Le mystère Saliège : les évêques et Vichy, un silence qui pèsera lourd (4/5)
Mgr Saliège est-il l’exception dans un épiscopat qui s’est largement fourvoyé face à Vichy ? Depuis quelques années, cependant, des historiens réhabilitent l’attitude de l’Église sous la Shoah, en montrant l’action de nombreux catholiques pour sauver les juifs. Quatrième volet de la série, pour comprendre ce qui s’est réellement joué, sous l’occupation, entre les juifs et l’épiscopat. Un évêque sous l’Occupation, le mystère Saliège (4/5)
La célébration fut grandiose. Plus de 10 000 jeunes, des scouts, des étudiants, des ouvriers, massés sur les marches de la cathédrale du Puy-en-Velay, avec leurs bannières, étendards et capes au vent, priant Notre-Dame de France pour « laver les fautes des Français qui ont participé à la décadence de la France » : chemins de croix, processions pieds nus, messes, et tout cela en présence de pas moins de huit évêques, dont le cardinal Pierre Gerlier, archevêque de Lyon.
En ce mois d’août 1942, ce n’est pas la lecture de la lettre de Mgr Saliège qui retient l’attention catholique, mais bien plus la vague de pèlerins qui, venant de tout le pays, ont envahi le sanctuaire pour la fête de l’Assomption. Voilà longtemps que l’on n’avait pas assisté à une telle manifestation de piété, une « grande prière pour la France », se réjouit L’Osservatore Romano. Le gouvernement de Vichy est bien représenté, et diffuse un message du maréchal, dont la voix résonne sur toute l’esplanade, dont la foule l’écoute religieusement.
Lorsque l’on évoque la lettre de résistance de l’évêque de Toulouse, il ne faut jamais oublier que, quelques jours avant sa lecture, une partie des prélats cautionnaient de leur présence au Puy un rassemblement aux accents fortement pétainistes. Mgr Saliège serait-il une exception dans un épiscopat qui s’est largement fourvoyé face à Vichy ?
La repentance de Drancy
Le pèlerinage du Puy a longtemps symbolisé pour les historiens l’attitude des évêques français entre 1940 et 1945. Jacques Duquesne, en 1966, dans Les Catholiques français sous l’Occupation, décrit ainsi une forte adhésion de l’Église au régime du maréchal, et un intérêt limité pour le sort des juifs. Ce jugement sévère se retrouve quelques années plus tard avec la repentance des évêques, à Drancy, le 30 septembre 1997. Devant le vieux wagon de fer, symbole de la déportation, l’Église accomplit une démarche de purification de la mémoire, avec un texte lu par l’évêque de Seine-Saint-Denis, Mgr Olivier de Berranger. Les mots sont forts : « Dans leur grande majorité, les autorités spirituelles empêtrées dans un loyalisme et une docilité allant bien au-delà de l’obéissance traditionnelle au pouvoir établi, sont restées cantonnées dans une attitude de conformisme, de prudence et d’abstention », proclame le texte, qui conclut : « Le silence a été la règle, et les paroles en faveur des victimes l’exception. »« Silence », le terme n’est pas employé au hasard.
À l’époque, déjà, certains à mi-mot regrettèrent cette sévérité. Et, depuis quelques années, des historiens s’attachent à réhabiliter l’action des évêques, expliquant que la repentance de Drancy ne tient pas compte de tous les sauvetages de juifs sous l’égide des diocèses. A-t-on vraiment établi une « légende noire » excessive sur le rôle de l’Église sous Vichy ? Que s’est-il joué, durant toute cette période, entre l’Église et les juifs ?
La question est sensible, et décisive pour mon enquête sur Saliège. Dans le doute, je décide de me tourner vers un historien du catholicisme incontestable, pour comprendre ces évolutions de jugement : Étienne Fouilloux, désormais professeur à la retraite, installé à Lille après avoir mené une carrière universitaire à Lyon. L’ayant croisé par le passé à plusieurs reprises, j’ai toujours été impressionnée par la capacité de recul de ce chercheur, chrétien convaincu. Je ne me suis pas trompée : durant toute une matinée, cet homme de plus de 80 ans va m’éclairer avec l’incroyable précision qui le caractérise sur l’Église sous les années d’occupation.
Des évêques qui ont l’oreille de Pétain
Saliège fut-il une exception ? Il faut distinguer, explique-t-il, le soutien à Pétain, derrière lequel s’est rangé l’ensemble de l’épiscopat, et la réaction par rapport aux déportations de juifs. Sur le premier point, les évêques sont pour leur majorité d’anciens combattants de 14-18. Le maréchal est l’homme providentiel, dont ils partagent le diagnostic sur la France : « Travail, famille, patrie, ces trois mots sont les nôtres », affirme le cardinal Gerlier, à Lyon, en 1940. Ce loyalisme sera persistant, comme le montre l’obstination du cardinal Liénart (Lille) à témoigner en faveur du maréchal lors de son procès en 1945.
Mais, justement, parce qu’ils ont l’oreille de Pétain, les évêques n’auraient-ils pas pu jouer de ce magistère retrouvé – la Troisième République a été dure avec l’Église – pour défendre les juifs ? En 1942, seulement cinq d’entre eux protestent. Sur un peu moins de cent, c’est peu. Et pourtant, les archives sont formelles, ces prises de position publiques ont eu une réelle influence sur la politique antijuive du gouvernement.
En 1945, c’est bien cette proximité avec Vichy qu’on leur reproche, note Étienne Fouilloux. Les responsables de l’Église ne sont pas gaullistes et le Général leur en tient rigueur. De plus, l’épiscopat se trouve confronté aux critiques des chrétiens qui sont entrés dans la Résistance. Ils l’ont fait au nom de leur conscience. Ils ont su prendre la bonne attitude éthique, montrant que le sensus fidei fidelium (le sens de la foi des fidèles) est parfois plus juste que celui de la hiérarchie…
D’ailleurs, l’après-guerre marque le grand retour des catholiques en politique, des anciens résistants comme Georges Bidault ou Maurice Schumann, qui ne sont pas les moins sévères à l’encontre de l’institution. L’affaire Touvier, qui éclate peu d’années après, va conforter cette impression : les soutiens dont bénéficie cet ancien collaborationniste prouvent que décidément tous, dans la hiérarchie, ne sont pas encore prêts à reconnaître les erreurs du passé… Mais l’affaire provoque aussi un électrochoc, avec la mise en place d’une commission, en 1989, sous l’égide de l’historien René Rémond, chargée de faire le clair sur la complaisance de l’Église vis-à-vis de Vichy.
La vision très sévère de Robert Paxton
Ce contexte va logiquement mener à la repentance des évêques, sous l’impulsion d’une nouvelle génération de prélats – Decourtray, Lustiger, Berranger – soucieux, après Vatican II, d’une Église plus à l’écoute du monde, et non uniquement de la défense de ses intérêts. Le discours de Drancy n’est au fond que le parallèle, côté Église, de la démarche de 1993 de Jacques Chirac, avec la déclaration du Vél’ d’Hiv. Lui aussi met en cause la responsabilité institutionnelle de l’État français. Sans doute, en découvrant progressivement l’ampleur de la Shoah, son caractère inimaginable, était-il besoin d’aller au fond de « ce devoir de mémoire », de mettre l’accent sur les 75 000 juifs de France qui ne sont jamais revenus des camps d’extermination.
À cela s’ajoutent les travaux d’un historien américain comme Robert Paxton, montrant comment le régime de Vichy s’impliqua dans la « solution finale ». Mais cette vision très critique – et exacte quant au rôle de Vichy – ne prend pas en considération l’opinion publique. Ni les résistances qui se sont manifestées, de mille et une manières, et sans forcément prendre les armes, au sein de la population.
Pas un pays de 40 millions de collaborateurs
L’historien Jacques Semelin incarne aujourd’hui cette approche plus complexe. Est-ce parce qu’il est frappé d’une cécité progressive qui l’oblige à travailler essentiellement à partir de l’audition ? En tout cas, ce spécialiste des conflits est particulièrement à l’écoute des « signaux faibles », ces gestes de solidarité, d’humanité, qui font que la connaissance des seuls grands faits de l’Histoire ne suffit pas à son interprétation. Non, la France n’était pas un pays de 40 millions de collaborateurs. Ni de 40 millions de résistants…
Jacques Semelin s’attache à décortiquer ces multitudes de filières, d’aides informelles, ces « microréseaux » restés anonymes (1)… Parmi eux, explique-t-il, le rôle des Églises, catholiques et protestantes, a été essentiel. Une action qui doit beaucoup aux « catholiques de base », prêtres, religieuses, mères de famille et intellectuels chrétiens. Le livre de Jacques Semelin, et son chapitre sur l’Église, a des allures de réhabilitation : depuis la pièce Le Vicaire de Rolf Hochhuth, l’Église constitue une cible facile pour des caricatures à l’emporte-pièce. Comme le montre la remarquable exposition « “À la grâce de Dieu”. Les Églises et la Shoah », au Mémorial de la Shoah à Paris (2), si seuls cinq évêques ont protesté, beaucoup ont couvert, au moins tacitement, des filières de sauvetage dans leur diocèse.
Qu’en conclure ? Les évêques français étaient peu perméables aux thèses nazies sur la race. En revanche, la « question juive », comme ils l’appelaient, ne fut jamais considérée par la majorité comme une priorité qui aurait pu motiver une attaque frontale de Vichy. Cette indifférence relative explique que l’institution soit passée du silence complaisant à une réaction caritative et morale envers la déportation. Reste, et c’est bien la question que pose la repentance de Drancy, ce « silence ». Des évêques ont agi pour les juifs, fait agir, laissé agir. Mais peu ont parlé. De ce point de vue, Mgr Saliège constitue bien une exception. Mais, après tout, est-ce le rôle d’un évêque que de parler ? Son premier devoir n’est-il pas de protéger ses ouailles ? C’est toute la question du dernier volet de cette série…
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Les prises de position de l’Église réformée de France
Deux réunions de pasteurs, à Pomeyrol (Bouches-du-Rhône) en septembre 1941 et en septembre 1942, mènent à la circulation de thèses condamnant l’antisémitisme.
Le président de la Fédération protestante de France, le pasteur Marc Boegner, écrit au grand rabbin Isaïe Schwarz, le 26 mars 1941, une lettre de soutien privé mais qui est largement diffusée en zone non occupée.
Le Conseil national de l’Église réformée se réunit à Nîmes le 22 septembre 1942 et rédige un texte lu dans tous les temples de France (sauf 8 qui ont refusé) le dimanche 4 octobre. Il exprime sa condamnation des persécutions et appelle les fidèles à la solidarité avec les juifs.
(1) Une énigme française. Pourquoi les trois quarts des Juifs en France n’ont pas été déportés, de Jacques Semelin, avec Laurent Larcher, Albin Michel, 224 p., 19 €
(2) Jusqu’en avril 2023.