Massacre du 17 octobre 1961: y aura-t-il reconnaissance d'un crime d'État en plein Paris?
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Le 17 octobre 1961, la répression d'une manifestation pacifiste d'Algériens en plein Paris provoque la mort de 200 à 300 personnes, tuées par les forces de l'ordre. Soixante ans plus tard, des associations se battent toujours pour que l’État français reconnaisse sa responsabilité.
Le quartier du pont de Neuilly a bien changé en 60 ans. Les arbres ont disparu et laissé place aux immeubles de bureau de La Défense. Le pont qui enjambe la Seine et relie la banlieue ouest à Paris est devenu une artère très passante. Ce mardi 17 octobre 1961 au soir, c'est justement ce pont que la famille Benaissa s'apprête à traverser pour répondre à l'appel à manifester de la fédération française du Front de libération nationale (FLN).
Le mouvement indépendantiste algérien a appelé à marcher vers le cœur de Paris pour dénoncer le couvre-feu imposé depuis quelques jours aux « Français musulmans d’Algérie », comme on les appelle alors, et pour réclamer la paix. Comme des centaines d’autres Algériens, Khaled Benaissa, 13 ans à l'époque, son père, ses frères, ses oncles quittent le bidonville de Nanterre. Ils ne pourront jamais traverser la Seine.
« La garde mobile avait complètement fermé le passage du pont. Certains avaient des mitrailleuses avec un trépied posé par terre. C’est le souvenir que j’ai lorsque toutes les premières rangées sont tombées à la suite des balles déjà tirées. Il y avait certainement un ordre pour qu’aucun Algérien ne passe. J’ai essayé de courir pour me cacher… Il faisait nuit sombre. Et là, j’ai trébuché. Je pensais que c’était le trottoir, mais c’étaient des corps. Et d’autres corps me sont tombés dessus, raconteKhaled. Je ne pouvais plus me dégager. Je commençais à perdre ma respiration. Je suffoquais et j’ai cru que mon heure était arrivée. J’ai commencé à faire ma prière et par miracle, quelqu’un m’a tiré par les pieds de l’amas de cadavres et d’hommes blessés qui ne pouvaient pas bouger. C'était mon oncle. »
« Je n’avais jamais vu ça de ma vie »
Ce même soir, juste de l’autre côté de la Seine, Catherine Levy, 19 ans, rentre chez elle après une soirée au cinéma avec des copains. Sans le comprendre tout de suite, cette étudiante en philosophie devient le témoin d’une répression policière préméditée et organisée qui s’abat en plusieurs lieux de la capitale. « Quand je suis arrivée au pont de Neuilly, j’étais complètement estomaquée. Sur le quai, il y avait des gens, visiblement des Algériens, qui étaient ensanglantés et les flics interdisaient qu’on leur parle. J’ai compris quand je suis sortie parce que j’ai rencontré un copain qui avait aussi une piaule dans le coin. Il avait vu comme moi des gens en sang. Je n’avais jamais vu ça de ma vie. Dès qu’ils voyaient des Algériens, les flics tapaient dessus. »
A l’usine Renault de Boulogne-Billancourt où ils travaillent, Clara et Henri Benoit, 31 et 35 ans, côtoient de nombreux Algériens, employés sur les chaînes de montage. Son engagement syndical plonge le couple dans l’histoire en marche. « Le FLN de chez Renault est venu nous trouver en disant : “Nous allons organiser une manifestation. On conteste notre représentativité du peuple et comme les rapports avec la police sont ce qu’ils sont, je vous demande de venir et d’écrire tout ce que vous pourrez voir” », se remémore Henri Benoît. « Ils avaient des consignes d’y aller désarmés. On était quatre ou cinq chez Renault et on nous avait dit d’aller à Opéra », ajoute Clara.
« Il y avait plusieurs cars de police, poursuit Benoît. Au fur et à mesure que des gens dont le profil laissait supposer qu’ils étaient Algériens sortaient du métro, ils étaient contrôlés. Entre-temps, il s’est constitué une masse de plus en plus importante d’Algériens. Nous avons suivi sur le trottoir la manifestation qui était, autant que je m’en rappelle, silencieuse. Jusqu’au moment où l’on est arrivé à la hauteur du Rex, le cinéma. Et c’est là qu'on a entendu des coups de feu, la dispersion. »
« Et là, c’était la débandade. On a vu que la manifestation s’égaillait dans toutes les rues avoisinantes pour échapper aux tirs de barrage de la police. Et ensuite, on a retrouvé un camarade de chez Renault qui était en voiture et on a fait le tour, enchaîne Clara. Là, on a vu les cars de police qui ramassaient, si l’on peut dire, des Algériens. J’ai le souvenir au métro d’avoir vu, d’un peu loin effectivement, des corps étalés. »
Des victimes sous-estimées
Les forces de l’ordre sont dépassées par la mobilisation. Des bus municipaux sont réquisitionnés pour embarquer le maximum d’Algériens et les emmener vers des lieux de détention improvisés. Certains manifestants y passent plusieurs jours, privés de nourriture, frappés, humiliés... Le bilan officiel fait état de deux morts algériens.
« Ce bilan a été perpétué comme vérité officielle mensongère par le préfet de police Maurice Papon, qui publie ses mémoires dans les années 1980, explique l’historien Gilles Manceron, spécialiste de l’histoire coloniale de la France. En réalité, Jean-Luc Einaudi, le principal auteur d’ouvrages sur cet événement, à partir des années 1990, a essayé de faire des listes de disparus. Il arrive à un premier bilan chiffré qui tourne autour de 200 victimes disparues lors du 17 octobre, dans les semaines qui précèdent et qui suivent immédiatement ».
Aux 200 morts à Paris, il faut sûrement en ajouter une centaine de l’autre côté de la Méditerranée. Les expulsions vers l’Algérie n’ont rien d’un simple retour au pays. Ces hommes sont parqués dans des camps militaires. Certains y laissent leur vie. Dans les jours qui suivent, la presse relaie le message officiel ou tombe sous le coup de la censure.
La violence laisse place au silence et à l’absence, dans l’usine Renault de Boulogne-Billancourt comme dans le bidonville de Nanterre. « C’est quand même assez angoissant de retrouver des mères de famille dont le mari a été arrêté et qui se tournent vers le comité d’entreprise parce que c’était un endroit d’accueil pour savoir ce qu’il faut faire, comment avoir des nouvelles. Ce sont des choses qu’on ne peut pas oublier », confie Henri Benoît. « Il y a des tracts CGT qui ont été édités dès le lendemain ou le surlendemain parce que dans certains ateliers, des ouvriers algériens étaient absents », précise son épouse Clara.
Un déchaînement de violence qui reste une « énigme »
« Je pense que l’information a circulé. Il y avait ceux qui ne rentraient pas et les corps que des gens avaient vu flotter sur l’eau. L’idée, c’est que beaucoup d’Algériens ont été jetés à l’eau. Dans le bidonville, certains sont revenus et d’autres jamais. La vie a repris le dessus. Moi, j’ai repris l’école, raconte Khaled Benaissa. Les gens en parlaient très peu parce qu’il fallait protéger aussi les enfants, je pense. »
Ce déchaînement de violence reste une « énigme ». Nous sommes à quelques mois des accords d’Evian. Plus rien ne fait obstacle à l’indépendance de l’Algérie. Mais le Premier ministre Michel Debré, dont la position sur l’Algérie diverge de celle du président De Gaulle, est dépossédé du dossier. Il garde tout de même la main sur le maintien de l’ordre. Le préfet de la Seine de l’époque arme des supplétifs. Des escadrons de la mort sèment la terreur au sein de la communauté algérienne dès la fin de l’été 1961. Le 17 octobre est un point d’orgue.
Mais il faudra 20 ans pour que la vérité commence à émerger. « Il y a eu une tendance en France de la part des autorités officielles à mettre un voile pudique sur cet événement comme sur les violences de la guerre, remarque l’historien Gilles Manceron. Georges Pompidou a été plus loin que de Gaulle. Il fallait, a-t-il dit une fois, “effacer les périodes où les Français ne s’aimaient pas”. Giscard d’Estaing a été beaucoup plus loin parce que lui, il était plutôt pro-Algérie française à l’époque ».
« Il a fallu attendre les années 1980, bien que Mitterrand ne soit pas trop pour faire la vérité sur cette période où son attitude n’a pas toujours été très claire, pour qu’il y ait un début de processus d’établissement des faits, y compris sur le 17 octobre, poursuit l’historien. Un processus qui repose aussi sur des familles d’Algériens qui ont subi cette répression et qui commencent à parler. Certaines familles ont raconté à leurs enfants et ces enfants commencent à manifester au canal Saint-Denis, par exemple, où il y a eu des victimes noyées, au pont Saint-Michel, et certaines associations s’y joignent. A la fin des années 1980 se constitue l’association Au nom de la mémoire, avec justement des enfants de l’immigration. »
Faire perdurer la mémoire et le combat
Ces enfants de l’immigration ont bien grandi. Ils sont devenus eux-mêmes parents, grands-parents, mais leur combat n’a pas changé. « L'enjeu, c'est la transmission », dit l’un deux. « Et moi, quand je parle avec mes enfants tous les jours, je leur dis une chose très importante : ce n'est pas une mémoire du pathos. On n'est pas là pour pleurer, pour dire “voilà, nous sommes les victimes”. Non, pas du tout. Nous sommes fiers que nos parents, nos grands-parents, aient porté cette histoire et qu’ils soient restés debout. Ce qu'il faut valoriser, c'est le courage », martèle-t-il.
Comme chaque année, à l'approche du 17 octobre, des associations de rescapés, d'enfants de victimes et de soutiens se retrouvent pour organiser les commémorations du massacre, à Paris et en banlieue. Au devoir de mémoire de leurs premières années de lutte se sont ajoutées il y a 20 ans des revendications concrètes : la reconnaissance de la responsabilité de l'Etat français, l'accès aux archives et un lieu de mémoire. Mais la reconnaissance de l’État français n’avance qu’à petits pas.
« On pourrait quasiment reprendre mot pour mot l’appel de 2001. Cela prouve les extraordinaires résistances auxquelles nous nous heurtons pour obtenir la reconnaissance de ce qui a été perpétré il y a maintenant 60 ans », se désole Olivier Le Cour Grandmaison, politologue, universitaire et membre du collectif unitaire 17 octobre 1961, pour la reconnaissance d’un crime d’État.
À Clichy-La-Garenne en 2011, François Hollande, alors candidat à la présidentielle, rendait hommage aux victimes du 17 octobre 1961 pour « tout simplement rappeler ce qu’il s’est produit, c’est-à-dire plusieurs dizaines de morts dans des conditions tragiques. » Un an plus tard, en 2012, le président socialiste est le premier chef d'Etat à reconnaître « une sanglante répression le 17 octobre 1961 » dans un communiqué.
Un geste dérisoire pour Olivier Le Cour Grandmaison. « Si la République était à ce point lucide, elle ne pourrait pas qualifier les massacres du 17 octobre 1961 de sanglante répression. Le 17 octobre doit être considéré comme un massacre, avec des exécutions sommaires, des noyades... On sait qu'il y a eu dans la cour même de la préfecture de police, à quelques dizaines de mètres des bureaux de Maurice Papon, des exécutions sommaires. »
La classe politique unie dans le déni
Au nord-ouest de Paris, à Colombes, la petite place devant l’école élémentaire Simone Veil deviendra le parvis du 17-octobre-1961 dès ce dimanche. « On s'inscrit dans cette mémoire de la région parisienne. C’est donc une plaque qui indiquera qu'on a inauguré un parvis du 17 octobre 1961. Il y aura peut-être aussi un descriptif des événements comme on a dans d'autres villes voisines », indique Alexis Bachelay, adjoint au maire de la ville.
Pourtant, l’installation de cette simple plaque ne s'est pas faite sans mal. Avant que la mairie de Colombe ne bascule à gauche en 2020, Alexis Bachelay était conseiller municipal dans l'opposition. « Pendant 15 ans, malgré les demandes répétées, malgré la présence d'associations, de familles dont les parents, les frères, les soeurs ont été victimes de la répression du 17 octobre, la municipalité refusait obstinément d'accorder un lieu de mémoire, se rappelle l’élu. On a eu des échanges en conseil municipal un peu étonnants. Il se disait que c'étaient des rixes entre militants du FLN et que dans ces rixes, il y avait eu effectivement des morts. Ça allait vraiment jusqu'à une forme de révisionnisme historique et de déni de la gravité de la répression, de la gravité de l'événement. Étant entendu que c'étaient des gens qui se revendiquaient politiquement du gaullisme, il y avait aussi cette idée qu’on allait ternir non seulement l'image de la France, mais aussi l'image de leur famille politique et de ce à quoi ils croyaient en tant que militants. »
Alexis Bachelay profite d'un mandat de député entre 2012 et 2017 pour tenter, avec d'autres, de faire passer une proposition de loi pour la reconnaissance de la responsabilité de l'Etat français dans le massacre du 17 octobre. Il n'obtiendra même pas le soutien de son groupe politique, socialiste, écologiste et républicain.
« Dans le cas de la guerre d'Algérie, et peut-être plus encore du 17 octobre 1961 parce que ça s'est passé à Paris, l'ensemble met à mal la mythologie nationale républicaine sur l'idée que la République a toujours été fidèle à ses principes, analyse le politologue Olivier Le Cour Grandmaison. Cela remet en cause les mythologies partisanes, celles de la direction du Parti communiste, qui a toujours prétendu avoir été constamment anticolonialiste. Dans le cas de l'Algérie, ce n'est pas vrai. Cela remet en cause celle du Parti socialiste comme grand parti de l'émancipation et du progrès, dont l'ancêtre, la SFIO, a joué un rôle absolument délétère pendant la guerre d'Algérie. Et ça porte atteinte à de grandes mythologies personnelles. Qui était Premier ministre? Michel Debré, l'un des rédacteurs de la Constitution de la Cinquième République. Qui était président de la République à l'époque ? Le général de Gaulle. L’ensemble de ces éléments font que, à droite comme pour une partie des gauches gouvernementales, ce passé est un passé extrêmement dangereux. »
Après les mots du candidat Macron sur la barbarie de la colonisation et le geste du chef de l'Etat envers les harkis, tout récemment, les associations espèrent que le 60e anniversaire du massacre marquera un tournant. « Je ne suis pas forcément d'un optimisme débridé parce qu'il me semble qu'Emmanuel Macron adopte une tactique qui consiste à céder un peu pour ne pas céder sur le fond, avance Olivier Le Cour Grandmaison. Si l'on compare avec la plupart des autres grandes puissances coloniales européennes, ou la plupart des autres États qui se sont bâtis sur la destruction partielle des populations autochtones, on se rend compte à quel point, effectivement, dans ces domaines et sur ces matières, la France est sinistrement en retard. » Alors que les tensions sont vives avec Alger, le 17 octobre pourrait être l'une de ces occasions d'apaisement sur les sujets mémoriaux que souhaite Emmanuel Macron.
Quoi qu'il arrive, dimanche et comme chaque année, les associations seront au rendez-vous sur le pont Saint-Michel, au cœur de Paris. Car ici, il y a 60 ans, on noyait les Algériens.