Débat : « L’emmurement du monde disloque de l’intérieur les sociétés» |The Conversation
Le mur de Trump « emmure » aujourd’hui l’administration américaine, enlisée dans un shutdown historique.
Ce mur, que dénoncent de nombreux citoyens à travers le monde, n’en est qu’un de plus dans un monde qui compte aujourd’hui 53 murs,
soit 40,000 kilomètres divisant les humains, contre 16 au début du XXIᵉ siècle.
Jean-François Bayart, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID)
Il est loin, le temps du démantèlement du mur de Berlin et des prophéties sur la « fin de l’Histoire » que celui-ci a inspirées. Certes, la chute de l’empire soviétique et le triomphe de l’idéologie de marché ont décloisonné le monde.
La Chine et le Vietnam se sont ouverts, l’apartheid a été aboli, l’Europe a institué la libre circulation en son sein. Mais ce mouvement a vite rencontré ses limites.
La Corée du Nord est demeurée un royaume ermite, et Israël, faute de savoir trouver un accord de paix avec les Palestiniens, s’est à son tour emmuré.
Surtout, les États-Unis et l’Union européenne ont mis en œuvre un prohibitionnisme migratoire de plus en plus contraignant, depuis le 11 Septembre et la montée électorale de l’identitarisme politique.
En outre, l’emmurement du globe ne vise plus seulement à sanctuariser la souveraineté ou la sécurité de l’État-nation. Il segmente les sociétés elles-mêmes avec la prolifération de gated communities, dans les grandes métropoles urbaines, que ceignent des clôtures et contrôlent des compagnies privées de gardiennage.
Fables antiques
Tout n’est pas neuf dans cette évolution. Après tout, la Chine avait sa Grande Muraille, et l’Empire romain s’y était essayé. Les villes du Moyen-Âge et de l’Âge moderne étaient fortifiées, et ces dispositifs de défense n’ont été arasés que tardivement, sans d’ailleurs que soient toujours supprimés les octrois à leurs portes.
Le capitalisme a titrisé la terre, ce qui s’est généralement traduit par sa clôture, sauf dans les pays de « vaine pâture ». Les enclosures remontent, en Angleterre, au XVIIIᵉ siècle. Et la bourgeoisie du XIXe siècle s’est plu à entourer les parcs de ses propriétés de belles enceintes de pierre.
Il se peut même que l’emmurement contemporain reprenne inconsciemment le vieux mythe selon lequel Alexandre le Grand aurait enfermé, quelque part entre le Caucase et le nord himalayen, derrière une muraille infranchissable, les peuples de Gog et Magog, les nations de l’Antéchrist et les dix tribus d’Israël, pour les empêcher de déferler sur le monde. Cette fable antique a ensuite fusionné avec les prophéties bibliques (Ezéchiel XXXVIII, 16 et Apocalypse, XX, 7-8).
Aux yeux de l’Occident, les peuples dangereux, dans cette veine, ont été successivement les Scythes, les Mongols supposés Tartares, les Ottomans dits Turcs, et les Juifs, les uns se confondant souvent avec les autres, et animés de cette volonté commune de fondre sur l’ecclesia en acclamant l’Antéchrist. Notre temps continue de ruminer de très anciennes peurs millénaristes dont le « péril jaune », et aujourd’hui musulman, est un avatar.
Trois dangers inédits
Néanmoins, la murophilie actuelle revêt trois dangers inédits. Elle introduit une disjonction potentiellement explosive entre, d’une part, une intégration forcenée de la planète dans les domaines de la finance, du commerce, de la technologie, du sport, des loisirs, de la culture matérielle ou spirituelle, et, d’autre part, le cloisonnement de plus en plus coercitif, voire militarisé, du marché international de la force de travail et de la circulation des personnes.
S’imaginer que la majorité de l’humanité va rester sur le seuil du magasin de la globalisation, qu’on lui interdit de franchir, sans défoncer sa porte et faire voler en éclat sa vitrine relève de l’irénisme.
En deuxième lieu, l’endiguement des barbares corrompt de l’intérieur la cité qu’il prétend protéger. Il implique des régimes juridiques dérogatoires au détriment des étrangers, assimilés à des ennemis. Ces législations progressivement s’étendent aux citoyens eux-mêmes, instaurent des états d’exception qui deviennent des États d’exception, et banalisent une abjection d’État, laquelle s’institutionnalise en États d’abjection.
La « servitude volontaire »
Au nom de la lutte contre le terrorisme et l’immigration clandestine, les libertés publiques sont de plus en plus menacées dans les pays occidentaux ; le droit d’asile et le droit de la mer sont bafoués ; la politique de refoulement de l’Union européenne provoque chaque année plus de morts en Méditerranée et dans le Sahara que trois décennies de guerre civile en Irlande du Nord ; les États-Unis séparent les enfants de leurs parents en attendant la construction de la barrière anti-latinos sur leur frontière avec le Mexique ; Israël a perdu toute mesure dans le containment des Palestiniens ou l’expulsion des Africains. Or, cet État d’abjection reçoit l’onction du suffrage universel et peut se réclamer d’une légitimité démocratique. Avec et derrière les murs prospère la « servitude volontaire ».
Enfin, l’emmurement du monde disloque de l’intérieur les sociétés. Il privatise l’espace public et la ville elle-même. Il externalise les frontières des États les plus puissants au sein d’autres États dépendants, à l’instar de l’Union européenne au Sahel, et éventre leur souveraineté.
Il recourt à la biométrie qui le rend invisible, et son immatérialité segmente à l’infini la cité. Dans la Chine orwellienne d’aujourd’hui, par rapport à laquelle le totalitarisme maoïste prend des airs de passoire, chaque escalier mécanique, chaque carrefour, chaque place, surveillé électroniquement, est un mur qui reconnaît en vous le bon ou le mauvais citoyen, et peut vous empêcher de monter dans l’avion ou le train. Il est à craindre que les marchands de peur et de biométrie n’appliquent vite la recette aux démocraties libérales. Murs de tous les pays, unissez-vous !
Cet article a été d’abord publié dans la nouvelle édition de Globe en novembre 2018, la revue de l’Institut (Graduate Institute) et Global Challenges (n°4, 2018), dans le cadre de son dossier spécial dédié aux murs du monde.
Jean-François Bayart, Professeur et titulaire de la Chaire Yves Oltramare Religion et politique dans le monde contemporain, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID)
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