il occupe désormais une place centrale dans le régime libérien. En mai, l’ancien chef de guerre, qui n’a jamais été jugé, a même été nommé à la tête de la commission de défense du sénat. Prince Johnson est aujourd’hui un des hommes les plus puissants du Liberia, mais peut-être devrait-il se souvenir de la fin de Samuel Doe et de l’enseignement que cette séquence aura laissé : on meurt comme on vit.