Politiques identitaires et mythe du «grand remplacement» | The Conversation

 

Dans un tome récemment paru des Cahiers noirs, Heidegger se réclamait de la métapolitique qui doit selon lui remplacer la philosophie (Gesamtausgabe, t. 94, 2014, p. 115). La métapolitique connaît aussi un regain d’intérêt dans une certaine gauche radicale (voir par exemple Alain Badiou, Abrégé de métapolique, Paris Seuil, 1998).

 

Hommage aux victimes à Christchurch, après l’attentat de mars 2019. Wikipédia

François Rastier, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

La métapolitique séduit largement, car elle subordonne la politique à un mythe ou à une théologie qui transcende les contingences historiques. Qu’il soit nationaliste, ethnique ou racial, l’irruption de ce mythe dans l’histoire s’accomplit dans un bain de sang, comme l’a souligné en 1945 Ernst Cassirer dans Le mythe de l’État.

Par exemple, le plan général des nazis pour l’Est (Generalplan Ost), affirmait que les Allemands « de souche » avaient été remplacés par les juifs et les Slaves, et qu’il fallait donc exterminer les juifs, déporter les Slaves et établir à nouveau des paysans allemands dans les territoires ainsi libérés, de la Baltique à la Crimée.

La purification raciale fut d’abord le but explicite des Lois de Nuremberg promulguées en 1935, élaborées sous la responsabilité d’une commission dirigée par Hans Frank et dont Heidegger était membre. Pour protéger le peuple allemand et sa « santé héréditaire », les nazis justifiaient les massacres par la nécessité d’un eugénisme actif, tant racial que culturel, tant biologique que spirituel. En effet, selon eux, l’identité d’un peuple peut être détruite par son adultération génétique comme par une invasion qui le prive du territoire où il est enraciné. L’image horrifique de l’étranger violeur synthétise encore ces deux périls.

Références et maîtres à penser

Pour les identitaires, le mythe nazi demeure une source d’inspiration, revendiquée plus ou moins ouvertement selon les publics et les situations. En 1983, le groupe terroriste The Order forgea le slogan des « 14 mots », adapté ainsi en français : « Nous devons assurer l’existence de notre race et un futur pour les enfants blancs », slogan notamment repris en avril 2019 par l’attaquant d’une synagogue près de San Diego et par Brenton Tarrant, auteur du massacre dans les mosquées de Christchurch.

Quand en 2013 le militant néonazi Dominique Venner se suicida spectaculairement dans Notre-Dame de Paris, il laissa en ligne un ultime post consacré à… Heidegger ; et Radio Courtoisie diffusa le lendemain une lettre où il écrivait : « Je m’insurge aussi contre le crime visant au remplacement de nos populations ». Peu après, Marine Le Pen, rendait ainsi hommage à ce militant : « Respect à Dominique Venner, dont le dernier geste, éminemment politique, aura été de tenter de réveiller le peuple français ».

En février 2015, Martin Sellner, fondateur et dirigeant du Mouvement identitaire autrichien (Identitäre Bewegung Österreichs), à l’aile droite du FPÖ, publiait dans la revue d’extrême droite Sezession, un article intitulé « Mon chemin de pensée vers Heidegger ». Il y loue sa « métapolitique », et se réfère à Guillaume Faye, le négationniste fondateur des Annales d’histoire révisionniste, où Faurisson publia les lettres de soutien qu’il avait reçues de Jean Beaufret, principal initiateur de l’école heideggérienne en France.

Nouveau Saint Paul, Sellner évoque aussi son « chemin de Damas » avec Heidegger (p. 8). Dans le même numéro spécial Heidegger, Sellner voisine avec Ernst Nolte, historien révisionniste élève du Maître et fondateur reconnu de l’école révisionniste allemande. Par ailleurs, Sellner se réfère aussi à Dominique Venner, Alain de Benoist et Alexander Douguine, eurasiste radical, auteur de plusieurs livres à la gloire de Heidegger, et qui demandait récemment l’extermination des Ukrainiens.

Proche de l’extrême droite allemande, inspiré par Génération identitaire en France et CasaPound en Italie, Sellner a d’abord multiplié les pèlerinages sur les tombes de la Wehrmacht. Son mouvement s’est fait connaître par des profanations de bâtiments religieux accueillant des réfugiés, des attentats contre les permanences du parti socialiste SPD, dont la tiédeur sociale-démocrate ne semblait pas appeler de telles violences, et des actions commando contre l’Université et le Burgtheater de Vienne pour empêcher la représentation d’un spectacle d’Elfriede Jelinek, coupable non seulement d’être prix Nobel, antinazi et de père juif, mais de mettre en scène des réfugiés. L’attaque du théâtre fut alors présentée comme « pacifique » (friedlich) par Heinz-Christian Strache, dirigeant du FPÖ et alors en passe de devenir vice-chancelier.

Or, après le meurtre de masse (51 victimes) commis à Christchurch par Brenton Tarrant, on apprit que ce terroriste néonazi s’était rendu en Autriche en 2017, entretenait avec Sellner une correspondance militante, échangeait avec lui des invitations amicales et avait même financé son mouvement. Comme lui, il est vrai, Sellner propage la thèse de la substitution des populations (Bevölkerungsaustausch), engageant les blancs à une lutte pour la vie. Son mouvement dissous et sous la menace d’un procès, Sellner prodigue à présent des menaces voilées, déclarant par exemple : « Si l’on ne nous écoute pas, la société sera de plus en plus radicalisée. Je ne me sentirai pas du tout responsable si une fusillade avait lieu en Autriche » (Le Monde II, 18 mai 2019).

En France aussi

Bien entendu, la France n’est pas absente de l’internationale néo-nazie. Brenton Tarrant a intitulé Le grand remplacement (The Great Replacement) le texte de 74 pages qu’il a mis en ligne avant de commettre son crime et qui finit par cet adieu au lecteur : « Je vous verrai au Valhalla ». L’éditeur véloce de la traduction française présente ainsi l’auteur : « Celui-ci explique ici les raisons de son passage à l’acte en invoquant notamment les thèses françaises de Renaud Camus à propos du “grand remplacement” ou encore du “génocide blanc”. L’influence de la situation française est au cœur de son œuvre, notamment dans son analyse de la politique et des rapports avec les musulmans en France ».

Lors de son voyage en Europe, Tarrant avait été catastrophé par la victoire du « mondialiste » Macron contre Marine Le Pen. Elle milite en effet contre le grand remplacement, bien qu’elle s’en défende à l’occasion. En 2011, elle questionnait : « Comment pourrions-nous nous satisfaire de voir nos adversaires poursuivre leur œuvre de ruine morale et économique du pays, de le livrer à la submersion par un remplacement organisé de notre population ? ». En septembre 2018, dans un meeting à Fréjus, elle répétait : « Jamais dans l’histoire des hommes, nous n’avons vu de société qui organise ainsi une submersion irréversible et d’une ampleur non-maîtrisable qui, à terme, fera disparaître, par dilution ou substitution, sa culture et son mode de vie. ».


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Par solidarité avec l’extrême droite française, Brenton Tarrant a également financé Génération identitaire, le mouvement de jeunesse du parti Les identitaires (ancien Bloc identitaire), ce que son porte-parole, Romain Espino, a fini par reconnaître.

Comme avant lui Anders Breivik qu’il a pris pour modèle, Brenton Tarrant a puisé dans la symbolique nazie, ornant par exemple ses armes et son manifeste d’une roue runique, ou « Soleil noir », signe ésotérique de l’Allemagne secrète qui orne au château SS de Wewelsburg la salle d’apparat des Obergruppenführer. Mais il a prodigué d’autres signes de reconnaissance : quand il a diffusé en direct son massacre sur Facebook live, il a fait le signe des suprématistes blancs : le pouce et l’index arrondis ensemble pour dessiner un P, les trois autres doigts levés, pour dessiner un W, soient les initiales de white power.

Quelques semaines après, en Estonie, le néonazi Ruuben Kaalep, élu du parti EKRE, membre de la coalition au pouvoir, recevait Marine Le Pen et diffusait un selfie où tous deux font ce même signe suprématiste. Le 15 mai, sur France Inter, Marine Le Pen se disculpait toutefois en interprétant ce signe comme le OK des « plongeurs de combat », et en précisant que son hôte n’était pas un « suprématiste blanc », mais un « suprématiste finno-ougrien », nuance euphémique que le lecteur appréciera pleinement.


François Rastier a récemment publié « Heidegger, Messie antisémite. Ce que révèlent les Cahiers noirs » (Le bord de l’eau, 2018) et « Faire sens. De la cognition à la culture », Garnier Classiques, 2018).

François Rastier, Directeur de recherche, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

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