29 septembre 1962, Ahmed Ben Bella face aux défis algériens

 

L’année 2022 a été riche en commémorations en Algérie, qui fête cette année le 60e anniversaire de son indépendance. Après l’anniversaire de la signature des accords d’Evian en mars 1962, la proclamation de l’indépendance survenue le 5 juillet de la même année, voici venu le temps de se souvenir de la prise du pouvoir du FLN, avec la désignation du premier gouvernement.

L’Algérie se souvient. Il y a 60 ans jour pour jour, le 29 septembre 1962, Ahmed Ben Bella était investi en tant que président du conseil par l’Assemblée constituante de son pays fraîchement indépendant. Un an après, faisant suite à l’adoption de la Constitution, il se fera élire par suffrage universel à la magistrature suprême, devenant le premier président de la République algérienne.

L’accession au pouvoir de ce « chef historique » de la lutte algérienne pour l’indépendance avait suscité beaucoup d’espoirs dans une Algérie épuisée par huit années de guerre de libération anticoloniale, suivie de plusieurs mois de quasi-guerre civile opposant groupes et fractions rivales au sein du mouvement nationaliste. Marqué par des réformes économiques importantes et des velléités autoritaires, le règne de Ben Bella sera court, interrompu par un coup d’État militaire survenu dès 1965. Il n’en reste pas moins que l’homme a compté dans l’histoire de l’Algérie moderne, sa vie ayant été « intimement liée au destin de ce pays », comme l’a écrit l’historien Benjamin Stora.

Eveil de conscience politique

Ahmed Ben Bella est venu au monde le 25 décembre 1916 à Marnia, un bourg situé dans l’ouest algérien. Il était le fils de paysans marocains, berbères, de la région de Marrakech, émigrés en Algérie vers la fin du XIXe siècle. Il a grandi au sein d’une large fratrie de huit frères et sœurs. L’avant-dernier des cinq garçons, le jeune Ahmed a appris le français à l’école coloniale à Tlemcen qu’il a fréquentée jusqu’au niveau de brevet, mais aurait été, selon la légende, meilleur footballeur qu’étudiant.

Dans son autobiographie qu’il a dictée à l’écrivain français Robert Merle (1) lorsqu’il est devenu chef de l’État, Ben Bella a raconté que l’éveil de sa conscience politique date de ses années d’écolier lorsqu’il fut confronté pour la première fois à la discrimination raciale. Ce n’était que sur les terrains de football qu’il était heureux car, aime-t-il le rappeler, « personne ne lui demandait s’il était Algérien ou Européen ». Il était également nostalgique de la fraternité qu’on lui avait témoignée au sein de l’armée qu’il rejoignit en 1937 pour faire son service militaire. Démobilisé puis remobilisé au cours de la Seconde Guerre mondiale, il fut enrôlé au sein du 5e Régiment de tirailleurs marocains. L’héroïsme dont il fit preuve notamment à la terrible bataille de Monte Cassino en 1944, puis à la libération de la France l’année suivante, lui valut d’être promu adjudant et décoré de la médaille militaire par le général de Gaulle en personne.

L’engagement militant  

À son retour au pays, le jeune héros de la Seconde Guerre mondiale est bouleversé par la répression qui s’était exercée contre les manifestants de Sétif et de Guelma en mai-juin 1945. Les massacres perpétrés par l’armée coloniale seront déterminants dans son engagement pour une Algérie indépendante.

Dès 1945, Ben Bella s’engage à fond dans le mouvement nationaliste et adhére au parti indépendantiste de Messali Hadj, le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (M.T.L.D.). Candidat aux élections municipales, il milite parallèlement au sein de l’Organisation secrète (OS), organe clandestin du parti, chargé de préparer la lutte armée. Les principales missions de l’OS sont de réunir des fonds, se procurer des armes et organiser des commandos.

Dans une interview, Ben Bella a rappelé l’importance qu’il attachait à ces actions clandestines. Il se disait fier d’avoir notamment participé le 5 avril 1949 à la fameuse attaque de la poste centrale d’Oran. Cette action avait rapporté à l’OS quelque 3 millions de francs, de quoi financer ses actions. Un an plus tard, l’OS fut démantelée par la police française et le chef de sa section d’Oran, Ben Bella, arrêté et condamné à la prison à perpétuité. S’évadant de prison au bout de deux ans, celui-ci s’exile au Caire. C’est d’ailleurs dans la capitale égyptienne, avec l’appui matériel de Nasser et de ses services de renseignements, qu’il organise la lutte armée contre le colonisateur.

 

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Principaux dirigeants du FLN (de gauche à droite : Mohamen Khider, Mostefa Lacheraf, Hocine Aït Ahmed, Mohamed Boudiaf et Ahmed Ben Bella) après leur arrestation suite à un détournement, le 22 octobre 1956bpar l'armée française, de leur avion civil marocain, Domaine public.
 

 

En 1954, en pleine crise du mouvement nationaliste algérien, Ben Bella fait partie des neuf chefs historiques qui, rompant avec l’approche légaliste des partis traditionnels, ont fait le choix de l’insurrection générale. Celle-ci devait conduire le pays vers l’indépendance. Le Front de libération nationale (FLN) est fondé en octobre 1954 et l’insurrection programmée est déclenchée dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1954, désignée depuis comme « la Toussaint rouge » par les historiens.

Basé à l’extérieur du pays, Ben Bella est chargé de fournir son organisation en armes et c’est ce qu’il fera jusqu’à sa nouvelle arrestation par les autorités françaises qui l’avaient identifié comme la « tête pensante » du mouvement. Elles auraient même prévu de l’abattre, selon une récente enquête publiée dans le journal Le Monde. En effet, le 22 novembre 1956, pendant un trajet vers Tunis, son avion est intercepté par l’armée française et détourné vers Paris. Arrêté, il aura la vie sauve, mais sera détenu sur l’île d’Aix, dans la région de la Loire. Il sera libéré six ans plus tard, après la signature des accords d’Evian, en mars 1962.

La conquête du pouvoir

C’est auréolé de son prestige de « chef historique » du mouvement nationaliste que Ben Bella est revenu en Algérie en 1962. Il était à l’époque l’homme le plus populaire de son pays, mais la conquête du pouvoir ne sera pas aisée pour autant.

Du temps de la guerre (1954-62), le FLN avait été déchiré par de violentes purges internes, voire des liquidations physiques. Au premier congrès du parti en 1956, dans la vallée de la Soummam en Kabylie, les dirigeants avaient théorisé les fondements politiques et le caractère national de l’insurrection en cours, mettant l’accent sur l’objectif de réaliser une République algérienne démocratique et sociale. Le parti avait été doté d’organismes dirigeants, qui reconnaissaient la primauté des militants de l’intérieur sur ceux de l’extérieur et du politique sur le militaire.

 

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Ahmed Ben Bella discute avec Houari Boumédiène, colonel de l'Armée de libération nationale (ALN), au Stade municipal d'Alger, le 10 septembre 1962. © AFP/Fernand Parizot

 

À l’indépendance, les cartes sont rebattues et malgré son absence du pays pendant plusieurs années, Ahmed Ben Bella s’est imposé, réussissant à faire accepter par la population ses thèses socialistes et pan-arabistes. Habile stratège, l’homme s’est allié avec ce qu’on appelle « l’armée des frontières », dirigée par Houari Boumediene. « Fort du soutien de l’armée qui était alors la force la plus cohérente et la mieux équipée, il est entré triomphalement en Alger au cours de l’été fatidique de 1962 », raconte Farid Alilat, journaliste et historien du FLN. (2)

Ahmed Ben Bella a 45 ans lorsqu’il est investi par l’Assemblée constituante. Celle-ci lui voue une allégeance totale et rédige une Constitution qui lui permettra de concentrer peu à peu dans ses mains tous les pouvoirs. Chef du parti unique, Ben Bella sera successivement président du Conseil, puis premier président de la République algérienne.

À la fois musulman croyant et socialiste, l’homme voulait édifier une Algérie socialiste dans la foi de l’islam. Tout au long des trois années de son mandat, il pratique une politique résolument marquée à gauche, dont témoignent les nombreuses nationalisations, les créations de coopératives, la réforme agraire fondée sur une stratégie autogestionnaire. Proche de l’URSS et de Cuba, il rencontre Che Guavera  à l’occasion d’une visite de ce dernier en Algérie. Lui-même sillonne le monde et ambitionne de faire de son pays la Mecque des mouvements de libération dans le tiers monde.

Or, à l’intérieur du pays, son leadership est de plus en plus contesté. Son autorité est fragilisée par les difficultés économiques croissantes, doublée de la dérive autoritaire du régime. D’ailleurs, dès sa prise du pouvoir, Ben Bella avait joué violemment des coudes, écartant sans ménagement ses rivaux. Cela lui valut des oppositions fortes au sein de son parti. « Mais ce sont ses divergences avec son mentor Boumediene et sa décision de démettre de son poste le puissant ministre des Affaires étrangères, Abdelaziz Bouteflika, qui sera le catalyseur du coup d’État militaire qui renversera Ben Bella le 19 juin 1965 », explique Farid Alilat.

Destitution

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 Dernier hommage à Ahmed Ben Bella. Alger, le 13 avril 2012. Reuters/Ramzi Boudina

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Détenu au secret pendant 15 ans, Ahmed Ben Bella est grâcié en 1980, après l’arrivée à la présidence de Chadli Bendjedid. Libéré, il s’exile en Suisse, avant de revenir s’installer en Algérie où il décède en 2012 à l’âge de 96 ans.

Depuis sa destitution, Ben Bella n’a plus jamais joué de rôle de premier plan dans la vie politique algérienne. À la fin de sa vie, il s’était rapproché de son lointain successeur à la présidence, un certain Bouteflika, qui, sans doute pour se racheter de sa participation au coup d’État de 1965, fit rebaptiser l’aéroport d’Oran d’après le nom de ce « chef historique » mythique de l’insurrection algérienne.

(1)    Ahmed Ben Bella, par Robert Merle. Paris, Gallimard, 1965.

(2)    Farid Alilat est journaliste à Jeune Afrique et l’auteur de Bouteflika, l'histoire secrète (éditions du Rocher, 2020)