Le Père Wilbert GobboDe prime abord, il me semble qu’il est important de nous demander ce qu’est la mission avant de la regarder dans le contexte des conflits. David Bosch, dans l’introduction de son livre, “Dynamique de la mission chrétienne : Histoire et avenir des modèles missionnaires”, écrit à la page 22 que la mission de Dieu est “la révélation de l’amour de Dieu pour le monde, l’engagement de Dieu avec et pour le monde. Elle est la nature de Dieu et son action concerne à la fois l’Église et le monde et à laquelle l’Église a le privilège de participer. Missio Dei exprime la Bonne Nouvelle que Dieu est le Dieu des humains”.

Bosch souligne que la mission ne nous appartient pas. Elle est plus grande que nous. Je suis un apôtre (apostolos) ou bien un missionnaire (missus), ce qui signifie que je suis un “envoyé”. Dieu est l’auteur de cette mission d’amour. Dans tout le processus de la proclamation de la Bonne Nouvelle (Euaggelion), je suis invité à être en communion avec Dieu et mes frères et sœurs, sinon, je pourrais proclamer une “mauvaise nouvelle” (Dusaggelion). Le message de la Bonne Nouvelle ne change pas, mais la manière de faire la mission change selon le temps et le contexte. Bosch analyse les mutations de paradigmes dans l’histoire de la mission. Nous allons nous limiter à la mission dans le contexte des conflits.

Le contexte de conflits est inévitable en Afrique. Ici, à la Fraternité Lavigerie, nous avons vécu l’année académique 2010/2011 dans un contexte de conflits politiques dans le pays. La tension montait petit à petit avec l’approche de l’élection présidentielle du 31 octobre 2010. Les résultats ont été ceux-ci : le Président sortant était crédité de 38 % et le second candidat, de 32 % des suffrages exprimés. Ceci a conduit au second tour de l’élection présidentielle, le 28 novembre 2010. Le 2 décembre 2010, la commission électorale annonce la victoire du Président actuel, avec plus de 54 % des voix. Le lendemain, 3 décembre, le Conseil constitutionnel proclame la victoire du Président sortant avec plus que 51 % des voix et le pays tombe dans une crise postélectorale. En janvier et février, on a commencé à voir la fermeture des banques dans le pays et l’utilisation des armes (y compris les armes lourdes). La situation évoluait de mal en pis. Pour la Fraternité Lavigerie, le sommet de cette situation fut le “Jeudi noir, 24 février 2011”, lorsqu’un obus est tombé sur la chambre du recteur, Dieu merci, il était absent.

 

Scènes d'émeutes à Abidjan

Scène d’émeutes, à Abidjan, le 21 février 2011. Nos confrères et étudiants
ont dû quitter le pays du 27 février au 15 mai 2011.

 

Notre réaction face à cette situation
Comment avons-nous réagi à cette situation ? Au niveau du Centre de formation missionnaire d’Abidjan (CFMA), bien avant la crise politique postélectorale, nous avions suspendu les cours à plusieurs reprises lorsqu’il y avait des échanges de tirs dans notre quartier d’Abobo. L’administration du CFMA a veillé à la sécurité des étudiants qui venaient de plusieurs quartiers d’Abidjan. Fin février 2011, le CFMA a été fermé. Au niveau de la Fraternité Lavigerie, nous nous sommes soutenus mutuellement tout au long de ce temps de crise.

Nous avons échangé beaucoup d’informations par rapport à la situation du pays. Nous étions bien informés grâce à la télévision et à d’autres sources sur l’évolution de la situation. Le groupe des formateurs a multiplié les rencontres informelles pour discuter de la situation et de la voie à suivre. Nous avons invité les étudiants à ne pas sortir de la maison après 18 heures. Chaque personne qui sortait de la maison pour faire des achats ou d’autres courses devait en informer un formateur.


Richard Baawobr, supérieur général, et les formateurs

Richard Baawobr et les formateurs à la veille de la crise.
De g. à dr.: Richard Baawobr, Juan Antoñanzas , Ignatius Anipu, Wilbert Gobbo et Stanley Lubungo.

Pendant tout ce temps, nous étions en communication avec nos supérieurs à Rome. Le Conseil général suivait de près l’évolution de la situation. Le 27 février 2011, le Conseil général nous a demandé de quitter le pays pour aller dans les pays voisins (Burkina Faso, Ghana, Mali et Niger). Nous avons pu retourner à Abidjan le 15 mai 2011.
Alors que nous étions dans les pays voisins et après notre retour à Abidjan, nous avons demandé à tous ceux qui avaient besoin d’une aide psychologique de voir un psychologue. Quelques-uns ont eu quelques séances de “counseling”.

Savoir discerner face à des conflits de ce genre
Il est difficile de donner des conseils aux confrères qui ont à faire face à des conflits de ce genre. Chaque situation est unique. Pour paraphraser une école américaine, dans chaque conflit, il y a “une solution, simple, naïve et fausse” ! Pourtant, comme dans le film “Des hommes et des dieux”, nous proposons un discernement à plusieurs niveaux : personnel, communautaire, avec les responsables des Missionnaires d’Afrique et l’Église locale.

Pendant cette crise postélectorale, nous avons discuté sur plusieurs questions pour bien discerner. Nous nous sommes demandé quelle était notre mission à la Fraternité Lavigerie ? Nous ne sommes pas dans une paroisse, notre Société nous a confié des jeunes pour la formation missionnaire et théologique. Ces jeunes ne sont pas encore engagés comme Missionnaires d’Afrique.

Nous nous sommes interrogés pour savoir s’il était possible de rester à Abidjan après la fermeture des banques (y compris la nôtre). Après le jeudi noir, l’argent qui restait à la Fraternité Lavigerie ne pouvait pas couvrir les dépenses pendant plus de deux semaines. Fallait-il envoyer tous nos étudiants à Korhogo, dans une communauté de Missionnaires d’Afrique ? Il était impossible de quitter Abidjan pour aller au Nord. D’ailleurs, la communauté de Korhogo ne pouvait pas accueillir toute notre communauté. Devions-nous aller dans un centre de retraite ? Il était impossible de nous accueillir et nous ne pouvions pas prendre en charge cette démarche puisque tout le système bancaire était gelé.


Le toit transpercé par un obus

Après la chute de l’obus à travers le toit de la chambre du recteur,
il a été décidé que tous les étudiants partiraient se réfugier dans les pays voisins.

Un obus aide à prendre la bonne décision
Avec l’obus qui est tombé sur la chambre du recteur, le lendemain matin, la majorité des étudiants, sac en main, était décidée à quitter la Fraternité Lavigerie pour se réfugier ailleurs. Les membres de l’équipe d’animateurs ont décidé d’aller chez les Jésuites, dans un quartier qui était plus sécurisé que le nôtre à Abobo à ce moment-là. Il était important d’éviter un pseudo-discernement, en se demandant par exemple : devons-nous demeurer “des missionnaires” en restant ou devenir des “démissionnaires” en quittant ?

Enfin, tout au long du processus de discernement, nous sommes restés en communion avec l’Auteur de la mission. Que le Dieu de la mission soit avec tous nos confrères dans les pays en guerre ! Amen !

                                                               Wilbert Gobbo

(Texte pris dans "Le Petit Echo" n° 2040 du mois d'avril 2013)