« …C’est la première fois que quelqu’un vient nous voir »
(article paru dans le Petit Echo n°1083)
Quand j’ai lu le thème qui m’était proposé pour écrire un article pour le Petit Echo « Périphéries existentielles et l’Afrique qui change », j’ai retenu l’expression « Périphéries existentielles» ; je n’ai pas fait attention à la deuxième partie : « l’Afrique qui change ».
Pourtant le lien entre ces deux expressions est très éclairant.
« L’Église doit sortir d’elle-même », martèle le pape François. Et non pas préserver ses structures ni vivre « repliée sur elle-même et pour elle-même ». Elle doit avoir le courage de sortir de ses frontières, de ses habitudes pour « aller et porter l’Évangile » là où il n’est pas entendu ou reçu. Elle ne doit pas attendre que le monde vienne à elle, mais « aller dans les périphéries géographiques mais également existentielles : là où réside le mystère du péché, la douleur, l’injustice… là où sont toutes les misères » (Le quotidien La Croix du 13/03/2014).
C’est à la lumière de ce texte que j’aimerais relire quelques évènements de ma vie missionnaire.
L’Afrique change ! En mai 1974, j’ai été envoyé à la paroisse de Kiembara au Nord-Ouest du Burkina Faso. L’hivernage n’avait pas commencé. Dans de nombreux villages, les femmes dormaient au bord du puits dans l’espoir de récolter quelques litres d’eau pour la famille. Aujourd’hui ces villages possèdent de bons forages. Mais ce sont les quartiers périphériques des villes, les quartiers non lottis de ces villes qui manquent d’eau. Ces quartiers habritent très souvent une population pauvre : ceux qui n’ont pas pu rester au centre ville quand le propriétaire de leur logement a installé l’eau et l’électricité, et doublé le loyer. Ici, périphérie géographique et périphérie existentielle sont liées.
L’Afrique change, mais certaines coutumes résistent, et de nouvelles périphéries existentielles apparaissent. En 1974, au cours de notre stage de langue, le père Camille Ranzini nous a enseigné : « Quand un papa vous dit que sa femme vient d’accoucher, vous pouvez lui demander: « Yaa tôndo, bi yaa sâana ? » « C’est nous ou c’est une étrangère ? » Soit « c’est un garçon ou une fille ? » Ce qui nous montre que dès sa naissance une fille (destinée au mariage, et donc à quitter sa famille) est qualifiée d’étrangère. Ce qui n’est pas sans conséquences dramatiques pour les filles dans le monde actuel, surtout en ville.
L’Afrique change. Auparavant, quand la scolarisation n’était pas généralisée, les filles moosi étaient mariées dès l’âge de 17 ans. Et si jamais une fille tombait enceinte avant son mariage, elle était conduite aussitôt dans la famille de son mari. Aujourd’hui, il y a, à Koudougou, plus de 10.000 filles, élèves, apprenties ou étudiantes, célibataires de plus de 17 ans et donc en âge d’être mariées. Nombreuses sont celles qui « tombent enceintes » avant d’être mariées. Chez les Moosi, elle est chassée de sa famille dès que la grossesse est découverte. Chassée car « étrangère » et que de plus existe un interdit : « Il est alors interdit de garder la fille dans sa famille ». Ne pas respecter cet interdit, c’est exposer la famille à un danger mortel. Quand l’auteur de la grossesse ne reconnaît pas sa responsabilité, c’est souvent dramatique.
L’année de la miséricorde n’a rien changé. De nombreux chrétiens continuent de chasser leur fille. Même la communauté chrétienne les regardent de travers. Alors que je ne connaissait pas cet interdit, les circonstances m’ont amené à aider une fille, puis une seconde… aujourd’hui, presque chaque semaine une fille chassée par sa famille vient m’exposer sa détresse ; elle se sent abandonnée par sa famille, par son voisinage, … et, le plus souvent, même par Dieu ! J’essaie de leur faire comprendre que le regard de Dieu sur elles, n’a rien à voir avec le regard des hommes. Pour les chrétiens, comme pour les musulmans, Dieu est miséricordieux. Il pardonne. Et alors, Il ne regarde plus ce que nous avons été, mais ce que nous sommes… Ainsi elles retrouvent la paix et la joie… et elles accouchent dans de bonnes conditions.
Je voudrais revenir sur ce thème « d’étranger ». Si les filles moosi sont qualifiées d’étrangères, les Peuls le sont également. Pourtant, ils sont présents au Burkina depuis le début du 19ème siècle, et représentent près de 10 % de la population. Population d’éleveurs, ils se regroupent souvent dans un quartier situé à quelques kilomètres du centre du village. Les Peuls sont présents partout, sur tout le territoire. Mais, curieusement, nous ne les voyons pas, nous faisons comme s’ils n’existaient pas.
En 2005, j’ai fait une étude sur la filière lait. J’ai acquis la conviction qu’il était possible de soutenir des communautés peules en offrant, notamment aux femmes, la possibilité de s’alphabétiser dans leur langue, le fulfulde, et par la suite d’aider ces femmes peules à assumer la gestion d’une mini-laiterie. Et je suis parti à la rencontre de quelques quartiers peuls.
L’Afrique change ! Un jour, informé qu’un quartier peul demandait l’alphabétisation, je suis parti à leur rencontre. A la fin de nos échanges, un des leaders du groupe me remercia vivement en disant : « Cela fait 35 ans que nous sommes là ; c’est la première fois que quelqu’un vient nous voir ! »
C’est ainsi que j’ai ouvert de nombreux centres d’alphabétisation en fulfulde. A chaque fois, les femmes y venaient nombreuses et avec enthousiasme. Après le stage de la deuxième année, les femmes qui avaient des enfants en âge d’être scolarisés les inscrivaient, dès que possible, à l’école.
Aujourd’hui, avec mon confrère, le père Pawel Hulecki, nous avons un projet ambiteux. Nous voulons soutenir un village peul, dans le sud du pays, à la frontière du Ghana et du Togo qui a demandé une école primaire bilingue, fulfulde-français. Les Peuls du Burkina sont très peu scolarisés. Nous voulons nous appuyer sur cette demande des éleveurs peuls pour développer un complexe scolaire avec collège et lycée technique, mais aussi avec des formations s’adressant directement aux adultes. Nous voulons offrir des formations à la citoyenneté, aux droits de l’homme, de la femme et de l’enfant, sur la prévention et la gestion des conflits, la protection de l’environnement, avec des interventions de la mairie, du Conseil municipal, des services de santé… tout cela dans le but de faciliter l’intégration et la cohésion sociale.
Pour en savoir plus, lisez l’article « Quand des éleveurs peuls demandent une école primaire ! » sur www.abcburkina.net . En prime, vous aurez la possibilité de contribuer à la réussite de ce projet !
Maurice Oudet, M.Afr.