Guerre d’Algérie – Benjamin Stora : « Après les accords d’Évian, tout le monde est resté sur ses gardes »
« Au cœur des accords d’Évian » (1/4). Comment ont été reçus les accords du 18 mars 1962 ? Quelles ont été leurs conséquences immédiates ? À l’occasion du 60ème anniversaire de leur signature, l’historien Benjamin Stora revient sur ce tournant pour l’Algérie et la France.
DANS CE DOSSIER
Algérie-France : au cœur des accords d’Évian, 60 ans après
C’était il y a 60 ans, le 18 mars 1962. La signature des accords d’Évian entre les représentants de la République française et ceux du FLN et du GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne) mettait fin sinon aux hostilités – l’OAS est toujours active et il y aura encore des victimes algériennes et européennes du conflit jusqu’en juillet –, du moins aux combats entre les indépendantistes et l’armée française. Un cessez-le-feu doit en effet intervenir dès le lendemain, le 19 mars. Et un processus permettant aux Algériens de bénéficier sous peu du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est enclenché. La guerre d’Algérie sera bientôt finie, le FLN ayant atteint ses objectifs.
Mais comment cet événement a-t-il été vécu par les différentes parties au conflit ? Et quelles en ont été les conséquences à court et à long terme, directes ou indirectes ? Les accords ont-ils d’ailleurs été respectés ? Répondre à ces questions, même plus d’un demi-siècle après Evian, ne va pas toujours de soi. Co-auteur avec Georges-Marc Benamou de l’ambitieuse série documentaire C’était la guerre d’Algérie (5 épisodes diffusés sur France 2 les 14 et 15 mars), Benjamin Stora, le plus connu des spécialistes de la guerre d’Algérie, n’hésite pas à bousculer les idées reçues. Entretien.
Jeune Afrique : Si les Algériens étaient dans la rue en décembre 1960 pour soutenir le FLN, ils n’ont guère fêté les accords d’Evian. Pourquoi cette retenue ?
Benjamin Stora : Au moment de la signature des accords, la population algérienne est encore méfiante. Les assassinats ciblés, les attentats de l’OAS, les tirs de mortier sur les quartiers musulmans – qui sont le quotidien depuis des mois, et encore plus depuis le début de la conférence d’Evian le 7 mars – ne cessent pas. Les gens sont donc confinés chez eux, ils ont peur de sortir ou de manifester quelque sentiment que ce soit.
Ont-ils peur que ce ne soit pas encore la fin de la guerre ?
Ils n’attendent rien de précis puisque la date du referendum n’est pas encore fixée ! En fait, ils ont appris qu’un accord politique a été signé entre les représentants du GPRA et l’État français, c’est tout. Les combattants de l’intérieur, les maquisards n’étaient tout simplement guère au courant de ce qui se passait.
LA NOUVELLE NE SERA COMMUNIQUÉE AUX MAQUISARDS QUE DEUX OU TROIS JOURS APRÈS, À PARTIR DE TUNIS OU DU CAIRE
Youcef Khatib, dit « le colonel Hassan », qui sera le premier maquisard à entrer dans Alger le 5 juillet suivant après avoir tenu tête à l’armée française dans la willaya 4, autour de la capitale, pendant toute la durée de la guerre, expliquera lors d’une interview qu’il avait alors surtout le sentiment d’avoir été abandonné. Privé de toute aide venue de l’extérieur depuis la construction des barrages électrifiés, sans contact suivi avec l’armée des frontières et avec la direction du FLN, c’est entendant à la radio d’un poste de garde français qu’un accord a été signé qu’il apprend qu’un cessez-le-feu a été décidé. La nouvelle ne sera communiquée aux maquisards à partir de Tunis ou du Caire que deux ou trois jours après.
En fait, seuls ceux qui sont dans l’armée des frontières, donc hors du territoire algérien, peuvent se réjouir en apprenant la conclusion de l’accord franco-algérien. Eux seuls, en Tunisie, au Maroc ou au Caire, pensent alors qu’il s’agit d’une victoire, en tout cas d’une victoire politique, pour le FLN et l’ALN.
Et pourtant, Evian, cela signifie qu’on ne va plus risquer des tirs ou avoir à monter des opérations militaires !
Sans doute, mais on ne sait pas vraiment ce qu’il y a dans l’accord et on ne connaît ni les échéances ni les modalités des étapes à venir. Donc les combattants comme la population restent sur leurs gardes. D’autant qu’on a déjà entendu parler de beaucoup de négociations avant, sans que cela aboutisse, à Melun, aux Rousses, etc. C’est une nouvelle importante mais sans plus sur l’instant.
Et même à l’extérieur, on reste dans l’expectative car des bruits circulent évoquant des dissensions entre les dirigeants. On n’apprendra que plus tard que Boumediene n’était pas favorable au texte signé, mais on entend déjà dire que les accords ne font pas l’unanimité. C’est d’ailleurs pour cela que pendant longtemps, cette date du 18 mars ne sera pas commémorée en Algérie.
LA POPULATION EUROPÉENNE D’ALGÉRIE NE RÉALISE PAS TOUT DE SUITE QUE C’EST FINI, QUE L’INDÉPENDANCE EST INÉLUCTABLE
Et côté français ? Comment les militaires, les pieds noirs et la population de métropole réagissent-ils en apprenant la signature des accords ?
Les seuls qui accueillent tout de suite et sans arrière-pensée l’événement avec joie et le fêtent, ce sont évidemment les appelés, les 400 000 soldats du contingent, qui saluent la fin des combats et le retour prochain dans leurs familles. Pour l’OAS, la lutte pour l’Algérie française continue. Elle ne se reconnaît pas dans les accords d’Evian, elle les dénonce, et elle poursuit ce qu’elle appelle « les actions armées », autrement dit les attentats, avec notamment nombre de plasticages les 18, 19 et 20 mars dans les villes.
Du côté de la population européenne d’Algérie, on est stupéfait, on rejette bien sûr les accords, mais on ne réalise pas tout de suite que c’est fini, que l’indépendance est cette fois inéluctable. Les gens sont confinés, vu la violence qui règne, et ils le restent. Ce n’est que quelques jours plus tard, le 26 mars, après la fusillade de la rue d’Isly (Ben M’Hidi aujourd’hui) qui voit les soldats de l’armée française tirer sur la foule des pieds-noirs manifestant à l’appel de l’OAS pour briser un blocus de Bab-el-Oued, que tout change.
Certes, depuis des années, depuis que de Gaulle avait parlé d’autodétermination ou depuis l’échec de la révolte des barricades, certains avaient quitté l’Algérie pour la métropole. Mais là, c’est le signal de l’exode. Même si, au début, l’OAS interdit et donc freine le départ des Européens, allant jusqu’à en assassiner quelques uns. Les départs deviendront réellement massifs à la mi-juin, notamment quand les principaux dirigeants de l’OAS s’enfuiront en Espagne.
En métropole, les familles des appelés sont soulagées, bien sûr, et la population se réjouit de la paix, mais sans plus. D’autant qu’il y a eu beaucoup d’attentats de l’OAS les semaines précédentes, et qu’on craignait il n’y a pas encore si longtemps une guerre civile. On considère plus que jamais de Gaulle comme un personnage central, il solidifie grâce à Évian le soutien d’un électorat populaire. La gauche reste muette et semble anesthésiée politiquement.
BEN BELLA ET BOUMEDIENE SONT TOUS DEUX SUR LA MÊME LIGNE : ON A TROP CÉDÉ À LA FRANCE
Boumediene était plus que réservé sur les accords d’Evian, mais il n’était pas le seul. Ahmed Ben Bella aussi…
Lui aussi, en effet, n’y était pas favorable. C’est d’ailleurs à ce moment-là que va se sceller véritablement l’accord entre Ben Bella et Boumediene, qui conduira pendant l’été 1962 à la prise du pouvoir par le premier avec l’appui décisif du second. Ils sont tous deux sur la même ligne : on a trop cédé à la France. Car ils sont au courant des dispositions secrètes des accords concernant la poursuite des essais nucléaires, l’extraction du pétrole et du gaz réservé prioritairement aux compagnies françaises, les questions militaires et en particulier le maintien pour plusieurs années de la base navale de Mers-el-Kébir.
Ils disent donc que les politiques du GPRA ont accepté un mauvais compromis. Ceux-ci, à commencer par Belkacem Krim, qui a conduit les négociations pour les Algériens, considèrent avoir signé un texte décisif puisqu’il va permettre d’organiser un referendum et d’obtenir l’indépendance sans rien céder d’essentiel.
Est-ce à ce moment que se sont cristallisées les oppositions qui conduiront aux combats fratricides de l’été 1962 ?
Non, il y a déjà eu avant une série d’autres événements, en particulier la réunion des colonels de l’ALN en 1959, qui constitue sans doute le début d’une crise ouverte entre le GPRA et l’armée. Si la crise éclate au grand jour en 1962, ce n’est pas avec Evian, mais lors du congrès du FLN de Tripoli, en Libye, fin mai. Cette fois, la fracture entre deux camps aspirant au pouvoir devient totale, frontale.
Les accords d’Évian, dit-on souvent, n’ont guère été respectés par la partie algérienne…
Parce que tout s’est accéléré d’une manière extraordinaire entre mars et juillet 1962. Personne n’aurait pu prévoir le départ d’Algérie de 500 à 600 000 personnes. Cet exode gigantesque, non anticipé, ni par les Français ni par les Algériens, a tout bouleversé. Tout ce qui était prévu vole en éclat. En particulier la protection des biens des pieds-noirs évoquée dans les accords. On libère subitement des appartements, des terrains, de l’espace public. Les Algériens s’aperçoivent que les logements, les boutiques, les commerces sont abandonnés, donc ils les occupent.
ON A LAISSÉ LE CHAMP LIBRE À DE TERRIBLES REPRÉSAILLES ET À DES ATROCITÉS CONTRE LES HARKIS
Du côté de l’armée des frontières, on constate à partir du mois d’avril le chaos qui s’installe. Et donc, en violation des accords d’Evian, les djounoud se mêlent aux réfugiés civils et rentrent en masse en Algérie. La force mixte algéro-française qui devait maintenir l’ordre ne peut guère agir. Quant à la machine administrative de l’État, elle est complètement désorganisée par le départ massif des pieds-noirs. Les écoles, les hôpitaux, les impôts, etc, plus rien ne fonctionne normalement.
Les harkis, pour beaucoup, ont compris vite la situation. Ils n’ont pas rejoint la force chargée de maintenir l’ordre et, souvent, sont allés se cacher. Ceux qui n’ont pas pu gagner la métropole ne seront pas protégés, comme prévu par les accords. Les autorités françaises étaient peu désireuses de voir ces hommes qui étaient considérés comme des combattants armés traverser la Méditerranée. Les responsables algériens n’ont jamais incité à la vengeance, encore moins aux massacres, mais ils se sont désintéressés de la question des harkis : pas un mot les concernant à Tripoli par exemple, ni dans la charte rédigée pour le congrès ni dans les interventions. Ce qui a laissé le champ libre à de terribles représailles et à des atrocités, notamment dans les campagnes, dès les mois de mai et juin.
Ainsi, les accords d’Évian n’ont été respectés qu’en ce qui concernait les rapports entre les deux États. L’essentiel pour la France comme pour l’Algérie ?
En effet, hormis ce qui a trait aux questions militaires et économiques, surtout au Sahara – le pétrole, les essais nucléaires –, on se désintéresse vite des accords d’Évian et de leur suite des deux côtés. Pour de Gaulle et pour la France, le rideau est tiré. Et pour les Algériens, l’essentiel est la lutte pour le pouvoir. Voilà pourquoi les 18 et 19 mars ne resteront un symbole que pour les soldats français, les appelés.
LE DÉPART VERS LA FRANCE DE TRÈS NOMBREUX ALGÉRIENS QUI N’ÉTAIENT PAS DES HARKIS EST PRESQUE UN SUJET TABOU
Parmi les conséquences d’Evian, y en a-t-il certaines que l’on a sous-estimées ?
Le départ vers la France de très nombreux Algériens qui n’étaient pas des harkis est presque un sujet tabou. C’était une conséquence indirecte des accords d’Évian puisqu’ils prévoyaient une possibilité de circulation entre les deux pays, ce qui restera le cas jusqu’en 1968. Il est difficile d’en parler car cela pourrait faire penser que beaucoup d’Algériens n’étaient pas favorables à l’indépendance et l’ont démontré en décidant de suivre la France dans son repli.
Sans doute ceux qui sont partis étaient pour beaucoup des Algériens qui ont suivi l’administration pour laquelle ils travaillaient. Mais les chiffres sont importants. On sait qu’on est passé de 1962 à 1974 de 350 000 Algériens en France à plus d’un million, ce qui donne une idée de l’importance du phénomène. Les Algériens disent que celui-ci a été provoqué par l’OAS qui avait tout détruit et empêché l’appareil d’Etat de fonctionner. Sans doute pour partie. Mais seulement pour partie.