Avenir du Hirak en Algérie : conservateurs et progressistes se déchirent
Lors d'une manifestation commémorant le premier anniversaire du Hirak, le 21 février 2020 à Alger. © Toufik Doudou/AP/SIPA
Entre conservateurs et progressistes engagés dans le Hirak, les critiques virulentes, principalement échangées sur Facebook en raison de la pandémie de Covid-19, font écho à la polarisation du débat idéologique en Algérie dans les années 1990.
Les manifestations populaires du Hirak en Algérie se sont arrêtées à la mi-mars en raison de la pandémie de Covid-19 et du risque de propagation du virus. Cette pause, qui dure toujours, a été l’occasion pour les activistes confinés de débattre de l’avenir du mouvement. Les conversations, principalement sur Facebook, sont dominées par un débat entre conservateurs et progressistes, sur des lignes de fractures héritées de la décennie noire.
Le mouvement Rachad, fondé en 2007 par, entre autres, d’anciens militants du Front islamique du salut (FIS) – l’un des protagonistes de la guerre civile des années 1990 – est au centre de la polémique. De nombreux démocrates accusent les cadres du mouvement, établis à l’étranger, de vouloir détourner le Hirak et de jouer le jeu démocratique uniquement en vue de mettre sur pied un « califat islamique » en Algérie. Rachad, qui compte dans le pays de nombreux sympathisants engagés, se défend de l’accusation, affirmant que leur objectif est d’établir un « État civil » respectueux des règles démocratiques.
La ligne radicale de Rachad
« Rachad ne croit ni au califat ni à la dictature, qu’elle soit militaire ou théocratique. C’est écrit noir sur blanc dans les statuts du mouvement », affirme ainsi Yahia Mekhiouba, membre du conseil national de Rachad, au cours d’un débat sur Facebook.
Par ailleurs, les critiques reprochent au mouvement l’absence de remise en question de la responsabilité du FIS lors de la décennie noire et de sa ligne radicale hostile à toute forme de liberté. Rachad, qui accuse souvent ses détracteurs d’être à la solde de la « police politique » et du pouvoir, estime quant à lui que la responsabilité incombe essentiellement à l’armée algérienne, qui, en arrêtant le processus électoral en 1992 après la victoire du FIS au premier tour, aurait ouvert la voie à la violence.
Ce clivage a longtemps été mis sous le boisseau pendant le Hirak, les manifestations massives et pacifiques donnant l’impression d’une cohésion entre citoyens de différentes tendances politiques, portés par l’unique objectif du changement démocratique. Mais sous ce vernis consensuel, la polarisation était bien palpable par moments.
Comme après le décès du numéro un du FIS, Abassi Madani, le 24 avril 2019, en plein Hirak, et son enterrement dans la capitale, auquel ont assisté des milliers de personnes. Ses détracteurs, qui le tiennent pour responsable du terrorisme des années 1990, s’en sont scandalisés. L’anniversaire de l’assassinat d’Abdelkader Hachani – figure proéminente du FIS décédée le 22 novembre 1999 –, célébré avec ses portraits brandis lors des manifestations, a eu le même effet.
Altercations entre conservateurs et féministes
Le 17 janvier 2020, à Alger. © Toufik Doudou/AP/SIPA
Les occasionnelles altercations pendant les manifestations entre des conservateurs et le carré des féministes à Alger illustraient aussi ces divergences idéologiques, évacuées ou minimisées à l’époque au nom de « l’unité du Hirak », beaucoup estimant que les différences devaient être discutées après le changement démocratique souhaité et que les évoquer avant faisait « le jeu du pouvoir ».
Mais, en l’absence de ces rendez-vous hebdomadaires dans la rue en raison de la pandémie, la polémique a enflé. Saïd Sadi, ancien président du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), a critiqué dans un texte publié en juin dernier sur sa page Facebook « le courant fondamentaliste, représenté par Rachad, […] qui consiste à assimiler les principes universels à une “perversité occidentale” ». « Cette mouvance n’hésitera pas à anéantir tous les espoirs d’un changement démocratique en Algérie », a ainsi martelé Saïd Sadi.
En réponse, le porte-parole du mouvement Rachad, le sulfureux Mohamed Larbi Zitout, a qualifié l’ancien président du RCD de « pion » aux mains du pouvoir. « Vous faites partie du passé sanguinaire, de ceux qui ont salué l’arrêt du processus électoral », a-t-il lancé dans une vidéo en direct sur sa page Facebook. Il a aussi rappelé, pour illustrer son propos, que Khalida Toumi et Amara Benyounès, cadres du RCD durant les années 1990, avaient fini par devenir des ministres d’Abdelaziz Bouteflika.
Verrouillage de l’espace médiatique
La virulence des échanges, due en partie au verrouillage de l’espace médiatique et surtout audiovisuel autour du Hirak, est inhérente à tout mouvement du genre. Selon Nouri Dris, chercheur et enseignant en sociologie à l’université Sétif 2, « la société algérienne est certes en cours de sécularisation et le poids de l’islamisme n’est plus ce qu’il était il y a quinze ou vingt ans, mais l’institutionnalisation du jeu politique reste faible vu le refus du pouvoir de se soumettre aux règles inscrites dans la Constitution. Cette situation exacerbe les débats entre les différents protagonistes et rend les échanges tendus et aigus ».
Pour lui, même si le cadre institutionnel actuel ne permet pas l’émergence d’un débat politique plus constructif, ce dernier doit avoir lieu, car il fait partie du processus de changement qui « doit prendre tout son temps jusqu’à l’épuisement des clivages ou leur résolution ». Pour autant, « la démocratie, historiquement, n’a pas été le résultat d’un conflit idéologique mais d’un compromis politico-juridique entre la classe ouvrière et la bourgeoisie », avance le chercheur. Or, la nature de l’économie algérienne, rentière, impliquerait selon lui que les différentes forces économiques ne se sont pas encore affirmées, et donne au débat politique une tournure idéologique.
À l’avenir, un recul du poids de la rente des hydrocarbures dans l’économie pourrait faire évoluer les enjeux. « Il sera question de l’amélioration des conditions de l’investissement pour le capital, et des conditions de travail pour les forces ouvrières. À ce moment-là, la société connaîtra de nouvelles divisions, plus apaisées, qui pourront être résolues sans que cela ne pose de menace existentielle pour une tendance ou l’autre », estime Nouri Dris.