L’« Église noire », épicentre du peuple afro-américain
Cet essai fouillé retrace cinq siècles d’histoire de la population afro-américaine, sous le prisme de son lien central avec les Églises communautaires du pays.
Black Church
de Henry Louis Gates Jr
Traduit de l’américain par Serge Molla
Labor et Fides, 22 €, 304 p.
Une rare hauteur de vue pour mieux comprendre les tourments qui agitent aujourd’hui, outre-Atlantique, les communautés afro-américaines à l’ère du mouvement de protestation Black Lives Matter (« Les vies noires comptent ») et des violences suprémacistes blanches qui ne cessent d’y défrayer la chronique. C’est ce qu’offre cet essai documenté de l’historien Henry Louis Gates Jr, qui vient de paraître en français. Et sur un sujet aussi clivant et passionnel, dans une Amérique plus fracturée que jamais, il fallait au moins un homme de son envergure intellectuelle.
Pédagogue, le propos de l’auteur – aujourd’hui directeur du centre de recherche dédié à la culture africaine-américaine à l’université Harvard, et proche de l’ancien président Barack Obama – retrace ainsi l’itinéraire emprunté, au cours des cinq siècles derniers, par cette population déracinée sous l’angle inédit de son lien avec l’« Église noire ». L’expression peut d’emblée faire tiquer, à l’aune de la grande diversité des Églises et dénominations chrétiennes américaines.
« Église noire »
Reconnaissant qu’il n’existe pas de telle instance « monolithique », elle est assumée dès le préambule « par souci de clarté » pour « reconnaître au fil du temps l’importance des institutions de la religion organisée pour les Africains-Américains ». Cette mise au point faite, la réflexion s’attache à démontrer que l’« Église noire » demeure, depuis les prémices de sa fondation par les premières générations d’ancêtres esclaves embarqués vers le Nouveau Monde, un « centre de gravité spirituel, culturel, politique et social » pour cette population.
Des études nationales récentes corroborent d’ailleurs toujours cette idée, estimant à près de 80 % la part d’Africains-Américains qui déclarent toujours comme « très importante » la religion dans leur vie. Des premiers rassemblements où les captifs se livraient secrètement à des pratiques religieuses – alors teintées d’un syncrétisme certain – à l’émergence de la culture hip-hop et des gospels, en passant par la formation de personnalités issues de cette minorité sur la scène électorale, elle fut un lieu décisif dans la transformation sociétale opérée en Amérique.
Lieu, d’abord, de résistance à la suprématie blanche et de mobilisation pour la justice raciale et l’égalité des droits. Lieu, aussi, d’incubation de « talents musicaux et oratoires » d’artistes forgeant cette « culture noire » qui rayonnera ensuite à travers la planète. Lieu, enfin, d’inlassables débats sur les problèmes socioéconomiques et politiques qui taraudent toujours ce peuple. Le récit y mêle avec adresse des souvenirs familiaux et de foi intimes – Henry Louis Gates ayant, par ailleurs, vécu la ségrégation dans son enfance – avec des témoignages de croyants et de non-croyants, et des éclairages d’autres chercheurs, pasteurs ou artistes.
Part critique
Pratiques d’exclusion, d’intolérance, rôle de l’argent, place des femmes, questions de sexualité et de genre, système de « starification » menaçant des responsables religieux… Résistant aux écueils du manichéisme et de l’angélisme, cet essai livre encore un regard analytique critique sur les parts d’ombre passées et les défis plus contemporains qui guettent l’« Église noire ».
« Tout comme l’expérience noire elle-même, l’Église noire est diverse et contestée. Des tensions se manifestèrent dès sa naissance, entraînant rapidement des scissions confessionnelles, touchant des questions doctrinales, des conflits de personnalité, des manières de célébrer, des politiques de respectabilité, relatives au militantisme, à l’intégration, au nationalisme noir », postule encore l’auteur, pour qui « tout cela témoigne de lignes de faille plus larges dans la pensée et l’identité noires ».
Alors que l’« Église noire » n’en a pas fini de s’interroger sur sa place dans la société, cet essai contribue à mieux faire comprendre ce que signifie être noir et chrétien aux États-Unis aujourd’hui.