« Ah ces Chinois, ils travaillent dur !» : quand le racisme se veut «bienveillant» |The Conversation
Ce racisme «bienveillant» n’est pas spécifique aux personnes asiatiques, mais il semblerait que ces formes de racialisation soient particulièrement visibles, car plus faciles à exprimer pour ce groupe minorisé dans les interactions au quotidien.
Anne Zhou-Thalamy, École normale supérieure (ENS) – PSL
Cet article a été publié dans la première édition de la newsletter « Les couleurs du racisme », nouveau rendez-vous mensuel pour analyser les mécanismes de nos préjugés raciaux et leurs reproductions. S’inscrire.
J’ai rencontré Juliette (le prénom a été modifié) dans le cadre de ma recherche en thèse sur les formes de gestion sexuée et racialisée des cadres caractérisé·e·s comme asiatiques dans le monde des grandes entreprises en France.
Elle se définit comme Française d’origine chinoise «même si c’est plus complexe que ça». En effet, ses parents sont Teochew (Chinois·e·s de la région du Chaoshan), et ont émigré du Cambodge et du Vietnam vers la France à 18 et 20 ans. Elle a vécu à Kremlin-Bicêtre toute sa vie et habite aujourd’hui dans le 20ème arrondissement de Paris. Elle a trente ans, et travaille en finance dans un cabinet de conseil.
Lorsque je discute avec Juliette, elle admet qu’elle n’a pas le sentiment d’avoir vécu des situations racistes ou de discriminations liées à son origine ethno-raciale, mais elle me confie qu’elle vit parfois des situations qui la mettent mal à l’aise. Son expérience et son récit permettront de revenir sur la notion de «racisme bienveillant», qui semble être exacerbé dans le cas des personnes racialisées comme asiatiques en France.
En sortant du travail, à la Défense, Juliette rejoint des ami·e·s dans un bar. Elle est en retard parce que sa réunion a duré plus longtemps que prévu. En arrivant au bar, elle s’assoit et ses ami·e·s la charrient : «Bah alors t’étais où ?», «Ah ces Chinois, ils travaillent dur !».
Elle sourit et commande à boire. Au cours de la soirée, une amie attrape son bras et compare leur couleur de peau «qu’est-ce que je donnerais pour avoir ta couleur de peau, dorée comme ça, c’est vraiment trop beau».
La soirée avance, et ses ami·e·s discutent de sujets variés. La conversation dérive sur l’immigration et un ami commente :
«Ce que j’admire moi vraiment chez les Asiatiques, c’est qu’ils sont là pour travailler et ils s’intègrent grâce au travail. Ils ont vraiment des valeurs quoi, la famille, le travail, le respect du pays d’accueil. On devrait s’en inspirer au lieu de faire la grève tout le temps !».
«L’agilité chinoise»
Le lendemain, Juliette retourne au travail. En se connectant sur l’intranet de son entreprise, une nouvelle formation en ligne lui est proposée. La formation s’intitule «L’agilité chinoise».
Étonnée, elle décide de cliquer sur le lien. La formation propose d’apprendre le «Yin/Yang dans les affaires» et la «sagesse chinoise», la «culture chinoise» ou encore «comment faire des affaires avec les Chinois·e·s».
On y apprend la nécessité de «manger avec les Chinois pour signer un contrat», de créer de la «chaleur dans le contact avec les Chinois». La formation revient également sur l’héritage confucéen des sociétés de l’Asie du Sud-Est ainsi que leur conception hiérarchique et paternaliste du management. Juliette ne se retrouve pas vraiment dans cette formation, et ressent une gêne qu’elle n’arrive pas à verbaliser précisément.
Plus tard dans la journée, elle croise le directeur financier de son entreprise à la pause café. Comme c’est la première fois qu’elle le rencontre, elle se sent un peu stressée. Il est souriant, avenant et apprécié par tou.te.s. Il la salue et lui demande d’où elle vient. Un peu décontenancée, Juliette répond qu’elle est d’origine chinoise mais que c’est un peu plus complexe que ça. Il la félicite pour son français et lui dit qu’il a de très bons souvenirs de ses voyages d’affaires en Chine. Selon ses dires, les Chinois ont une très bonne réputation en finance et il a immédiatement confiance lorsqu’il voit un Chinois à l’étage. Il quitte la salle de pause en lui disant qu’il est content de l’avoir dans cette entreprise et de voir qu’il y a des gens pour représenter l’Asie au siège. Juliette est assez satisfaite de cette interaction réussie et se dit que malgré tout, son origine a quelques avantages.
Qualifier le racisme
Le quotidien de Juliette est similaire à celui de beaucoup de personnes racialisées comme asiatiques en France travaillant en entreprise. Pour comprendre le processus de racisme «bienveillant» il faut d’abord revenir sur la notion de la racialisation.
Cette notion renvoie à un processus socialement construit de catégorisation fondée sur la prise en compte d’un ensemble d’attributs corporels ou de marqueurs religieux et qui place ces groupes dans un rapport de pouvoir hiérarchisé. Les personnes sont alors assignées racialement, terme que la sociologue Sarah Mazouz définit comme un :
«processus, qui repose sur l’essentialisation d’une origine réelle ou supposée, la radicalisation de son altérité et sa minorisation, c’est-à-dire sa soumission à un rapport de pouvoir».
En effet, essentialiser consiste à réduire une origine à des caractéristiques, des compétences, des comportements figés et immuables. La dimension processuelle du concept d’assignation racialisante est indispensable pour comprendre la manière dont les personnes asiatiques sont racialisées puisqu’elle permet de saisir les évolutions dans la racialisation de ce groupe minorisé et met en lumière les manières dont une société produit du racial.
Une racialisation «positive» ?
Le cas des personnes asiatiques en France est particulièrement intéressant car il semblerait qu’elles se trouvent assignées racialement et ainsi victimes de pratiques qui entretiennent des rapports de domination raciale, alors même que cette racialisation est souvent décrite comme «positive», «avantageuse» ou encore «valorisante».
Avoir un regard critique sur le racisme bienveillant permet de souligner les formes particulières de la racialisation des personnes asiatiques en France. En effet, ce phénomène tend à placer tout un groupe homogénéisé et essentialisé à proximité de la blanchité du fait de stéréotypes «positifs» lui conférant certains privilèges (mythe sur la réussite économique, l’attachement à la tradition, la croyance en la méritocratie ou encore la stabilité matrimoniale et la faible politisation), tout en maintenant une soumission à un rapport de pouvoir racialisé.
Le racisme bienveillant au quotidien
Dans son livre, Racisme : mode d’emploi, la journaliste et militante Rokhaya Diallo dénonce l’existence d’un racisme «bienveillant». Comme le décrit l’autrice, le racisme s’est «institutionnalisé et sophistiqué».
Ce racisme «bienveillant» n’est pas spécifique aux personnes asiatiques, mais il semblerait que ces formes de racialisation soient particulièrement visibles, car plus faciles à exprimer pour ce groupe minorisé dans les interactions au quotidien.
En effet, si à première vue les commentaires des ami·e·s de Juliette, sa formation au travail ou encore sa conversation avec son supérieur hiérarchique peuvent paraître positifs ou valorisants, ils participent en réalité à l’essentialisation et par conséquent à la radicalisation de l’altérité de tout un groupe.
Ces formes «bienveillantes» de racisme, cette racialisation positive, permettent d’entretenir un rapport de pouvoir et contribuent à la marginalisation des personnes asiatiques et racisées de manière plus générale.
La sociologue américaine Angie Chung expose les deux faces de ces formes positives de racialisation. D’un côté, elles mettent en valeur les familles asiatiques puisqu’elles représentent, par leur adhésion supposée au confucianisme, l’idéal d’une structure familiale hétéronormative vers laquelle tendent les ménages blancs.
De l’autre, elles contribuent à l’éternisation de l’altérité de ce groupe puisque ces familles sont dépeintes comme «excessivement strictes et patriarcales», «sans émotion» et comme «des bastions de la tradition sans réflexivité».
Par exemple, lorsque l’ami de Juliette suggère que les Français·e·s devraient s’inspirer des immigré·e·s asiatiques et leurs «valeurs du travail» présentées comme «naturelles» chez les Asiatiques, il se tient à distance et homogénéise les comportements de tout ce groupe minorisé.
Ces pratiques banalisées et d’apparence inoffensives participent au maintien d’un rapport de pouvoir racialisé.
La valorisation des «différences culturelles» au travail
L’exemple de la proposition de formation sur «l’agilité chinoise» reçue par Juliette est commun au sein des entreprises françaises. Mon travail de recherche démontre notamment que les formations portant sur «l’agilité chinoise» ou plus généralement le management interculturel participent à la banalisation et l’institutionnalisation du processus de racialisation dans les entreprises.
Ce processus fondé sur une forme d’essentialisation, largement accepté dans le monde des affaires, façonne l’imaginaire collectif et va également de pair avec une forme de valorisation managériale de l’assignation racialisante dans le cas des cadres d’origine asiatique.
Sous couvert de valorisation des «différences culturelles» dans les entreprises, les formations dispensées homogénéisent de façon artificielle et infondée les comportements des personnes issues d’un amalgame de nationalités asiatiques et favorise la racialisation au sein de l’entreprise.
De plus, présenter la société asiatique comme patriarcale, ancrée dans la tradition, participe à la construction d’un imaginaire de l’Orient loin de la modernité prétendument incarnée par l’Occident.
C’est ainsi que les travailleur.se.s racialisé·e·s comme asiatiques sont souvent sommé·e·s de «représenter l’Asie» ou s’exprimer «au nom de l’Asie» dans les entreprises dans lesquelles ils/elles travaillent, comme si on demandait aux Blanc.he.s de représenter les besoins de l’Occident dans leurs activités professionnelles au quotidien.
Cette pratique se base majoritairement sur des compétences présumées chez les personnes asiatiques mais aussi sur la croyance selon laquelle il existerait des cultures subalternes homogènes, stables et statiques, dont il serait possible de représenter tous les besoins, par exemple les goûts, les styles vestimentaires ou encore les façons de travailler lorsque l’on en est issu. Cette pratique enferme les personnes asiatiques dans une exigence de complémentarité avec les personnes blanches et met en lumière le «paradoxe minoritaire» :
«les minorités visibles – tout comme les femmes – sont vouées à prendre la parole en tant que, pour n’être pas traitées en tant que».
Le cas des personnes asiatiques socialisées en France est d’autant plus complexe qu’il révèle une double injonction contradictoire de ces formes de racialisation valorisante : les cadres asiatiques doivent savoir «représenter l’Asie» et parler une langue asiatique dans les entreprises, région du monde à laquelle ils n’ont pas nécessairement eu accès du fait d’une éducation construite dans un effort d’assimilation ; malgré cette demande de compétences racialisées, ces personnes doivent parallèlement prouver leur adhésion aux valeurs républicaines de la population majoritaire.
La réversibilité de la racialisation positive
Il est important de s’attarder sur la réversibilité de ces formes «positives» de racialisation. Ce qui est «positivement» racialisé aujourd’hui ne l’a pas toujours été et ne le sera pas toujours.
Comme le montre l’historienne Liêm-Khê Luguern, la représentation de ce groupe comme une communauté «fermée», «mystérieuse», «trafiquante» jusque dans les années 1980 n’est plus d’actualité. Elle écrit ainsi:
«Les stéréotypes peuvent se décliner selon des axiologies positives ou négatives et un même stéréotype peut être polarisé positivement ou négativement».
Le contexte pandémique de la Covid-19 a par exemple mis au jour le racisme vis-à-vis des personnes racialisées comme asiatiques. Le développement de la pandémie à travers le monde et notamment dans les pays occidentaux est allé de pair avec une intensification des actes racistes contre les personnes perçues comme asiatiques.
La racialisation du virus par les médias, notamment par le Courrier Picard publiant en une du journal, «coronavirus chinois : alerte jaune», a contribué à la revitalisation du fantasme du péril jaune, sur la «barbarie des pratiques culinaires chinoises», «les habitudes alimentaires insalubres» des Chinois. En France, cela a eu une répercussion directe et violente sur les restaurants d’immigré·e·s asiatiques (dégradation des devantures, chute du chiffre d’affaires) et de manière plus générale sur le sentiment d’insécurité très largement partagé par les personnes pouvant être racialisées comme asiatiques. En février 2020, l’Union des cafés, hôtels et restaurants asiatiques (UCHRA) a comptabilisé une baisse de 50 à 60% du chiffre d’affaires de ses membres. Comme l’explique la sociologue Ya-Han Chuang,
«le processus de racialisation et d’altérisation s’est également accompagné d’une déshumanisation des populations chinoises».
Les propos insultants du journaliste Emmanuel Lechypre le démontrent : «ils enterrent les Pokémon» avait-il commenté le 3 avril sur BFMTV.
Le mythe de la minorité modèle
Alors pourquoi ce racisme bienveillant est-il exacerbé dans les interactions au quotidien, au travail, ou encore au sein des familles dans les cas des personnes racialisées comme asiatiques en France ?
Ce groupe minorisé est souvent qualifié de «minorité modèle» ou «minorité entrepreneuriale». Ce mythe semble avoir façonné les formes de racisme que subissent les Asiatiques en France. En effet, ce mythe est d’abord apparu aux États-Unis suite à un article de William Petersen sur «La réussite sociale des Américains d’origine japonaise» en 1966.
En s’appuyant sur des valeurs telles que la patience, la discipline et l’obéissance, présentes dans le confucianisme ou le taoïsme, les médias et les politiques associent cette minorité à la valeur du «travail» et à l’idéal méritocratique, aux États-Unis et en France.
Ce mythe, valorisant aujourd’hui, témoigne d’une part de la réversibilité des formes positives d’essentialisation des groupes minorisés, et d’autre part de sa fonction de production d’un contre-modèle, à savoir le versant négatif de ce mythe sur d’autres groupes minorisés (dans le cas des personnes racialisées comme arabes ou noires en France par exemple). En effet, comme dans le cas de l’article de William Petersen, ou plus récemment dans le discours de Nicolas Sarkozy à l’occasion du Nouvel an lunaire, les qualités exposées de la «communauté asiatique» doivent être mises en regard de la situation d’autres groupes minorisés tels que les Afro-américain·e·s dans les années 1960, ou les immigré·e·s maghrébin·e·s en 2010, qui se voient assigné·e·s le penchant négatif de ces stéréotypes («oisiveté», «inactivité», «délinquance» par exemple).
Comme l’explique le sociologue Daniel Sabbagh à propos de la construction racialisée des Asiatiques et des Noir·e·s aux États-Unis, «la glorification de la première allait de pair avec le dénigrement du second».
La construction des familles asiatiques comme des bastions de la tradition et de la réussite à travers le mythe de la minorité modèle vient confirmer le modèle méritocratique de la population majoritaire mais plus encore, dans une perspective d’analyse intersectionnelle, il vient fortifier le modèle familial blanc et hétérosexuel comme condition de réussite sociale. Dans le cas de la France, cette racialisation «positive» aurait été alimentée non seulement par l’histoire coloniale de l’ex-Indochine Française mais aussi par l’histoire post-coloniale telle que la guerre anti-américaine et l’exode des réfugiés après 1975.
Une forme de racisme qui perpétue les discriminations
En réalité, ces formes de racialisation valorisantes, ce racisme «bienveillant», «sympa» n’empêchent pas un régime discriminatoire. Au contraire, ils favorisent le maintien de ce régime. De la même manière, la valorisation de l’origine asiatique en entreprise coexiste avec le maintien des discriminations ethno-raciales sur le marché du travail. En effet, les écarts de salaire à emploi comparable persistent, en particulier chez les hommes originaires d’Asie du Sud-Est.
Bien sûr, le racisme bienveillant n’est pas spécifique aux personnes racialisés comme asiatiques. Les personnes racisées font toutes l’objet de ces formes de racisme au quotidien. Rohkaya Diallo, par exemple, montre que les personnes noires peuvent se voir prêter des qualités sportives, ou le «rythme dans la peau». Mais ce racisme se donne particulièrement à voir chez les Asiatiques en France puisqu’il est associé à des représentations collectives et banalisées à première vue valorisantes sur ce groupe minorisé.
Un regard faussement sympathique à déconstruire
Le développement de ces formes plus sournoises et plus acceptées du racisme a des conséquences importantes. Un phénomène notable, issu d’enquêtes réalisées sur l’expérience du racisme par les personnes racisées en milieu privilégié, est notamment celui de la minimisation des expériences quotidiennes de racialisation comme dans le cas des bon·ne·s élèves issu·e·s de l’immigration postcoloniale.
Comme le démontre la sociologue Rosalind Chou dans le cas étasunien, le mythe de la minorité modèle pèse considérablement sur les personnes asiatiques aux États-Unis et les amène à minimiser leurs expériences discriminatoires vécues. Il est possible de postuler qu’un phénomène similaire s’est construit en France.
L’analyse du racisme bienveillant amène donc à repenser la façon dont on définit le racisme et les scènes sur lesquelles il se joue. Malgré ses apparences «sympathiques», ce racisme encore peu questionné et largement toléré doit faire l’objet d’un regard critique puisqu’il contribue en réalité au maintien d’un régime discriminatoire et d’un rapport de pouvoir racialisé.
L’autrice réalise sa thèse sous la direction de Sarah Mazouz et Laure Bereni.
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Anne Zhou-Thalamy, Doctorante en sociologie, Centre Maurice Halbwachs (CNRS/ EHESS/ ENS), École normale supérieure (ENS) – PSL
This article is republished from The Conversation under a Creative Commons license. Read the original article.
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