Le monde va mieux mais les inégalités se creusent

Malgré des améliorations, en matière d’accès à l’éducation par exemple, les grandes fractures du monde subsistent et sont même plus visibles avec les nouveaux moyens de communication, en particulier aux yeux de ceux qui en souffrent. Globalement, certaines inégalités tendent même à s’aggraver.

Le sourire d’Elba, qui vient chercher l’eau extraite grâce à une pompe fournie par l’ONG WaterAid, au Niger.
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Le sourire d’Elba, qui vient chercher l’eau extraite grâce à une pompe fournie par l’ONG WaterAid, au Niger. / Jeremy Horner/Panos/Rea

Sœur Maddalena est assise dans la pénombre de l’hôpital de Chokwe. Elle prend soin de malades du sida. La scène se passe au début du millénaire, dans une province du Mozambique où un habitant sur quatre est touché par le virus. Cette « Fille de la charité » sait que « là-haut, en Europe, il y a un traitement. Mais, il n’arrivera pas jusqu’à nous ». Quelques années plus tard, le traitement est arrivé, pourtant. Des millions de malades africains sont sous trithérapie. Ils peuvent espérer vivre aussi longtemps que des malades du Nord. Ce qui a été réussi pour le sida ne l’a pas été pour le paludisme. On cherche encore un traitement efficace et accessible. Le sida menaçait les habitants du Nord et du Sud. Le paludisme ne concerne pas les pays occidentaux et les malades du Sud n’ont pas la réputation d’être fortunés. Ainsi, l’argent semble l’unique marqueur pour sauver des vies.

La première fracture du monde est celle entre la vie et la mort. Dans le monde, l’espérance de vie a progressé de cinq années depuis l’an 2000. C’est un progrès inédit. Mais on meurt toujours plus tôt dans un village africain, une favela brésilienne, un quartier de migrants autour de Shanghaï. Faute de vie saine et d’accès aux soins. Cette fracture est rendue plus douloureuse par la proximité avec ceux qui ne manquent de rien. À côté de la favela ou du quartier insalubre, de hauts murs gardent des lotissements où l’on vit bien. Une « proximité » qui tient aussi aux nouveaux moyens de communication : « Au cœur du Sahel, la mère qui voit mourir son enfant sait, avec les images de son téléphone portable, que s’il avait grandi en Occident, il aurait été sauvé », explique Philippe Douste-Blazy, depuis son bureau de l’ONU. Nous sommes tous proches. Il n’y a qu’à voir ces patientes éthiopiennes voilées de noir de la tête au pied qui attendent dans un dispensaire médical tout en pianotant sur leurs écrans pour échanger avec leur famille installée aux États-Unis.

Le monde moderne semble transparent. Tout peut se savoir. On peut se comparer, comprendre comment vivent « les autres », réaliser combien la fracture est grande entre les vies. Ce peut être le terreau terrible du ressentiment. Mais c’est aussi une espérance pour l’éducation, un encouragement pour exiger de progresser plus vite. Partout sur la planète, du Rwanda au Bangladesh en passant par le Mexique, des « standards » s’imposent : pouvoir vivre dans des conditions dignes et dans la paix, travailler contre une rétribution équitable, avoir accès à la santé et à l’éducation, notamment pour ses enfants, ne pas être prisonnier du bon vouloir d’un membre de sa famille ou de son État. Atteindre ces standards d’ici à 2030, c’est l’horizon des objectifs du développement durable fixés par l’ONU. Des programmes ont été mis en place. Les résultats des précédents objectifs (2000-2015) prouvent que le monde progresse malgré tout. Un exemple : le nombre d’enfants déscolarisés a chuté de 100 à 60 millions dans les huit premières années du millénaire.

Pourtant, ces ambitions partagées par tous sont atteignables seulement par certains. C’est la deuxième fracture de ce monde. Des États, dits « fragiles », manquent toujours à leur mission d’administrer leurs populations. Ils peuvent faillir par manque de ressources naturelles ou d’expertises humaines pour gérer le peu qu’ils ont. Mais, certains gouvernements ont la volonté de négliger une partie de leurs administrés. C’est le cas de dirigeants africains, enrichis par la hausse des matières premières, aidés par des corrupteurs occidentaux. Cette mauvaise gouvernance est une fracture béante. La dénoncer, comme le fait l’ONG Transparency International, est une façon de prendre soin des populations du Sud. Les fragilités des États précipitent parfois leurs populations vers des guerres fratricides. C’est le cas en Syrie, au Yémen ou encore au Soudan du Sud.

Dans ces pays fragiles, certains peuvent choisir de lutter. Des Syriens se sont enrôlés d’un côté ou de l’autre du conflit. Il y a trois décennies, des Sud-Américains se sont levés pour faire tomber les dictatures en Argentine ou au Chili. Il y a deux ans, des Burkinabés se sont regroupés pour mettre à la porte leur président. Sur tous les continents, la démocratie progresse doucement. Les exigences de moralité politique aussi. Pourtant, d’autres habitants de ces pays fragiles renoncent et partent. Leur pays va mieux, mais pas assez vite à leur gré. Ils veulent tout de suite un monde en paix, plus juste, qui leur permettra d’exprimer leurs talents. Ils font le choix d’une fracture personnelle, celle du déracinement.

Cette fracture-là, entre le Nord et le Sud, elle a le nom – pour les réfugiés syriens ou irakiens, pour les Soudanais, les Érythréens ou les Yéménites – de « Méditerranée ». Cette mer, célébrée par l’historien Fernand Braudel comme le centre de cultures immémoriales, est devenue un cimetière pour les hommes et les femmes qui tentent d’atteindre l’Europe. En Amérique du Nord, c’est le Rio Bravo – demain peut-être un mur – qui fait office de fracture pour ceux qui, vivant en Amérique centrale, veulent vivre le rêve américain. Les frontières se sont abaissées pour les marchandises. Elles se sont élevées pour les hommes et les femmes qui veulent échapper à leur destin.

Aujourd’hui, des Bangladais paient des intermédiaires pour aller gagner de l’argent dans des pays du Golfe. Des Érythréens fuient un service militaire sans fin. Des passeurs rémunérés les entasseront sur des rafiots depuis la côte libyenne. Les Salvadoriens parcourront plus de 2 000 kilomètres sur le toit de wagons de marchandises à travers le Mexique. Tous, ensuite, pourront se retrouver à la merci d’employeurs exploitant la vulnérabilité que donne leur illégalité. Tous enverront chaque mois le plus possible du peu qu’ils gagnent à leur famille restée au pays. Cet argent permettra de rembourser l’emprunt nécessaire à leur aventure et aussi d’entretenir leur légende. Dans leur pays d’accueil, ces migrants vivent la fracture d’être des habitants de seconde zone, sans papiers, sans horaires, sans sécurité. Ils poursuivent leurs vies risquées.

La fracture originelle entre le monde occidental et les mondes en développement ou émergents tient à la présence de ce risque. En Afrique, le risque est partout. Dans l’absence d’eau pour les récoltes. Dans le délit non puni, faute de police ou à cause de la corruption. Dans l’absence d’assurances pour la santé, la vieillesse ou contre le vol. Les Européens ont appris à cotiser pour des administrations qui réglementent leur vie en commun. C’est l’impôt. Dans les pays du Sud, pas grand monde ne croit en la vertu de l’impôt.

Ces dernières décennies, moins d’hommes, de femmes et d’enfants sont morts de malnutrition ou ont été tués dans des guerres fratricides. Davantage d’humains ont eu accès à l’éducation ou à la santé. Des centaines de millions d’humains, en majorité des Chinois, sont sortis de l’extrême pauvreté en devenant travailleurs migrants dans leur propre pays. Mais de nouvelles fractures apparaissent désormais dans les nouveaux pays émergents. Elles concernent l’air que l’on respire ou les conditions de vie dans des mégalopoles qui ont poussé à la va-vite… on ne voit plus le ciel dans les agglomérations chinoises ou à Lagos, la capitale du Nigeria.

Dans une favela de Recife (Brésil), dans un village français, un faubourg de Dacca (Bangladesh) ou un quartier d’Addis-Abeba (Éthiopie), il y a la même volonté de vivre en paix, en se respectant, d’aller au bout d’un projet, si minuscule soit-il. La nouveauté est que l’on vit mieux, pratiquement partout. Mais que l’on sait aussi comment vivent les autres dans le reste du monde, à l’heure où les inégalités se creusent. La proximité de ces trajectoires peut engendrer l’émulation mais aussi l’impatience et la révolte.

Pierre Cochez