Souleymane Bachir Diagne : « La Françafrique, c’est fini »

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Le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne, à l’Université Columbia (États-Unis), le 28 juillet 2008.

Il est l’un des plus grands philosophes de notre temps. Que pense-t-il du mouvement décolonial, de la condition noire, de l’islam ? Comment voit-il l’avenir de l’Afrique et sa relation avec la France et le monde ? Entretien exclusif.

Il est considéré, aux États-Unis et en France, comme l’un des plus grands penseurs contemporains. Professeur de philosophie à l’université Columbia, spécialiste de l’islam des Lumières et de l’histoire des sciences, Souleymane Bachir Diagne publie Le Fagot de ma mémoire (éd. Philippe Rey), un livre personnel et subjectif, qui retrace son itinéraire intellectuel et spirituel entre Dakar, Paris, Boston et Chicago.

Spectateur attentif de son temps, il raconte des mondes où se reflète le moment du postcolonial (dont l’un des aspects est le mouvement de décolonisation de la philosophie par la prise en compte de son histoire islamique). Conseiller à l’éducation et à la culture du président sénégalais Abdou Diouf, Souleymane Bachir Diagne participe aujourd’hui au « Comité Mbembe », chargé par le président Macron de formuler des propositions en vue de refonder la relation Afrique France.

Mais l’enfant des indépendances – il est né à Saint-Louis il y a soixante-cinq ans –, qui vit et habite différentes langues et cultures, exhorte aussi le continent à sortir de son face-à-face avec l’ancienne puissance coloniale pour s’inscrire dans la pluralité du monde.

Islamo-gauchisme, condition noire, montée des fondamentalismes en Afrique de l’Ouest, Covid-19…  L’auteur de Bergson postcolonial (publié pour la première fois en anglais en 2020) et de L’Encre des savants. Réflexions sur la philosophie en Afrique pose un regard lucide mais optimiste sur une humanité fragilisée dans son essence.

Jeune Afrique : Vous dites avoir été éduqué dans l’idée d’un islam rationnel et soufi. Que recoupent ces notions ?

Souleymane Bachir Diagne : Le soufisme est, au sein de l’islam, cette voie de l’éducation spirituelle qui implique un travail sur soi pour devenir pleinement l’humain accompli que l’on doit être. Il n’est donc pas autre chose que la religion elle-même, dans son aspect le plus intérieur. Il se traduit, en général, par des exercices spirituels qui visent à raffermir la foi du croyant en des vérités, au-delà du seul témoignage des sens ou des constructions de la raison. Différentes voies soufies, qui prennent la forme de confréries, sont présentes partout dans le monde islamique, et l’on sait quelle est leur importance dans l’Ouest africain. J’ai grandi et j’ai été élevé dans cette tradition.

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IBN TAYFUL, AU XIIE SIÈCLE, A PARFAITEMENT EXPLIQUÉ L’ISLAM DES LUMIÈRES »

Est-ce pour cette raison que vous appelez à un islam des Lumières ?

Je n’appelle à rien, je me contente d’enseigner. Ma discipline, l’histoire de la philosophie islamique, est un autre visage de cette tradition soufie. Elle montre en effet ce que l’on pourrait appeler un « islam des Lumières », représenté par des penseurs comme Avicenne, Averroès ou Ibn Tufayl.


La mosquée Khatmiya, important centre de la confrérie soufie du même nom, et le tombeau de Hassan al-Mirghani, au pied des monts Taka, au Soudan. © Eric Lafforgue/Hans Lucas

La philosophie d’Ibn Tufayl [1105-1185], par exemple, explique parfaitement cet « islam des lumières ». Elle s’exprime dans L’éveillé, un « roman » qui raconte comment un enfant abandonné dans une île déserte, élevé par une gazelle, réinvente, seul, en dehors de toute société humaine, non seulement les moyens techniques et rationnels de sa survie, mais aussi les idées philosophiques sur la nature du monde et l’existence d’un être qui en est la cause. Ce roman est une « robinsonnade ». Il est d’ailleurs réputé avoir inspiré Robinson Crusoë, de Daniel Defoe. C’est un hymne, philosophique, à la puissance de l’esprit humain.

https://www.jeuneafrique.com/wp-content/themes/ja-3.0.x/assets/img/mondial2018/quote-article.png") left top no-repeat;">COMME TOUS LES CROYANTS, LES MUSULMANS SE SONT ADAPTÉS À LA CRISE DU COVID-19″

On peut citer aussi l’insistance d’Averroès quant à la nécessité d’un pluralisme des interprétations des vérités religieuses, qu’il ne faut pas transformer en des factions guerroyant les unes contre les autres. Vous avez là la signification de la tolérance, qui est compréhension et acceptation du pluralisme.

Comment expliquer la montée des fondamentalismes en Afrique de l’Ouest, où l’islam est essentiellement soufi ?

Plusieurs facteurs peuvent l’expliquer, parmi lesquels les fonds que le wahhabisme met au service de son prosélytisme. On a vu, dans le nord du Nigeria, profondément et traditionnellement soufi, croître une version fondamentaliste de l’islam, avant que se manifestent les formes violentes que l’on connaît aujourd’hui.

C’est le deuxième ramadan marqué par la crise du Covid-19. Cette pandémie change-t-elle la manière dont les musulmans vivent leur foi ?

Comme tous les croyants, ils s’adaptent. Le Covid-19 a provoqué un retour sur soi et une réflexion renouvelée sur la signification même des formes sociales de la religion. Ne pas pouvoir se retrouver pour les longues prières traditionnelles du vendredi ou pour la rupture du jeûne en période de ramadan a conduit les musulmans à une double réflexion. La première : sur le sens des rassemblements et des rituels religieux. La deuxième : sur le fait que la spiritualité et la rationalité de la religion ont apporté des réponses à cette crise sanitaire. Comme l’a dit le prophète Mohammed, « si la peste se déclare dans une contrée n’y allez pas, mais si vous vous y trouvez déjà, n’en sortez pas. »

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AU SORTIR DE CETTE PANDÉMIE, LES AFRICAINS AURONT DES MOTIFS DE FIERTÉ »

Pour vous, historien des sciences, cette crise place-t-elle les continents sur un pied d’égalité, dans la mesure où tous cherchent des solutions ?

Cette période est importante et intéressante. La science se forme sous nos yeux. On avait l’habitude d’une science triomphante, avec une médecine établie sur des fondements sûrs. Or, celle-ci a été mise au défi d’accomplir une prouesse inédite : trouver un vaccin en moins d’un an. Il lui a fallu avancer des hypothèses, les réfuter, tester des procédures, les abandonner…

Même sur des aspects aussi banals que le niveau de protection des masques, on a tâtonné. Cela nous rappelle que les sciences de la nature sont profondément empiriques, et que nous sommes contraints d’attendre les leçons et les réponses tirées de l’expérience.

Les vaccins sont efficaces, mais nous ignorons pour combien de temps. C’est seulement quand on pourra mesurer le niveau d’anticorps chez les personnes vaccinées que nous le saurons.

Dans cette quête de solutions, l’Afrique n’a pas été en reste…

Elle s’est engagée activement. Les épistémologies africaines ont été mobilisées : l’artemisia malgache a été testée ; des recherches sur le vaccin ont été menées dans des instituts Pasteur dirigés par des Africains. On annonce la fabrication prochaine de vaccins à Dakar. C’est un symbole de ce que l’intelligence humaine peut créer en se mobilisant.

Au sortir de cette pandémie, les Africains auront des motifs de fierté. Dont celui d’avoir su déjouer tous les pronostics en se révélant capables de prendre des décisions impopulaires, telles que le confinement, alors que leurs pays ont des économies fragiles, qui reposent souvent sur le secteur informel.

En dépit des conséquences sociales désastreuses de cette pandémie, le continent a fait montre d’une résilience de bon augure pour son avenir. Reste à pérenniser cette résilience de manière positive.

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REPENSER LA RELATION ENTRE PARIS ET LE CONTINENT N’EST PAS DU SEUL INTÉRÊT DE LA FRANCE »

Pourquoi avez-vous accepté de participer au Comité Mbembe, chargé, à la demande du président Macron, de formuler des propositions visant à refonder la relation entre la France et l’Afrique ?

L’intention est bonne. Une réflexion importante est ainsi engagée. J’y prends part volontiers. Repenser la relation entre Paris et le continent n’est pas du seul intérêt de la France. Il y va aussi de celui des pays africains, qui la considèrent comme un partenaire possible parmi tant d’autres, et souhaitent profiter de ce qu’elle offre comme avantage comparatif.


Assa Traoré à la tête d’une manifestation demandant justice pour son frère, Adama Traoré, à Stains (près de Paris),
le 22 juin 2020. © REUTERS/Benoît Tessier


Certains, y compris des intellectuels, se montrent très dubitatifs quant aux suites qui seront réservées à vos propositions…

J’applique un principe stoïcien qui est de déterminer et de faire ce qui dépend de chacun de soi en comprenant bien ce qui n’en dépend pas. Je ne vais donc pas faire de ces décisions dont je n’ai pas la maîtrise la condition et le préalable des réflexions et propositions que j’ai été invité à partager.

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LES DISCUSSIONS SUR LA DISPARITION DU FRANC CFA DOIVENT CONCERNER TOUTE LA ZONE EURO »

Le Comité Mbembe est chargé de préparer le prochain sommet France-Afrique, qui se déroulera à Montpellier en juillet. Quel rôle devraient jouer les États africains dans la redéfinition de cette relation, alors que Paris semble donner le tempo et exécuter seul les pas de danse ?

Pour des sommets de cette nature, un agenda africain continental doit être clairement établi, l’objet de la rencontre étant la mise en œuvre d’un partenariat qui s’inscrive dans ce cadre. Par exemple, la construction d’infrastructures permettant la création d’un espace unifié de libre circulation en Afrique, prêt à accueillir des projets. Une telle rencontre ne saurait être une juxtaposition de tête-à-tête entre Paris et chacun de ses partenaires.

Quelle sera la nature de votre contribution personnelle ?

Tout dépendra des sujets qu’Achille Mbembe relayera. Ma conviction est que l’on gagnerait à débattre de certains de ces sujets à l’échelle continentale. J’insisterai sur ce point. Par exemple, il n’est pas souhaitable que les discussions portant sur la disparition du franc CFA n’impliquent que Paris et ses anciennes colonies. Elles doivent concerner toute la zone euro. Car, si accord monétaire il devait y avoir, ce serait avec l’euro – qui n’est pas une monnaie française, mais européenne – qu’il se ferait. L’Europe doit donc être au centre du jeu.

De la même manière, il faut africaniser le débat en y associant, par exemple le Nigeria, puisque l’éco a vocation à mener à la création d’une monnaie régionale ouest africaine.

Est-ce de cette manière que l’Afrique sortira de son face-à-face avec la France, comme vous le suggérez souvent ?

Le Nigeria, l’Afrique du Sud et l’Angola sont les premiers partenaires commerciaux africains de la France. Ils n’appartiennent pourtant pas à son pré carré. Les intérêts français en Afrique ne se résument pas à ceux qu’elle aurait dans ses anciennes colonies.

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CEUX QUI SE DEMANDENT COMMENT EN FINIR AVEC LA FRANÇAFRIQUE ONT UN TRAIN DE RETARD »

Sur le continent aussi, ce processus de diversification des partenariats est en cours. Il faudrait l’intensifier. La Chine devient progressivement le partenaire numéro un de nombreux pays.

Cela prouve qu’il faut complexifier la question de la relation entre la France et le continent africain, en cessant de considérer qu’il s’agit de la France avec ses ex-colonies. Ceux qui se demandent comment en finir avec la Françafrique ont un train de retard : cette relation se dissout progressivement dans un mouvement de démultiplication des partenariats.

On ne peut cependant nier que les grandes puissances se livrent à des luttes d’influence…

Les partenariats découlent effectivement de luttes d’influence entre grandes puissances : c’est à celle qui remportera les plus larges parts de marché. Mais, désormais, l’Afrique est en mesure de choisir entre ces partenaires, de ne plus se laisser imposer les mêmes. Engagée dans cette compétition, la France n’a plus de chasse gardée et ne se voit plus accorder de blanc-seing sur le continent.

Son passé colonial peut-il être un handicap ?

Laisser ce passé hypothéquer la relation est absurde. Pénaliser la France en raison de son passé colonial l’est tout autant. Dans le domaine ferroviaire, par exemple, elle dispose de l’une des meilleures technologies au monde.

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LE COMITÉ MBEMBE DOIT ORGANISER UNE DISCUSSION FRANCHE AVEC LES SOCIÉTÉS CIVILES AFRICAINES »

Pour une France telle que la voudrait le président Macron, moderne et engagée dans des partenariats nouveaux avec le continent, il ne faudrait pas que le passé soit un handicap. C’est le sens de certains actes, de politique mémorielle, que le président français a posés. C’est aussi l’orientation qu’il compte donner au prochain sommet France-Afrique, pour lequel il a demandé à Achille Mbembe d’organiser une discussion ouverte et franche avec les sociétés civiles africaines.


Emmanuel Macron dialoguant avec les étudiants, à Ouagadougou, le 28 novembre 2017. © Renaud Bouchez/Society/Signatures

Le discours de Ouagadougou a-t-il tenu ses promesses ?

Oui, si on en juge par la restitution, au Sénégal, du sabre d’El Hadj Omar Tall et, au Bénin, des objets pillés dans le palais de Béhanzin. Attendons de voir quelles nouvelles réclamations seront faites.

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S’AGISSANT DE LA RESTITUTION DES ŒUVRES D’ART, L’ALLEMAGNE A FAIT UN GESTE MAJEUR »

Notons aussi que les avancées en matière de restitution d’objets d’art sont aujourd’hui à l’initiative de l’Allemagne. Berlin a récemment proposé au Nigeria de lui restituer un nombre important de « bronzes du Bénin » et de signer avec lui un accord de coopération prévoyant la construction d’un musée et le développement des fouilles archéologiques. C’est un geste majeur.

Côté africain, il y a deux freins à cette entreprise. D’abord, les États du continent n’ont pas formulé de demandes cohérentes et structurées. Récemment, le directeur du Musée des civilisations noires de Dakar a annoncé qu’une commission chargée d’identifier l’ensemble des objets dont il faudrait exiger la restitution serait mise en place. Rien n’avait donc été fait jusqu’à présent. Ensuite, les États eux-mêmes ne subissent pas la pression de la société civile.

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LA FRANCE QUE CHANTE JEAN FERRAT EST AUSSI LA MIENNE. ELLE FAIT PARTIE DE MOI »

Dans votre livre, vous racontez avoir fêté vos 18 ans à Paris. Quelle place la France occupe-t-elle dans votre imaginaire culturel et intellectuel ?

Quand Jean Ferrat chante « Ma France » et dit que c’est celle de « trente-six à soixante-huit chandelles » – ou « celle dont Monsieur Thiers a dit : “Qu’on la fusille !” » –, il fait référence à une France de gauche, du Front populaire, de la justice sociale, de mai 1968, qui ne renvoie pas à sa représentation comme ex-puissance coloniale. Cette France-là est aussi la mienne. Elle fait partie de moi.

Comment jugez-vous le climat actuel, où l’on voit certains responsables politiques soupçonner les intellectuels dits décoloniaux « d’islamo-gauchisme » ?

Des universitaires et chercheurs français ont rappelé avec force que cette volonté de chasse aux « mal-pensants » est la négation de toutes les valeurs sur lesquelles le monde académique se construit. Je souscris à cela. Le monde universitaire a ses critères, scientifiques, pour évaluer une recherche de manière totalement autonome et il n’ira certainement pas donner crédit à un mot aussi vide de sens que « l’islamo-gauchisme ». Ce monde a en lui la capacité de distinguer le simple militantisme de la réflexion scientifique véritable. Par ailleurs, comme vous l’avez relevé, l’usage du terme « islamo-gauchisme » est surtout politique, et s’adresse à un certain courant de l’opinion.

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LE MONDE POSTCOLONIAL N’A PAS DE CENTRE »

La gauche aussi utilise ce terme. N’est-ce pas dangereux ?

La domination d’une idéologie ou d’un courant de pensée passe d’abord par l’imposition d’un certain lexique. L’extrême droite française a réussi à imposer le sien au-delà de son seul cercle. Son vocabulaire est présent à la fois au sein de la droite traditionnelle et dans les milieux de centre gauche, pourtant censés être plus regardants dans le choix des expressions et plus à même, aussi, de mesurer les conséquences du bannissement d’un certain type de recherches.

Vous évoquez aussi l’articulation de la pensée postcoloniale avec l’universalité, en reprenant le concept d’universel latéral développé par Maurice Merleau-Ponty dans les années 1950…

Le monde postcolonial est le monde du pluriel des cultures et des langues, toutes équivalentes. C’est donc un monde qui n’a pas de centre. Cela signifie, concrètement, que l’Europe n’est pas le lieu naturel d’un universel sur lequel l’humanité devrait se régler. Merleau-Ponty dit, en effet, que le temps d’un universel «  de surplomb  », c’est-à-dire colonisateur, est révolu.

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L’OCCIDENT N’EST PAS UNE RÉALITÉ HOMOGÈNE ET FIGÉE »

L’universel en mesure de nous rassembler ne peut être que latéral, advenir dans la rencontre de parties situées sur un même plan et qui négocient, argumentent, connaissent accords et malentendus. L’universel se forge ensemble, dans le multilatéralisme ou le polylatéralisme, pour reprendre un concept de Pascal Lamy.

Certains considèrent la pensée décoloniale comme une remise en cause systématique des concepts nés en Occident et de toute la tradition humaniste née en Europe. Qu’en pensez-vous ?

Il n’y a pas de « décolonial » regroupant des auteurs qui penseraient tous la même chose de la même manière. Il y a un moment philosophique postcolonial, où des concepts tels que l’universel sont repensés. La pensée de Merleau-Ponty s’inscrit dans ce moment et montre clairement que le « décolonial » n’est pas un assaut conduit du dehors contre la citadelle Occident.

De toute façon, il faut se garder d’« essentialiser » l’Occident comme s’il était une réalité homogène et figée. La remise en question lui est interne, aussi. Il n’y a pas une épistémologie occidentale à laquelle opposer les autres.

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S’IL Y A LIEU POUR LA FRANCE DE PRÉSENTER DES EXCUSES, C’EST BIEN À PROPOS DU RWANDA »

Le rapport crispé de la France à son passé colonial n’a-t-il pas un impact négatif sur le « vivre ensemble », dans un pays qui s’est constitué par des vagues d’immigration ?

Le déni du fait colonial comme du postcolonial est en effet un obstacle à la paix mémorielle. Celle-ci est une condition du « vivre ensemble » dans un pays devenu multiculturel. Et, aussi, une condition de cette relation plus apaisée, fondée sur un véritable partenariat, que le président Macron souhaite instaurer avec le continent africain.

Après la publication du rapport Duclert sur le Rwanda, les interrogations portant sur le rôle de la France demeurent. Emmanuel Macron ne devrait-il pas présenter les excuses de la France ?

S’il y a une occasion de présenter les excuses de la France, c’est bien celle-là, en effet.

Avant le rapport Duclert, il y avait eu le rapport Stora sur la guerre d’Algérie. Quelle comparaison établissez-vous entre les deux ?

Il s’agit, dans les deux cas, de chercher la vérité historique pour sortir du déni et construire une paix des mémoires fondée sur la reconnaissance de cette vérité. C’est une bonne démarche.

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JE CROIS EN L’ARGUMENTATION ET EN LA DÉMONSTRATION DES IDÉES »

Emmanuel Macron a admis la part de responsabilité de la France dans la décennie de chaos que connaît la Libye. Devrait-il aller plus loin ?

Que voudrait dire aller plus loin que cela ? Réparer me semble du ressort de la communauté internationale, compte tenu de la fragmentation de la Libye et du nombre d’États qui interviennent, avec des intérêts différents, dans ce pays. Il s’agit aussi d’aider à restaurer la paix et la sécurité dans un Sahel qui subit toujours les conséquences de ce fiasco qu’a été l’intervention en Libye.

Ces dernières années, vous avez co-écrit des ouvrages avec des auteurs occidentaux, comme La Controverse. Dialogue sur l’islam, avec Rémi Brague. Qu’avez-vous gagné à discuter de l’islam avec ce philosophe, qui estime que c’est la religion par excellence de la violence ?

Évidemment, cette thèse est inexacte. Mais il faut en dénoncer la fausseté par une argumentation rationnelle. Je crois en l’argumentation et en la démonstration. En ce que l’on appelle la disputation. On gagne toujours à manifester que le monde des idées est celui de la conflictualité, qui se traduit par l’échange d’arguments.

Avec l’anthropologue Jean-Loup Amselle, vous avez entretenu un dialogue de sourds à propos de la notion d’universel. À quoi cela a-t-il servi ?

Je ne dirais pas que c’était un dialogue de sourds. Sur cette question, par exemple, nous avons examiné ensemble les définitions et les enjeux, au-delà du simplisme qui placerait d’un côté un universalisme qui ne se remet pas en question, et, de l’autre, des particularismes se revendiquant comme tels – ce qui est absurde.

Quoi qu’il en soit, toute « disputation » de positions opposées, dès lors qu’elle est argumentation rationnelle où les désaccords n’en parlent pas moins le même langage, est utile. Sans doute est-ce ce qui fait que notre livre est considéré comme utile, aussi bien l’original français que sa traduction anglaise, que Jean-Loup Amselle et moi avons présentée récemment, par visioconférence, à l’université Columbia.

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BOB MARLEY CHANTAIT L’IDÉAL D’UN MONDE OÙ LA COULEUR DE LA PEAU N’AURAIT AUCUNE IMPORTANCE »

Le philosophe et universitaire résident américain que vous êtes comprend-il les crispations françaises autour de certaines disciplines enseignées aux États-Unis, telles que les black studies?

Je comprends d’où vient cette crispation, car je connais bien le récit national de l’universalisme à la française et la manière dont celui-ci ne s’accommode guère, par exemple, de la notion de « théorie critique de la race ». L’idée qu’il faut considérer les individus comme des citoyens dégagés de toute assignation à une identité par la couleur de leur peau est un idéal généreux, auquel il faut tenir.

Bob Marley chantait cet idéal d’un monde où la couleur de la peau n’aurait pas plus d’importance que celle des yeux. Mais n’est-il pas vrai, alors, que l’étude critique de cette construction qu’est la « race » et que l’étude des racismes sont aussi une manière de poursuivre cet idéal ?

Minneapolis, le 20 avril 2021, à l’annonce du verdict du procès du policier Derek Chauvin, reconnu coupable du meurtre de George Floyd. © REUTERS/Carlos Barria 

Comment imaginer des rapports apaisés entre les différentes composantes de la société française si, au nom de l’universalisme républicain, l’histoire de l’une de ses composantes, les Noirs, reste méconnue ?

Il faut éviter que l’invocation de l’universalisme ne soit, justement, la justification de la cécité devant les obstacles que rencontrent ces composantes, du simple fait de leurs identités propres, à s’intégrer pleinement au sein de la société. Que le langage de l’universalisme républicain vienne aussi naturellement aujourd’hui aux partis dont le refus de l’autre est le fonds de commerce montre bien que cet universalisme peut aussi devenir simple rhétorique, avec pour effet de stigmatiser et d’exclure.

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UN CERTAIN MÉPRIS CULTUREL DICTE LES ATTITUDES ENVERS LES NOIRS »

L’amélioration de la condition noire dépend-elle, selon vous, de l’amélioration des relations entre l’Afrique et la France ?

Ce que Pap Ndiaye a appelé, dans un ouvrage fondateur, « la condition noire », est celle de minorités vivant en France et, en général, françaises. Leur condition dépend donc de la politique de leur pays. On peut comprendre que ces minorités soient attentives à ce qu’il se passe sur le continent africain et à la politique qu’y conduit la France. Il est tout aussi certain que la perception que les Africains ont de la France est déterminée par la condition de ces minorités dans ce pays.


La France à elle seule n’est pas une puissance suffisamment importante pour que son attitude change la condition noire dans le monde. En revanche, le président Senghor a toujours considéré que la plus grande injustice au monde était la division entre le Nord et le Sud, qui traduit bien un mépris culturel, inconscient ou non, dictant les attitudes envers les Noirs.

Ce qui changera la condition des Noirs qui vivent en dehors de l’Afrique, c’est la révolution qui mettra fin à cette inégalité globale, laquelle se traduit en mépris culturel. Plutôt que de s’appesantir sur l’inégalité économique, il faut s’arrêter en priorité sur cette inégalité qui tient à une injustice sociale mondiale.

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À BOSTON, DANS LES ANNÉES 1970, UN NOIR DEVAIT SAVOIR OÙ IL METTAIT LES PIEDS »

Vous confiez au lecteur deux expériences qui ont marqué votre confrontation avec votre condition d’homme noir : le post-colonialisme encore nouveau que vous vivez, lycéen, à la fin des années 1960, et le racisme ordinaire que vous découvrez, universitaire, à Harvard, à la fin des années 1970.

Ma génération est la première à avoir grandi dans un Sénégal indépendant. Mais, comme je le raconte, la structure coloniale était encore présente à l’école. À cette époque, les nouveaux quartiers de Dakar, les Sicap, où beaucoup d’enfants des classes moyennes comme moi ont grandi, ont transformé le caractère colonial de la ville, qui opposait jusque-là un « Plateau » essentiellement européen à une « Médina » indigène. L’urbanisme colonial se défaisait ainsi dans le mouvement d’expansion de Dakar, qui se poursuit aujourd’hui.

Ma découverte de Boston, en revanche, à la fin des années 1970, est celle d’une ville ségréguée où, quand on était Noir, il fallait savoir où l’on mettait les pieds.

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GEORGE FLOYD A CHANGÉ LE MONDE, COMME L’A DIT FIÈREMENT SA FILLE »

Le procès du policier Derek Chauvin, reconnu coupable du meurtre de George Floyd, a donc pour vous une résonance particulière ?

C’est un procès important pour le monde entier. George Floyd a « changé le monde », comme l’a dit fièrement sa fille. Dans une période où la pandémie de Covid-19 a mis à nu les inégalités devant la mort entre les nations et au sein des nations, son nom est devenu synonyme d’une exigence de justice sociale qui a fait le tour de la planète.

Ce procès est historique : un verdict favorable à une victime noire de violences policières a été rendu, et, contrairement à ce qui était souvent automatiquement le cas, des policiers ont témoigné sans chercher à couvrir leur collègue accusé de meurtre.

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ABDOU DIOUF M’A D’EMBLÉE ACCORDÉ SA CONFIANCE »

L’on voit en vous l’un des plus grands philosophes contemporains. Très peu savent, en revanche, que vous avez été pendant longtemps le conseiller culturel du président Abdou Diouf. Quel devrait être, selon vous, le rapport de l’intellectuel et du politique en Afrique ?

Je ne sais pas ce qu’il devrait être en général, mais je peux témoigner de ce que mon expérience me suggère et qui tient en un mot : confiance. Le président Diouf m’a d’emblée accordé sa confiance. Durant la période où, sans quitter l’université et mes enseignements, j’ai été son conseiller à l’éducation et la culture, il m’a donné le bonheur de pouvoir apporter une nouvelle contribution dans ces domaines.

Dans mon livre, j’évoque les grandes décisions qu’il a prises, comme l’ouverture de l’université Gaston-Berger de Saint-Louis ou la création de la Biennale de Dakar (Dak’Art). Et je dis la satisfaction que j’éprouve d’avoir été invité par lui et les ministres concernés à jouer un rôle dans ces actions.

Je raconte également, dans Le fagot de ma mémoire, que nos rencontres de travail étaient souvent, aussi, des occasions de conversations philosophiques sur des questions auxquelles nous attachons tous les deux une grande importance, comme le dialogue des religions et des cultures. Ces conversations se poursuivent aujourd’hui quand je vais le voir ou quand nous nous parlons au téléphone. Avec la générosité qu’il m’a toujours manifestée, le président Diouf a consacré des lignes qui me touchent beaucoup, dans ses Mémoires, à ma présence à ses côtés.