« Chère Ijeawele » : pourquoi faut-il (re)lire le manifeste féministe de Chimamanda Ngozi Adichie en 2018
Sara Panata, Centre national de la recherche scientifique (CNRS); Emilie Guitard, Centre national de la recherche scientifique (CNRS), and Laure Assaf, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
L’année 2017 a été marquée par une importante série de revendications féministes et anti-sexistes à travers le monde. Une voix notamment devrait trouver encore plus d’écho en ce début d’année 2018, de par son universalité et les débats qu’elle suscite : celle de l’écrivaine et commentatrice sociopolitique nigériane Chimamanda Ngozi Adichie.
L’auteure qui sera présente à Paris le 25 janvier lors de la 3ᵉ édition de la Nuit des Idées a en effet particulièrement marqué les débats autour des inégalités de genre ces derniers temps, aussi bien par ses romans que par ses essais.
Paru en mars 2017, son dernier ouvrage, Chère Ijeawele, ou un manifeste pour une éducation féministe est une lettre en réponse à son amie Ijeawele, qui lui demandait conseil afin d’offrir à sa nouvelle-née une éducation féministe. Chimamanda Ngozi Adichie lui (et nous) propose quinze suggestions pour éduquer des filles féministes, qui font de sa lettre un véritable manifeste.
Didactique, le livre ne s’adresse pas aux seuls parents ni à un public exclusivement nigérian. Adichie reprend divers points largement débattus aujourd’hui par les féministes du monde entier. L’universalité de ce petit précis lui fait très vite connaître un succès foudroyant. Mais il essuie aussi différentes critiques, visant particulièrement le féminisme de son auteure : manque de pertinence pour un public africain, regard trop peu intersectionnel, ou encore banalisation de certains débats en faveur de leur médiatisation.
Questionner le féminisme
Vivant entre le Nigéria et les États-Unis, Adichie est avant tout mondialement reconnue comme écrivaine de fiction anglophone (traduite en 30 langues) plusieurs fois primée. Ses récits sont riches en protagonistes nigérianes confrontées à une structure sociale patriarcale. Les multiples facettes de ces personnages féminins démontrent une sensibilité particulière de l’auteure vis-à-vis des inégalités de genre.
Ce n’est cependant qu’en 2013, lors d’une conférence TED, qu’Adichie parle pour la première fois ouvertement de féminisme. Publiée sous forme de court essai, paru en France en 2015 le texte de la conférence connaît un succès international.
La romancière avance à cette occasion sa propre définition du terme : « un homme ou une femme qui reconnaît que “oui, il y a un problème avec le genre aujourd’hui et nous devons faire en sorte de le résoudre, nous devons faire mieux”. Elle pointe aussi du doigt les multiples critiques associées au terme « féministe », au Nigéria comme dans le reste du monde.
Adichie explique ainsi lors de sa conférence, qu’au Nigéria et dans plusieurs pays d’Afrique, ce terme est souvent censé concerner seulement des « femmes malheureuses ». Il est aussi souvent présenté comme incompatible avec une supposée « culture africaine ». Elle suggère donc avec humour de requalifier ce terme : « I would now call myself a Happy African Feminist » (« Je m’appellerai désormais une Féministe Africaine Heureuse »).
Ceci n’est pas sans rappeler des débats plus anciens : peut-on parler de féminisme dans le contexte africain ou ce terme est-il radicalement exogène ? Au Nigéria, ces questions ont été abordées dès les années 1980 par l’association Women In Nigeria (WIN) ; la première à s’être ouvertement définie comme féministe dans le pays.
Pour l’une des pionnières du mouvement, Aisha Imam, il existe une pluralité de féminismes, chacun à restituer dans un contexte et une temporalité propres.
Au-delà du Nigéria, certaines militantes trouvent également le terme inapproprié : il serait trop représentatif d’un mouvement blanc, occidental et de classe moyenne-supérieure. Elles lui préfèrent l’expression « féminisme intersectionnel » popularisé par l’universitaire et avocate américaine Kimberlé Crenshaw.
Adichie reste cependant attachée au terme féminisme qu’elle juge « plus facile » une fois débarrassé de ses connotations négatives.
D’autres rétorquent : ne serait-il pas mieux d’utiliser un terme plus inclusif comme « humanisme » ? Parler d’humanisme « serait malhonnête », répond Adichie : cela nierait les inégalités subies spécifiquement par les femmes.
En prenant donc ce terme comme base de sa réflexion, l’auteure propose quinze suggestions pour pousser la réflexion (et l’action) plus loin. Revenons sur quelques fondamentaux.
Déconstruire les rôles de genre
La déconstruction des assignations de genre constitue l’un des fils rouges du manifeste. Les réflexions qu’Adichie propose ne sont pas novatrices, mais demeurent toujours d’actualité.
Pour l’auteure, la question doit être traitée dès l’enfance. Faisant écho aux travaux de sociologues américains, elle observe comment les magasins de jouets proposent des objets qui persistent à assigner garçons et filles à des rôles respectivement « actifs » ou « passifs », les cantonnant pour les uns à la sphère publique et pour les autres à la sphère domestique.
Cette assignation se poursuit ensuite dans la vie de couple, où la femme est le plus fréquemment chargée de toutes les activités propres à la maison.
Elle note que toutes ces « capacités domestiques » sont cependant acquises et peuvent être également maîtrisées par les hommes, discours qui avait déjà été développé dans des termes très proches au Nigéria par l’association militante WIN.
Certes le débat est ancien, mais désormais la dénonciation de la « domestication » des femmes émerge sous d’autres formes, moins visibles mais tout aussi cruciales. La dessinatrice française Emma s’en était ainsi fait l’écho fin 2017, en illustrant le concept de « charge mentale ».
Par « charge mentale », on désigne le devoir tacitement attendu des femmes d’avoir à organiser la vie de la maison. Elles se chargent ainsi d’un travail invisible dont l’exécution est parfois partagée, mais dont l’organisation leur reste dévolue. Les femmes sont alors à la fois « chefs de projet », tout en en restant en grande partie les principales exécutantes.
Se penser au-delà de la maternité
Dans son manifeste, Adichie traite également de la maternité, qu’elle refuse de glorifier. Elle invite les mères à ne jamais se définir exclusivement en tant que telles et à mieux considérer les bénéfices qu’apporte le travail dans la vie d’une femme. Au lieu de s’excuser pour le temps que cela « prend » sur celui consacré aux enfants, une mère devrait considérer les valeurs qu’elle leur transmet en travaillant. Il convient également, selon l’auteure, de revoir l’argument de la « tradition », toujours mobilisé dans l’opposition entre travail et maternité.
Dans le contexte nigérian par exemple, les femmes ont toujours travaillé hors de leur foyer. Ce ne serait que sous l’administration britannique qu’une stricte « genrisation » de divers secteurs aurait été introduite, dans le cadre d’un projet colonial consistant à forger des femmes au foyer – entièrement consacrées aux soins de la maison, du mari et des enfants.
Si certaines femmes de l’élite ont progressivement intégré – de gré ou de force – cette norme, la majorité cumulent au final tâches du quotidien, maternité et travail. Le conseil d’Adichie s’adresse donc à la classe nigériane moyenne-supérieure mais aussi, et surtout, à un public occidental. La question ne cesse de fait d’agiter les ménages occidentaux.
La pensée d’Adichie reprend ici, avec plus de nuances, celles d’autres écrivaines nigérianes qui ont été plus radicales, telles que Buchi Emecheta, qui porte un regard très critique sur enfants et maternité.
Contrer la dépendance économique
Ce petit précis d’éducation féministe invite aussi les femmes à reprendre en main leur liberté financière. Bien que les Nigérianes travaillent et possèdent leur propre argent, ce sont souvent les hommes qui se chargent des dépenses du couple et de celles du foyer, réduisant les femmes à une situation de dépendance.
De manière très caricaturale, les deux géants de l’afro-pop, les Lagosiens Davido et Wizkid, illustrent ce phénomène en dépeignant souvent dans leurs chansons des femmes vénales en quête d’argent en échange d’amour.
« Dans une relation saine, c’est le rôle de celui qui peut assurer d’assurer », martèle Adichie. Casser cette association entre hommes et subventions économiques permettrait aux femmes de négocier leur place dans la société avec une pleine capacité d’action.
Assumer son corps
L’auteure nigériane insiste par ailleurs sur le physique et l’image des femmes, communément soumise aux critiques, souvent par les femmes elles-mêmes.
Il ne faut pas confondre moralité et tenue vestimentaire et il convient de laisser les filles s’habiller comment elles le désirent assène-t-elle dans son manifeste. Une partie de son argumentation repose sur l’exemple des cheveux dans le contexte nigérian.
Adichie dénonce la nécessité d’avoir des cheveux « domptés », défrisés ou tressés qui est parfois une cause de souffrance et une perte de temps. Ce faisant, elle s’inscrit dans le mouvement Nappy ou dans la lignée d’autres collectifs afro-féministes. Elle invite les femmes à adopter d’autres canons de beauté que ceux qui dominent dans les sociétés occidentales. Pour cette raison, elle choisit d’ailleurs de mettre en valeur la création nigériane notamment via une campagne sur Instagram.
Être sans concessions
Le manifeste appelle aussi à rejeter un « féminisme lite » qui promeut l’idée que les hommes seraient différents et naturellement supérieurs aux femmes.
Être sans concession ne signifie pas pour autant nier l’esthétique qui nous plaît, rappelle l’auteure. Adichie souligne ainsi la façon dont, plus jeune, elle avait intériorisé les « leçons de genre », la poussant à suivre un style « peu féminin » pour se sentir respectée, suivant par là les injonctions de certaines féministes à rejeter « mode, maquillage et épilation » dans l’optique de se rapprocher de l’univers esthétique masculin.
Elle évoque ainsi, de façon quelque peu simpliste, les discours des féministes différentialistes des années 1970 qui revendiquaient une égalité adaptée « aux besoins propres et divers des femmes ».
Cette tendance se situait en opposition au féminisme universaliste de l’époque, qui souhaitait au contraire briser toute assignation de genre pour déconstruire chaque source d’oppression des femmes et renverser les rapports sociaux.
Gare à la simplification
On peut dès lors se demander si Adichie n’alimente pas ce même féminisme allégé en cherchant à simplifier et « massifier » un discours et des batailles complexes à travers différents supports (comme la musique ou la mode), au risque de les vider de leur portée révolutionnaire.
Qu’il s’agisse de Beyoncé reproduisant dans le morceau Flawless une partie du plaidoyer d’Adichie « We should all be feminists » ou du T-shirt créé pour Dior arborant le même slogan et porté par Rihanna, les propos féministe de la romancière semblent très souvent orientés d’abord vers le marketing et bien loin d’éventuelles politiques concrètes visant à comprendre et niveler les inégalités entre les sexes.
Adichie affirme ne pas se considérer comme une activiste féministe ni comme une experte du sujet. Mais le succès de ses écrits en fait désormais une icône en la matière. Ceci devrait aujourd’hui l’inciter à être plus vigilante et mieux se positionner vis-à-vis d’autres débats féministes, contemporains ou plus anciens.
Elle respecterait ainsi ses propres injonctions à se méfier des « danger(s) d’une histoire unique » sur le féminisme, tout en évitant de stigmatiser certaines positions féministes au profit de discours plus médiatiques.
Ce billet est publié en collaboration avec le blog de la revue Terrain.
Sara Panata, Doctorante Histoire, Université Paris 1 et Institut français de recherche en Afrique, Centre national de la recherche scientifique (CNRS); Emilie Guitard, Researcher in Social Anthropology, Deputy Director of Institut français de recherche en Afrique, Nigeria, Centre national de la recherche scientifique (CNRS), and Laure Assaf, Chercheuse en anthropologie, ATER à l’EHESS, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
This article was originally published on The Conversation. Read the original article.