Afrique de l’Ouest : la pêche illégale, ce fléau alimentaire, social et environnemental (Jeune Afrique)
Jeune Afrique était à bord de l’Esperanza, le navire de Greenpeace qui a patrouillé dans les eaux de six pays d’Afrique de l’Ouest pour dénoncer les graves dangers liés à la pêche illégale.
Ballotté par le roulis, le zodiac de Greenpeace appuie son nez contre le flanc rouillé du chalutier chinois Fu Hai Yu 1111, qui dérive depuis deux jours au large des côtes sierra-léonaises. Il faut quelques minutes pour installer l’échelle de corde qui permettra à l’agent de l’unité de protection des pêches du pays, Mohamed Kamara, de monter à bord – aussitôt suivi par plusieurs membres de l’ONG spécialisée dans la protection de l’environnement.
Le comportement du Fu Hai Yu 1111 intrigue en effet depuis deux jours l’équipage de l’Esperanza. Le navire de Greenpeace mène dans les parages, depuis le 24 février, une campagne de onze semaines baptisée Espoir pour l’Afrique de l’Ouest afin d’attirer l’attention sur la pêche illégale dans une région aux eaux autrefois poissonneuses.
Patrouiller n’est pas le rôle d’une ONG, mais nous pouvons épauler ceux qui en ont la charge
À bord du Fu Hai Yu 1111, plusieurs sons de cloche. Les marins sierra-léonais et libériens indiquent qu’ils ne pêchent plus depuis qu’ils savent que les agents naviguent dans les parages. Les patrons, chinois, affirment pour leur part qu’une avarie moteur les empêche de travailler.
À l’arrière du chalutier, un filet tout neuf, vraisemblablement jamais utilisé, a été placé en évidence. Les membres de Greenpeace n’ont aucun mandat pour enquêter à bord d’un navire ; Mohamed Kamara, lui, peut demander au capitaine son passeport, sa licence de pêche et le logbook où il doit consigner l’ensemble de ses prises. « Patrouiller n’est pas le rôle d’une ONG, confie Pavel Klinckhamers, le responsable de la campagne, mais nous pouvons épauler ceux qui en ont la charge… »
De fait, pour surveiller ses eaux, la Sierra Leone a bien besoin d’aide. « Nous disposons bien d’un navire de patrouille de 24 m, le Sore Ibrahim Koroma, mais nous ne l’utilisons que quand nous pouvons nous permettre de payer le fuel et la nourriture pour les douze personnes à bord, explique Hindolo Momoh, le responsable de l’unité de protection des pêches.
Au total, nous ne sortons que dix à quinze fois par an. Heureusement, nous disposons depuis 2009 de comités conjoints avec la police et la douane pour intervenir ensemble contre la pêche illégale, la piraterie ou la contrebande. »
Usage de filets illégaux
À bord du Fu Hai Yu 1111, la pression monte. L’observateur sierra-léonais, dont la présence est obligatoire à bord de navires étrangers, semble mal à l’aise face aux déclarations du capitaine chinois, qui tire nerveusement sur sa quatrième cigarette.
Après avoir épluché la paperasse et constaté la régularité de la licence de pêche et l’absence du logbook, Mohamed Kamara entreprend d’inspecter le navire. Wenjing Pan, la chargée de campagne chinoise de Greenpeace, sert de traductrice, tandis que le Français Pierre Gleizes et le Suédois Christian Aslund photographient et filment la scène.
Il ne faut guère de temps à l’équipe pour localiser, sous un rouleau de cordage masquant une écoutille cadenassée, la cachette d’un autre filet récemment utilisé. Mohamed Kamara a été rejoint à bord par son supérieur, Hindolo Momoh, qui mesure à la règle une dizaine de mailles du filet : 48 mm en moyenne, c’est 12 mm de moins que la taille minimale autorisée. Aussi serré, un filet ne laisse aucune chance aux poissons les plus petits, qui ne pourront donc ni grandir ni se reproduire.
Provenance incertaine
L’inspection se poursuit en direction des cales, vides selon le capitaine. En réalité, la première contient 70 sacs renfermant des requins entiers et 1 400 boîtes de poissons congelés dont la provenance est incertaine – les eaux libériennes, si l’on se fie aux nouvelles affirmations du capitaine.
Dans la seconde, les agents découvrent un autre filet dont les mailles sont d’une taille illégale. Les autorités en font découper un morceau, qui servira de preuve, et saisissent les passeports de l’ensemble de l’équipage. Le Fu Hai Yu 1111 reçoit l’ordre de rentrer au port de Freetown pour une inspection complète. La présence de filets illégaux devrait lui valoir une amende de 30 000 euros.
Une zone totalement surexploitée depuis plusieurs années
Depuis que l’Esperanza a quitté le port de Praia (Cap-Vert), Greenpeace mène le même genre d’opérations avec les autorités de six pays d’Afrique de l’Ouest : le Cap-Vert, la Mauritanie, la Guinée, la Guinée-Bissau, la Sierra Leone et le Sénégal. Sur les six, seule la Mauritanie s’est montrée réticente, balayant les découvertes de l’ONG – et notamment les opérations de nombreux navires industriels à l’intérieur de la zone des 12 miles nautiques, vitale pour la pêche artisanale. Partout ailleurs, les autorités ont mandaté des inspecteurs afin qu’ils profitent de la présence de l’Esperanza pour surveiller leur territoire.
Zone d’upwelling – où les remontées d’eaux froides, abondantes en nutriments, attirent de nombreux poissons –, les côtes d’Afrique de l’Ouest sont réputées pour leur richesse. Quelque 300 navires chinois et une centaine de vaisseaux européens y plongent sans relâche leurs filets, traquant le thon, la sardine, le chinchard, le vivaneau, le calamar ou la crevette. La Commission européenne évalue à 874 millions d’euros le produit de la pêche dans la région exporté vers l’UE en 2016. Mais l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) s’inquiète : la zone est totalement surexploitée depuis plusieurs années.
Il est quasi impossible de savoir quelle quantité de poisson peut être pêchée dans cette région
La baisse des stocks de poisson menace directement l’avenir des communautés de pêcheurs africains, mais les gouvernements tardent à agir comme à s’unir. « Le problème, c’est le manque de management et l’anarchie complète dans les accords entre les différentes nations, souligne Pavel Klinckhamers. Il est quasi impossible de savoir quelle quantité de poisson peut être pêchée dans cette région. »
Membre du bureau de Greenpeace au Sénégal, Ahmed Diamé confirme : « Le Sénégal est mieux doté que les autres en matière de surveillance, mais nous poussons à la création d’un organisme régional ayant les moyens d’agir. La Commission sous-régionale des pêches (CSRP) n’a pas le pouvoir de sanctionner. Et l’unité de surveillance qui existe à Banjul, en Gambie, ne se déplace que lorsque des bailleurs extérieurs mettent la main à la poche. Pour l’heure, c’est la léthargie totale car les États ne cotisent pas. »
Des centaines de millions d’euros par an échappent aux pays africains
Organisation créée en 1971 et surtout connue pour son opposition à la chasse à la baleine et au nucléaire, Greenpeace veut attirer l’attention sur le pillage éhonté des eaux africaines, où la quasi-absence de moyens de contrôle laisse libre cours aux pratiques les plus néfastes pour la biodiversité.
Vu le nombre d’infractions constatées en quelques jours de patrouille, il est possible d’imaginer les montants astronomiques qui échappent aux pays africains – les estimations variant entre plusieurs centaines de millions d’euros et un milliard par an.
En Guinée-Bissau, le Saly Reefer, battant pavillon comorien, a été surpris en train de charger du poisson depuis les navires de pêche Flipper 3, 4 et 5 – alors que le transbordement en mer est illégal. Puis une flottille chinoise (Yi Feng 8, 9 et 10) a été épinglée pour n’avoir pas affiché clairement le nom de ses navires… En Guinée, d’autres navires chinois ont été interpellés pour usage de filets illégaux et possession d’ailerons de requin.
Des infractions qui leur ont valu, respectivement, 350 000 et 250 000 euros d’amende. Mais la législation n’est pas aussi sévère partout : les navires arrêtés en Sierra Leone et renvoyés au port (Cona, Fu Hai Yu 1111…) pour usage de filets illégaux ne risquent, eux, que 30 000 euros d’amende, tandis que le Eighteen, navire italien où 4 kg d’ailerons de requin ont été découverts, peut être condamné au regard de la loi européenne, mais pas selon celle de la Sierra Leone – qui n’interdit pas (encore) cette pratique.
L’épuisement des stocks de poisson a des répercussions extrêmement préoccupantes sur la sécurité alimentaire et l’économie de pays qui comptent parmi les plus vulnérables du monde
Face aux puissantes flottes étrangères, l’absence de coopération des pays de la région se paye au prix fort. « L’épuisement des stocks de poisson a des répercussions extrêmement préoccupantes sur la sécurité alimentaire et l’économie de pays qui comptent parmi les plus vulnérables du monde, et il faut s’y attaquer, soutient Ibrahima Cissé, responsable de la campagne Océans pour Greenpeace Afrique. En Afrique de l’Ouest, le poisson représente une importante source de protéines et génère du revenu et des emplois pour quelque 7 millions de personnes. »
Au sein des communautés côtières, l’inquiétude est de mise. « Beaucoup de chalutiers étrangers entrent dans les zones où travaillent les pêcheurs traditionnels et rejettent à l’eau les prises qui ne les intéressent pas, explique Masudi Koroma, représentant du Syndicat des pêcheurs artisanaux de Sierra Leone. Du coup, il y a de moins en moins de poissons. Nous avons beau alerter le gouvernement, la riposte est très lente. »
Les administrations centrales sont-elles prêtes à tendre l’oreille ? « Depuis le départ de Haïdar El Ali [ancien ministre sénégalais de la Pêche], nos relations avec le ministère ne sont pas très bonnes, confie le Sénégalais Ahmed Diamé. Ils nous considèrent comme des fauteurs de troubles et ne nous écoutent pas. »
Les patrons sont parfois très violents avec eux, ils les battent, leur crient dessus
Après avoir abordé le Fu Hai Yu 1111, l’Esperanza s’est lancé à la poursuite de son jumeau, le Fu Hai Yu 2222. Une fois à bord, les inspecteurs sierra-léonais ont découvert un autre filet illégal. Mais sans doute n’était-ce pas là le plus choquant. Alors que le capitaine chinois était entendu sur le pont, les langues des marins se sont déliées. « Ces gens-là, ils s’en fichent de nous : tout ce qui les intéresse, c’est leur poisson, confie Abdul. Ce sont des racistes, venez voir où nous vivons ! Regardez ce que nous buvons ! »
Entassés à 25 dans quelques mètres carrés au-dessus des machines, ils dorment sur des cartons, dans une chaleur de four. Conservée sur le pont supérieur, dans des bacs en métal, l’eau douce a la couleur de la rouille. Le salaire de leur sueur ? 100 à 130 dollars (92 à 120 euros) par mois. « Les patrons sont parfois très violents avec eux, ils les battent, leur crient dessus », confirme Masudi Koroma.
Parfois, ces damnés de la mer sont rassemblés sous des tentes de fortune, sur le toit des navires, en plein soleil, dans des conditions d’hygiène déplorables… Et si, pour obtenir une licence de pêche, la plupart des bateaux étrangers doivent s’associer à des ressortissants locaux, ces derniers ne sont souvent que des prête-noms. Difficile de faire pire pour les pays côtiers : non seulement les ressources halieutiques s’évaporent, mais personne n’en profite sur place. Le scandale environnemental semble bien se doubler d’un scandale social.
Du côté de Pékin
À peine le bateau de Greenpeace avait-il quitté le port de Praia (Cap-Vert) qu’une association de pêcheurs chinois consacrée aux opérations lointaines envoyait un message à tous les navires présents en Afrique pour les avertir, leur conseillant de respecter la législation et leur demandant de se conformer aux demandes éventuelles des autorités.
Consciente de la forte présence chinoise dans les eaux africaines, l’ONG a fait appel à des membres de son bureau de Pékin pour accentuer l’écho de cette opération. « En fonction de nos découvertes, nous envoyons nos propres lettres au ministère de l’Agriculture pour qu’il enquête, sans attendre que les pays se manifestent », affirme la chargée de campagne Wenjing Pan. La Chine, soucieuse de son image sur le continent, où elle entend se démarquer des anciennes puissances coloniales, assure qu’elle se penchera sur les cas litigieux.