Pourquoi le choix des pays africains autorisés dans l’espace Schengen pose question
La polémique enfle sur les critères retenus par l’Union européenne pour élaborer sa liste de pays autorisés à entrer dans l’espace Schengen à compter du 1er juillet. En Afrique, seuls l’Algérie, le Maroc, le Rwanda et la Tunisie sont concernés.
Moins de 24 heures après sa publication par l’Union européenne (UE), la liste des pays (*voir en fin d’article) dont les ressortissants sont autorisés à entrer dans l’espace Schengen à compter du 1er juillet n’en finit pas de créer la polémique.
Sa définition elle-même semble avoir été un véritable casse-tête pour Bruxelles. Le 19 juin, Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d’État français aux Affaires étrangères, déclarait confiant aux médias français « qu’une première liste d’une cinquantaine de pays serait rapidement finalisée ». Huit jours plus tard, le Comité des représentants permanents (Coreper), qui réunit les ambassadeurs des pays membres de l’Union, tombait d’accord sur quatorze pays, dont quatre africains : le Maroc, l’Algérie, la Tunisie et le Rwanda.
Cette liste restreinte sera finalement confirmée le 30 juin, après de longues tractations « qui ont duré jusqu’au dernier moment », confirme un des témoins des multiples passes d’armes entre les différents pays membres. Pressée d’en finir avant de quitter la présidence tournante de l’Union le 1er juillet, la Croatie a dû taper du poing sur la table, « en obligeant les États européens à se prononcer sans délai supplémentaire, comme certains pays le souhaitaient encore mardi midi », reprend notre observateur.
Questions sur les critères de sélection
Au final, cette liste de consensus, adoptée par une majorité qualifiée, soit 55 % des États représentant au moins 65 % de la population européenne, pose davantage de questions qu’elle n’apporte de réponses. À commencer par l’utilisation de certains critères retenus par Bruxelles pour faire sa sélection, comme le taux d’incidence [nombre de nouvelles infections pour 100 000 personnes]. Les responsables européens assurent avoir privilégié les visiteurs des pays dont la situation épidémiologique est semblable à celle de l’UE, voire meilleure si la pandémie a reculé. L’incidence ne doit donc pas excéder la moyenne européenne, actuellement établie à 16 cas pour 100 000 habitants sur les 14 derniers jours.
Cet indicateur a permis d’exclure certains pays de la liste comme les États-Unis, la Russie, le Brésil ou encore l’Inde, sévèrement impactés par la pandémie. En Afrique, et d’après nos calculs établis à partir des statistiques officielles de chaque pays, l’Afrique du Sud, le Gabon, et dans une moindre mesure l’Égypte, présentent eux-aussi des taux d’incidence supérieurs à la moyenne européenne.
Le reste du continent, dans sa grande majorité, n’est pas dans ce cas. De nombreux pays, comme le Bénin, le Sénégal, la RDC ou le Nigeria affichent mêmes des taux inférieurs à ceux de l’Algérie ou du Maroc, pourtant retenus par Bruxelles, alors que ces deux pays connaissent une accélération des infections ces deux dernières semaines. « Malgré ses différences, le Maghreb a été traité comme un package, notamment pour permettre aux diasporas de pouvoir reprendre ses allers et retours », croit savoir une docteure marocaine.
La prise en compte « de données épidémiologiques objectives », avancée par Jean-Baptiste Lemoyne mi-juin, semble donc devoir être battue en brèche aujourd’hui au sein même de l’Union. Car si le travail de collecte a bien été « coordonné entre Européens », comme l’annonçait alors le secrétaire d’État français, l’analyse des données semble avoir davantage répondu aux agendas politiques propres à chaque pays membres.
« Arbitraire et absurde »
Entre le 5 et le 27 juin, « Bruxelles a collecté l’ensemble des chiffres pays par pays, envoyés par ses différentes ambassades », confirme l’un des représentants européens en Afrique. Avant qu’à l’heure du choix, la Commission et ses différents services ne soient appelés à s’effacer. « Nous n’avons découvert la liste qu’une fois rendue publique », tempête un diplomate du Service européen pour l’action extérieure (SEAE), les Affaires étrangères de la Commission.
Paul Kagame a fait un lobbying très efficace auprès de certains pays membres
Jugeant cette sélection « aussi arbitraire qu’absurde », plusieurs responsables du SEAE ont déjà demandé qu’une enquête soit lancée en interne afin de savoir pourquoi le service a été mis sur la touche au moment où la liste était finalisée. « Nous devons absolument être impliqué dans le processus de sélection », estime notre diplomate à Bruxelles, qui espère que cela sera le cas lors de la prochaine réactualisation de cette liste dans deux semaines, ne serait-ce que pour éviter certains choix paradoxaux, à l’instar du Rwanda, autorisé à faire voyager ses ressortissants en Europe, contrairement à l’Ouganda voisin, qui n’a pourtant enregistré aucun décès au 1er juillet.
« Paul Kagame a fait un lobbying très efficace auprès de certains pays membres », confirme un fin connaisseur des arcanes européens. Et c’est bien ce que semble attendre une grande partie des Africains. « Nos leaders doivent se manifester, réagir, faire jouer le principe de réciprocité, sinon, l’Afrique ne sera jamais prise en compte comme il se doit », s’agace la biologiste congolaise Francine Ntoumi. De réciprocité, il n’y en aura pas avec l’Algérie, qui a annoncé le 28 juin que ses frontières resteraient fermées jusqu’à nouvel ordre. Mêmes aux Européens.
Cette liste de 14 pays, revue et corrigée chaque quinzaine, n’est de toute façon qu’une recommandation, juridiquement non contraignante. Chaque pays membre s’est engagé à ne pas accepter les ressortissants d’autres États, mais reste souverain sur le contrôle de ses frontières. Ce que se sont dépêchés de rappeler la Grèce, qui depuis le 15 juin accueille déjà des ressortissants en provenance de Chine, de Corée du Sud et de Nouvelle-Zélande, et plus dernièrement l’Allemagne, qui a décidé le 1er juillet, de retirer de manière unilatérale le Maroc, l’Algérie, le Rwanda et la Serbie de la liste européenne promulguée la veille.
Et comme toutes les frontières intra-communautaires n’ont pas encore été rouvertes, comme entre la Finlande et la Suède, et que les pays africains eux-mêmes ont mis en place leur propre liste, comme la Tunisie qui exclut la Suède, la Grèce, la Belgique mais pas la France, tout retour à une situation identique à l’avant-Covid s’annonce aussi long que difficile. Surtout si les préoccupations particulières continuent de prendre le pas sur l’intérêt communautaire. En Europe comme en Afrique.
(*) Algérie, Maroc, Tunisie, Géorgie, Monténégro, Serbie, Canada, Uruguay, Rwanda, Australie, Nouvelle-Zélande, Corée du Sud, Japon, Thaïlande + Chine sous condition de réciprocité