Sahel : « Les stratégies de lutte contre le terrorisme sont inadaptées
pour combattre le crime organisé »
Dans un rapport fourni, l’organisation Global Initiative against Transnational Organized Crime détaille les évolutions du crime organisé dans l’espace sahélo-saharien depuis 2011. Mercenariat, trafic d’armes, liens avec les groupes terroristes : le chercheur Raouf Farrah, l’un des auteurs de l’étude, revient sur les stratégies des groupes clandestins. Interview.
Si le trafic d’armes a largement été médiatisé dans la zone sahélo-saharienne à la chute de Kadhafi, il existait bien avant. Tout comme les réseaux de contrebande et de criminalité, à l’œuvre sur les routes trans-sahériennes depuis au moins la fin des années 1960.
Des phénomènes décortiqués par un rapport fourni de l’organisation Global Initiative against Transnational Organized Crime (GITOC), publié en novembre 2019. Au-delà des frontières sud du Sahara, cette étude – basée sur l’analyse de documents officiels, de productions académiques, mais aussi sur près d’une centaine d’interviews de terrain – inclut également les réseaux existants dans le sud algérien et le sud libyen.
Y sont décrits le trafic d’armes, de drogues, celui des migrants, le racket et les kidnappings, mais aussi l’orpaillage clandestin ou le commerce illégal de Tramadol et autres psychotropes médicamenteux. Raouf Farrah, chercheur senior à la GITOC, détaille les stratégies de mobilité et d’ajustement déployées par les groupes clandestins dans un contexte très mouvant.
Jeune Afrique : Vous distinguez trois types de relations entre terrorisme et trafic dans la région, selon les contextes : coexistence, coopération et convergence. Quelles en sont les modalités ?
Raouf Farrah : Les relations entre les groupes terroristes et les réseaux criminels évoluent dans l’espace et le temps : ce ne sont pas des liens immuables, mais toujours dynamiques. Lorsque nous parlons de coexistence, il s’agit de terroristes et de criminels qui opèrent sur le même territoire, au même moment, sans conflictualité. Nous avons vu cela au nord du Mali.
La coopération fait quant à elle référence à des alliances ponctuelles et circonstancielles. Dans l’industrie du kidnapping, des criminels – qui sont mobiles et disposent des contacts locaux – se chargent de l’enlèvement et vendent le captif à des groupes comme AQMI, qui en obtiennent une rançon estimée à des millions de dollars grâce à leurs réseaux à l’international.
La convergence correspond à l’alignement des intérêts entre terroristes et groupes criminels dans un environnement qui leur est de plus en plus hostile. La militarisation de la sous-région facilite ce phénomène, car ils ont besoin de partager des renseignements, notamment sur la présence militaire.
Dans quelle mesure les trafiquants et les réseaux terroristes sont-ils liés dans les cas algérien et libyen ?
Dans le Fezzan [le sud de la Libye, NDLR], nous avons remarqué une convergence entre terroristes et réseaux criminels. C’est le cas dans la passe du Salvador, un point stratégique de trafic aux frontières du Niger, de la Libye et de l’Algérie. L’Algérie est un cas spécial dans la sous-région. Les liens entre trafiquants et réseaux terroristes y sont faibles. Les efforts militaires d’Alger, depuis une quinzaine d’années, et le contrôle intensif des frontières depuis 2013, ont permis de refouler la majorité des réseaux criminels et terroristes à la lisière de son territoire.
Ce refoulement n’est pas sans impact sur les pays limitrophes. Certains narcotrafiquants algériens connus ont fui en Libye ou au nord du Mali. C’est le cas d’Abdellah Belakhal, qui avait kidnappé en 2016 trois occidentaux dans la ville libyenne de Ghât.
Les routes de trafic et contrebande à travers la Libye. © Source rapport After the storm, organized crime across the Sahel-Sahara.
The Global Initiative Against Transnational Organized Crime.
Malgré le déplacement des activités criminelles au-delà de ses frontières, les saisies et arrestations se poursuivent dans le sud algérien. Comment peut-on expliquer ce phénomène ?
Il y a plusieurs hypothèses possibles. La première piste, c’est la persistance d’intermédiaires qui facilitent le mouvement des armes du sud-ouest de la Libye vers le nord du Mali, tout au long de la frontière algéro-nigérienne. Grâce à ses réseaux de renseignements, l’Algérie a réussi à en arrêter certains. La deuxième, c’est l’existence de plusieurs anciennes caches d’armes dans le sud du pays. Enfin, il se peut que l’armée gonfle ces chiffres pour justifier des dépenses militaires colossales, lisser sa communication, et présenter une image de force et d’efficacité dans la lutte contre le terrorisme et la criminalité transnationale, même si nous n’avons aucune preuve qui justifie une telle hypothèse.
Vous évoquez le déplacement de groupes tchadiens, nigériens ou soudanais vers la Libye à des fins de trafic ou de mercenariat. Peut-on estimer leur capacité de mouvement entre les pays de la région, malgré la fermeture de certaines frontières ?
Ce n’est pas un phénomène nouveau. Le conflit en Libye a multiplié les « opportunités » de services pour les groupes tchadiens et soudanais, recrutés notamment par les bataillons affiliés à l’Armée nationale libyenne (ANL) dans la région du Fezzan. Leur capacité de mouvement demeure importante, car même si officiellement certaines frontières sont fermées, la réalité sur le terrain est tout autre.
Grâce à leur mobilité, ils vendent leurs services comme mercenaires pour obtenir des véhicules, des armes et des munitions qui leur permettent de rester dans le circuit du trafic. Ils cumulent l’expérience du combat et une excellente connaissance des zones désertiques. Le marché de la violence comme « commodité » est en constante évolution, puisqu’il intègre aussi les services de protection contre le racket, le banditisme organisé.
Les routes de trafic et contrebande à travers la Libye. © Source rapport After the storm, organized crime across the Sahel-Sahara.
The Global Initiative Against Transnational Organized Crime
Comment la « rupture des stocks » de l’arsenal de Kadhafi en Libye est-elle compensée pour alimenter en armes les groupes criminels et les lignes de front dans la région ?
Désormais, les stocks nationaux, les attaques contre les casernes et les postes de police ou de gendarmerie représentent la première source de ravitaillement en armes. Plusieurs pays violent aussi l’embargo international sur les armes en Libye. Une part des armes est enfin achetée en ligne via des sites d’Europe de l’Est qui arrivent par bateau sur les côtes libyennes. Certaines armes arrivent par le sud du Sahel, notamment le nord du Nigeria, mais aussi depuis Bamako, devenue une plaque tournante à destination du centre et du nord du Mali. Les armes et les munitions étant plus difficiles à trouver, les prix grimpent. Ces tendances devraient se confirmer.
Selon votre rapport, des trafiquants de haut niveau parviennent à engranger un capital politique auprès des populations locales. Par quel biais ?
Au Sahel, les voies sont multiples : blanchiment d’argent dans des activités commerciales régulières qui embauchent des jeunes de la région, corruption des autorités locales et leurs représentants, paiement de mariages, soutien aux communautés, etc. Mais la manière la plus efficace d’engranger du capital politique, c’est d’être en connivence avec des représentants au plus haut sommet de l’État.
Vous assurez que la réponse à ces phénomènes doit être collective et multidimensionnelle. En attendant, en quoi la politique exclusivement sécuritaire de nombre de pays du Sahel marginalise-t-elle les petits acteurs du crime organisé, au risque de renforcer les gros trafiquants ?
Les stratégies de lutte contre le terrorisme sont inadaptées pour combattre le crime organisé. L’approche hyper-sécuritaire crée de vrais problèmes pour le commerce informel. La sécurisation des frontières nuit considérablement à la contrebande exercée par des petites communautés, pour lesquelles le commerce illicite transfrontalier est une source majeure de revenus.
La sécurisation de la région handicape davantage les petits réseaux de contrebande que les grands trafiquants, qui ont les moyens logistiques, humains et financiers pour s’adapter à un environnement de plus en plus hostile. Le crime organisé est un phénomène complexe qui requiert une réponse multidimensionnelle, différenciée selon les marchés, les commodités et le contexte politique, mais surtout adaptée aux réalités des populations locales.
Au-delà des conditions socio-économiques, l’émergence du crime organisé et des trafics en tout en genre au Sahara-Sahel est avant tout une question politique. C’est la corruption massive, la faiblesse des États de la région, leur vulnérabilité face à la pénétration des flux illicites, l’instabilité politique et les conflits régionaux – notamment en Libye (2011) et au Mali (2012) – et le changement climatique qui sont à la racine du problème.