Le capitalisme, idée chrétienne ?

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Certains défendent que le capitalisme est fils du protestantisme. D’autres insinuent que les catholiques en ont pris leur part. Lumières sur un débat séculaire.

Le capitalisme est né en Chrétienté. Mais ce constat mène-t-il à un lien de cause à effet ? Une logique a-t-elle poussé le christianisme à concevoir le capitalisme ? Répondre à cette question implique de remonter le temps, pour montrer à quel point les opinions des théologiens chrétiens vis-à-vis des richesses évoluèrent selon les contextes.

On sait par exemple que, dès la fin de l’Antiquité, l’Église réussit une OPA d’envergure sur la richesse. Elle capte le patrimoine de l’élite païenne en la convertissant à l’idée d’une redistribution. Pour vivre en bon chrétien, tout possédant doit verser une part conséquente de son patrimoine à l’Église. Les récipiendaires de ces dons, évêques, moines…, prennent les pauvres en charge. Ils financent aussi l’évangélisation et la construction de monastères. Et parfois, en gérant ce flux d’argent et de terres, les clercs oublient qu’ils étaient les gardiens du message de pauvreté évangélique. Ils affichent avec ostentation leurs beaux vêtements et prennent commande d’œuvres d’art mirifiques…

L’Église se retrouve à la tête d’immenses domaines. L’anthropologue Jack Goody affirmait qu’au plus tard au 8e siècle, elle détient le tiers des terres cultivables en Gaule. Pour renforcer sa position économique, l’Église réforme la famille. Elle stigmatise le remariage des veuves, interdit l’adoption, comme le mariage entre cousins… Toutes ces règles, en vigueur dans l’Antiquité, favorisaient la circulation des biens. En les abolissant, l’Église met au point une stratégie de captation du capital. Entre les 9e et 12e siècles, elle impose aux possédants l’idée qu’ils doivent léguer leurs biens afin que les moines prient pour le salut de leur âme. Plus on est riche, plus il faut payer de messes pour entrer au Paradis.

Deux siècles et demi plus tard, le purgatoire est inventé pour permettre aux élites de jouir d’un temps de probation. Jacques Le Goff a consacré de belles pages rappelant à quel point établir un enfer temporaire, un sas de purification vers une éternité de bonheur, institue une obligation faite aux vivants de payer pour le rachat des péchés de leurs proches décédés. L’Église gère désormais l’entrée au paradis. Les prêtres chiffrent le temps que l’âme du mort passe en souffrance, alors que ses héritiers tergiversent pour payer. Le purgatoire provoque une divergence théologique majeure entre les Églises catholique et orthodoxe, cette dernière refusant d’intégrer ce concept. Un refus que feront aussi les protestants, dès leurs débuts.

Quant aux juifs, ils sont dénoncés pour leur supposé amour immodéré de l’argent. Comme il leur est interdit de cultiver la terre (alors principale source de richesse), ils en sont réduits à assumer des fonctions méprisables aux yeux des chrétiens, et pourtant indispensables à une économie : le prêt à intérêt, le commerce… Mais la Chrétienté se complexifie. À partir des 12e-13e siècles, l’Europe rurale peuplée de seigneurs, de moines et de paysans se couvre de villes, animées d’artisans et de bourgeois. Paris émerge, ville universitaire où prospèrent les penseurs. Nombre des doctrines chrétiennes élaborées par les théologiens ont alors pour principale préoccupation de clarifier la position de l’Église sur l’usage ou la détention des richesses. Loin de se montrer totalement réfractaire au marché, le catholicisme ébauche les notions économiques et juridiques sur lesquelles il va s’appuyer pour se développer.

Le règne de l’argent

Le contexte économique y est favorable. Les croisades, aux 12e-13e siècles, ont mis la Chrétienté au contact des richesses de l’Islam – une religion fondée par un Prophète présenté comme un marchand. Les cités-États de Venise, Gènes, Florence, Milan, Amalfi nouent des contacts privilégiés avec les puissances musulmanes. Les marchands italiens importent les techniques commerciales par lesquelles les princes de l’Islam avaient enrichi leurs empires, allant chercher la porcelaine en Chine ou l’or en Afrique noire : la lettre de change, l’association de marchands, l’arithmétique permettant le calcul des taux à intérêt… Nombre de techniques musulmanes seront indispensables à l’élaboration du précapitalisme italien de la fin du Moyen Âge.

Cela ne va pas sans résistances ponctuelles de l’Église. L’usage des chiffres dits « arabes » (en fait d’origine indienne), incluant l’usage du zéro, est ainsi longtemps proscrit par l’Église, car nuisible à la morale en simplifiant le calcul d’argent. Ceci s’explique. Si les théologiens chrétiens se montrent favorables à la circulation des biens, la papauté, qui concentre les dons, combat ces évolutions. Mais en 1494, patronné par la dynastie des princes commerçants des Médicis, le frère franciscain Luca Pacioli publie le premier manuel de comptabilité de l’histoire. Il y dévoile la recette avec laquelle les marchands italiens ont bâti leur fortune : la comptabilité partagée en deux parties, une colonne pour le passif et une pour l’actif. La comptabilité en partie double, qui permet de mesurer rapidement la rentabilité d’une activité commerciale, dope les échanges.

Et déjà, la dynamique de la captation des richesses par des dynasties d’entrepreneurs laïcs quitte l’opulente Italie de la Renaissance pour devenir allemande. Au début du 16e siècle, la famille Fugger est le porte-étendard de cette nouvelle relation au patrimoine : ils ont fait fortune dans le commerce de la laine, sont devenus des familiers des puissants de ce monde. Et ils ont massivement investi dans les mines d’argent en Autriche. Ils contrôlent dès lors le cours de ce métal précieux qui permet de battre monnaie. Tous les princes s’endettent auprès d’eux, à tel point qu’il n’est pas rare qu’un rejeton royal épouse une Fugger. Même le pape leur doit de l’argent, dans sa hâte de bâtir une basilique Saint-Pierre digne de lui. L’Église fait commerce d’indulgences, des bouts de papiers présentés comme garantissant l’entrée au paradis, pour rembourser les Fugger…

Entrent alors en scène les protestants. On sait que l’acte fondateur de Martin Luther est précisément de dénoncer ce lucratif commerce des indulgences. L’œuvre du sociologue Max Weber (1864-1920) pousse depuis longtemps à dire que l’idéologie protestante manifeste par nature des « affinités sélectives » avec le capitalisme. Or cela ne va pas de soi. Luther est un conservateur, il entend revenir aux fondements du texte biblique et condamne l’usure (comme les juifs censés s’y adonner) avec violence. Bref, avec Luther, pas d’activité bancaire. Si Jean Calvin, autre leader de la Réforme, est plus souple, les positions protestantes rejoignent grosso modo celles qui dominent dans le clergé catholique : l’argent ne fait pas le salut des individus. La différence est que Calvin n’entend pas empocher les revenus des croyants, contrairement à l’Église.

Alors que Luther vitupère le goût du lucre ecclésial, l’Espagne des rois catholiques trouve une source d’argent infini dans le Nouveau Monde : la mine de Potosí (actuelle Bolivie). De cette « montagne magique » et de quelques gisements mexicains sera extrait, entre 1545 et 1800, 85 % de l’argent produit sur la planète. Une part du métal précieux disparaît évidemment en corruption et contrebande, mais les flux qui arrivent en métropole restent tellement colossaux qu’il faut à l’Espagne une nouvelle idéologie pour les gérer : ce sera le bullionisme. La quantité d’or et d’argent étant le gage de la richesse d’un État, il convient de stocker un maximum de lingots.

Mais l’Espagne du 16e siècle est l’empire le plus puissant de la Chrétienté. Cet État a obtenu de la papauté le privilège de diriger l’Église sur son sol : il dicte sa volonté à ses théologiens, et obtient justification de l’usage de son argent. Ce sont les catholiques espagnols qui les premiers vont justifier le prêt à intérêt. Or l’Espagne, de par sa relation privilégiée à la papauté, est aussi tenue de faire la police de la pensée en Europe. Les Pays-Bas se sont rebellés contre son autorité, l’Angleterre se proclame anglicane, les protestants sont nombreux en ces pays marginaux ouverts sur la mer. L’Espagne s’endette, engloutit son argent à livrer des guerres lointaines, à entretenir des armées de mercenaires pour tenter de vaincre ces anticatholiques. Dans cette lutte qui oppose les David anglican et protestant au Goliath ibérique, les David reprennent l’idéologie de leur adversaire et innovent économiquement et technologiquement. Ils inventent la longue-vue, optimisent l’usage de l’artillerie, et défont les Espagnols, sur terre et surtout sur mer. En 1588, la déroute de l’invincible armada espagnole, envoyée avec 28 000 hommes conquérir l’Angleterre, signe un tournant.

Les États néerlandais et anglais sortent de ces guerres aussi exsangues que l’Espagne. Ils ne peuvent rien financer. Mais ils ont des marchands riches, et ils savent que le salut est au loin, dans des expéditions à l’autre bout du monde. Pour aller chercher des richesses en Asie, pousser leur marchands à investir, ils inventent l’entreprise moderne, la société par actions : la Compagnie des Indes orientales britannique (EIC) est fondée en 1600, la Compagnie des Indes orientales néerlandaises (VOC) en 1602. Les deux bénéficient de monopoles d’État dans leur marché national sur tout le commerce extérieur en provenance d’Orient. Leur puissance sera sans équivalent dans l’histoire des firmes. Au 17e siècle, la VOC conquiert l’Indonésie et assure aux Pays-Bas une telle prospérité que l’on parle de ce moment comme du siècle d’or néerlandais – un siècle d’or auquel les investisseurs catholiques contribuèrent autant que leurs compatriotes luthériens.

L’EIC, de son côté, parvient à grignoter l’Inde, en se faisant déléguer par les États indiens la perception des impôts, en achetant des infrastructures de production de cotonnades, bref par une stratégie d’investissement qui permet à cette compagnie, émanation du mercantilisme d’un État de 7 millions d’habitants, de prendre au 18e siècle le contrôle d’un État qui compte 150 millions d’habitants ! En ne livrant qu’une seule bataille, symbolique au demeurant, l’Angleterre conquiert l’Inde par la dynamique de ses montages financiers – sachant que pour commencer à investir sur place, l’EIC a été contrainte à ses débuts d’emprunter aux riches marchands indiens !

De Dieu au capital

Le capitalisme est né, et les penseurs écossais David Hume et Adam Smith fondent bientôt son appareil théorique. Au 19e siècle, l’Europe communie autour de l’idée du libre-échange. Mais il reste une dernière étape à accomplir : faire de l’accumulation de richesses le signe de l’élection divine, cet indice wéberien de l’éthique du capitalisme. L’alchimie prend place au plus inattendu des endroits : les États-Unis. Car l’Angleterre y avait envoyé les plus puritains de ses enfants, ceux qui professaient des protestantismes tellement rigoureux qu’ils menaçaient l’ordre social et économique du royaume. Nombre d’entre eux étaient partis pour l’Amérique comme en Terre promise, afin d’y fonder un royaume de Dieu. Et c’est là-bas qu’à grand renfort de mouvements collectifs mystiques, les « réveils », se forge un imaginaire du self-made man. La prospérité des États-Unis, qui au 20e siècle détrônent la Grande-Bretagne comme première puissance mondiale, fera le reste. Cette idéologie du capitalisme est devenue planétaire.

Le capitalisme est né en Chrétienté, c’est un fait. Il a connu des formes antérieures en Chine, qui n’ont pas pu se développer, pour des raisons à la fois économiques, sociales et environnementales (1). Mais à rebours d’un lieu commun, il convient de souligner que le phénomène ne fut pas uniquement protestant. Catholiques, protestants et anglicans ont construit cette histoire. Et si ce sont des puissances protestantes qui ont écrit les derniers paragraphes de notre histoire, ce sont des catholiques qui en ont construit la base. Au final, ce sont leurs interactions rivales qui ont imprimé la trajectoire du capitalisme, jusqu’au cœur de nos existences.

POUR ALLER PLUS LOIN...

  • Les Marchands et le Temple.
    La société chrétienne et le cercle vertueux de la richesse du Moyen Âge à l’Époque moderne
    Giacomo Todeschini, Albin Michel, 2017.
  • Rendez à César.
    L’Église et le pouvoir, 4e-18e siècle
    Françoise Hildesheimer, Flammarion, 2017.
  • Les Papes, l’Église et l’argent.
    Histoire économique du christianisme des origines à nos jours
    Philippe Simmonot, Bayard, 2005.

NOTES

1.

Cette question du non-développement du précapitalisme chinois, comme celle de la conquête économique de l’Inde par la Grande-Bretagne, est développée en détail dans Laurent Testot, Cataclysmes. Une histoire environnementale de l’humanité, Payot, 2017.