9 avril 1938, un premier pas de la Tunisie vers l’indépendance

Il y a 85 ans, la population de Tunis descendait dans la rue à l’appel du Néo-Destour pour réclamer à la France des droits et la création d’un parlement représentatif. Une journée qui s’achèvera dans le sang, mais qui marque une date-clé dans la marche vers l’indépendance.

Par  - à Tunis
Mis à jour le 9 avril 2023 à 10:42
 

 

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Manifestation contre le Protectorat français, à Tunis, le 12 avril 1938. © AFP

 

 

9 avril 1938. La date sonne comme le titre d’un film, une journée particulière pour la Tunisie contemporaine. Ce jour-là, le pays s’est fédéré pour exprimer sa détermination à obtenir des droits confisqués par le Protectorat français.

85 ans plus tard, les revendications d’aujourd’hui semblent faire écho à celles d’hier, et le rapport du peuple au pouvoir est quasiment inchangé. Les Tunisiens d’alors réclamaient la restauration de l’économie, la fin des campagnes diffamatoires menées par La Dépêche tunisienne (le quotidien des colons) et la libération des détenus. Des demandes étrangement similaires à celles des militants politiques en 2023.

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En avril 1938, tout avait débuté par l’exaspération des Tunisiens face aux agissements des forces coloniales, qui disaient se sentir menacées par « la lie de la population ». Le pouvoir colonial se montrait alors franchement hostile aux nationaux, attisant les rancœurs entre les Tunisois et les Tunisiens des campagnes, jouant la carte des citadins, qu’il croyait acquis, contre un monde rural qui lui échappait.

Bourguiba vs Thaalbi

En France, le Front populaire avait fait son temps et entraîné dans sa chute le gouvernement de Léon Blum. On était à la veille d’un conflit mondial et les forces du Protectorat en Tunisie s’inquiétaient du rapprochement entre le Führer allemand, Adolf Hitler, et le président du Conseil italien, Benito Mussolini.

Cette fois et contrairement à ce qui s’était passé en 1914-1918, on pouvait penser que l’Italie, acquise au fascisme, ne serait pas dans le camp des alliés. Une situation d’autant plus inquiétante que la menace venant de Libye, elle-même colonie italienne, se précisait. En conséquence, les Français serraient la vis en Tunisie pour s’assurer du contrôle de la situation.

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C’était compter sans les forces politiques tunisiennes. Celles du Destour d’Abdelaziz Thaalbi et celle du Néo-Destour de Habib Bourguiba. Rivales, les deux organisations s’étaient lancées dans une surenchère, chacune espérant éliminer l’autre. Le Néo-Destour remporta le bras de fer et devint le leader de la cause nationaliste.

Dans les mois qui ont précédé le 9 avril, ce sont donc ses ténors qui ont allumé les feux de la contestation. Et même si des figures comme Slimane Ben Slimane et Youssef Rouissi sont arrêtées lors d’une tournée des cellules du parti, le mouvement n’en est que plus déterminé.

Bourguiba adopte des positions radicales. « Le pays est donc décidé à la lutte. Il est prêt aussi à tous les sacrifices que cette lutte comporte », écrit le leader en janvier 1938. Les dirigeants du parti se montrent récalcitrants, mais les militants sont enthousiastes.

L’appel à manifester est lancé pour le 8 avril et Tunis se mobilise. Le mot d’ordre imposant la fermeture des boutiques et des marchés est respecté. C’est dans la médina que tout va se jouer. La manifestation, conduite par les dirigeants du Néo-Destour, Ali Belhouane et Mahmoud Materi, avance à partir des faubourgs Nord et Sud de la vieille ville pour converger vers Bab Bhar (la Porte de la mer), à deux pas de la résidence générale.

Pacifique malgré les slogans forts invitant à la « lutte sans fin » prônée par Ali Belhouane, qui perdra son poste d’enseignant et deviendra une personnalité majeure du Néo-Destour. « Un parlement tunisien ! », scandent les manifestants, accompagnés des youyous lancés par les femmes depuis les balcons. Avant de se séparer, on prévoit une autre marche pour le 10 avril.

Le jour où tout bascula

Le 9 avril, rien n’est prévu. C’est pourtant ce jour-là que la situation bascule. Dans la matinée, une délégation du Néo-Destour réclame au Premier ministre des réformes et la libération des prisonniers politiques. Elle n’est pas entendue. « La colonisation nous a pris nos terres et nous sommes devenus des pauvres, des crèves-la-faim, nous devons continuer à nous réunir jusqu’à ce que nous obtenions satisfaction », écrit le militant Ali Darghouth.

Quand le bruit court qu’Ali Belhouane, responsable de la jeunesse du Néo-Destour, va être arrêté, la foule se dirige spontanément, suivant le tracé des anciens remparts devenu aujourd’hui le boulevard du 9-Avril, vers la place de La Kasbah. Coïncidence troublante : c’est depuis cette place que le mouvement dit « de La Kasbah II » obtiendra la mise en place d’une Constituante en 2011.

Munis de gourdins et d’armes de fortune, 7 000 manifestants réclament d’une seule voix au Bey et à l’autorité coloniale un parlement tunisien. Massés sur la place, ils se trouvent pris au piège lorsque des autos-mitrailleuses et deux colonnes de zouaves surgissent des boulevards Bab Benat et Bab Menara, et ouvrent le feu sur la foule. Il leur faudra quatre heures pour venir à bout de l’émeute.

Le bilan est lourd : 22 morts et 150 blessés. Tous deviennent des héros de la lutte nationale. À 19 heures, l’état de siège est décrété. Le rideau tombe sur une journée sanglante dont le Néo-Destour fera un élément central de son roman national.

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Le lendemain, Bourguiba et douze de ses proches, dirigeants du parti, sont arrêtés. Ils rejoignent Ali Belhouane et Mahmoud Materi, et seront bientôt rejoints par Tahar Sfar, Bahri Guiga et de nombreux militants. Ils sont près de 950 à être incarcérés. Le 12 avril, le Néo-Destour est dissout et la presse nationaliste suspendue. Rien n’est pourtant fini. Au contraire, tout commence.

Il y aura toujours, dans la lutte nationale un avant et un après 9 avril 1938, comme si le mépris de l’occupant avait resserré les rangs des militants pour l’indépendance et entretenu la ferveur de la population à l’égard des leaders de cette lutte. Désormais, le Néo-Destour est considéré comme la principale force indépendantiste.

Une guerre mondiale et dix-huit années de lutte nationale plus tard, la Tunisie est indépendante et conduite par le mouvement destourien. Chaque année, le 9 avril, la Tunisie honore ses héros, qui sont devenus des martyrs dans la mémoire collective, même si certains d’entre eux resteront à jamais anonymes.