[Tribune] Corruption : à qui la faute ?
Les Africains sont-ils condamnés à être corrompus ? La corruption est-elle une habitude si bien ancrée qu’on ne pourra jamais l’extirper d’un continent irrémédiablement associé au mal-développement ?
Le cas du Nigeria est significatif à cet égard. Réputé compter parmi les pays les plus touchés par ce fléau au monde, il connaît en effet de vifs débats sur le sujet. Ses habitants évoquent notamment les spécificités d’un mystérieux Nigerian factor pour expliquer le népotisme, la violence politique ou le détournement de fonds publics.
Une première école de pensée entretient ainsi une vision très culturaliste du problème. La corruption serait un héritage de la tradition africaine du cadeau : le dash, en pidgin. À meilleure preuve, elle ne touche pas que les élites et répond pour beaucoup aux obligations de solidarité et de réciprocité de la famille élargie.
Le « dash », une tradition européeenne ?
La corruption à l’africaine implique de la redistribution. Elle n’est pas motivée que par le profit personnel et se manifeste souvent par des dépenses ostentatoires lors de cérémonies « traditionnelles » qui servent à démontrer tout à la fois la générosité et la puissance du chef.
Sans nier ces pesanteurs culturelles, d’autres courants de pensée voient cependant dans la corruption l’expression d’un déclin des valeurs morales des coutumes africaines, qui auraient en quelque sorte été perverties par la colonisation et l’introduction d’économies de marché. De façon significative, le terme « dash » – le fameux pot-de-vin nigérian – vient par exemple d’un mot d’origine hollandaise, « dasje », qui désigne une petite pièce de tissu autrefois utilisée pour troquer des esclaves contre des armes à feu et des babioles du temps de la traite.
La corruption serait en fait une tradition européenne, soutiennent ainsi de nombreux Nigérians. La conquête coloniale n’était pas légitime. Elle aurait donc donné lieu à une forme de résistance passive consistant à détourner les fonds publics.
La construction d’États modernes, notamment, est allée de pair avec l’introduction de taxes dont la collecte ouvrait la voie à la prévarication.Dans le cadre d’un système d’administration indirecte, les Britanniques se sont en effet appuyés sur des chefferies locales qui, en pratique, ont joué le rôle de percepteurs en étant rémunérés au prorata de leur capacité à lever l’impôt.
Les caisses de la colonie
Dans le nord du pays, à dominante musulmane, par exemple, les paysans du Borno devaient donner en nature 10 % de leurs récoltes à des chefs de village (bullama) qui se chargeaient ensuite d’en transmettre une partie à des chefs de canton (lawan) et de district (aja) pour rendre hommage au sultan de la région, le Shehu, chacun prélevant sa commission au passage.
Censé alimenter les caisses de la colonie, un tel procédé était assimilé à de l’extorsion, si bien que le terme « ngaji », qui désignait initialement un tribut traditionnel en kanouri, a changé de sens et a fini par évoquer un bakchich.
Développement étatique
Indéniablement, le développement d’administrations étatiques a bouleversé le rapport à la richesse. Les Britanniques considéraient comme des agents de la fonction publique les chefs de district, qu’ils avaient salariés. Mais les Haoussas et les Kanouris des sociétés féodales du nord du Nigeria ne le voyaient pas ainsi.
Pour eux, ces chefs étaient les héritiers des seigneurs d’autrefois. De façon clandestine, les musulmans haoussas et kanouris ont donc continué de verser des tributs et une dîme religieuse, la zakat, pour rendre hommage à leurs émirs en dépit des interdits britanniques, qui visaient à monopoliser la collecte des impôts entre les mains des agents des collectivités territoriales, les Native Authorities.
Entre tradition et modernité postcoloniale, le Nigeria de la rente pétrolière n’est pas vraiment sorti de ces dilemmes. Le débat n’est pas tranché et la question reste ouverte : finalement, la corruption n’est-elle pas un peu la responsabilité de tous ?