Bitcoin, akoin, ubuntu… L’Afrique peut-elle faire confiance aux cryptomonnaies ?
La faible bancarisation, le besoin d’épargner, l’envie de spéculation, mais aussi la possibilité de réaliser des transactions internationales moins onéreuses expliquent le décollage de ces nouvelles monnaies sur le continent.
Le bitcoin jouit d’un véritable moment de grâce en ce début 2021. Tesla et BlackRock ont investi dans cette cryptomonnaie, Visa, Mastercard et PayPal commencent doucement à intégrer celle-ci dans leurs moyens de paiement, et quelques unes des plus grosses banques mondiales, comme Morgan Stanley, JP Morgan ou BNY Mellon, autrefois très réfractaires, s’y sont très récemment ouvertes.
Des signaux encourageants qui ont participé à l’envolée de la première des cryptomonnaies, qui a atteint en avril une valeur record de plus de 63 000 dollars. Et avec elle, l’ensemble de ces devises d’un nouveau genre en profitent.
Un élan qui n’échappe pas aux Africains. Selon le cabinet américain Chainalysis, les transferts mensuels de moins de 10 000 dollars en cryptomonnaies vers et depuis le continent ont bondi de 55 % entre juin 2019 et juin 2020, pour s’élever alors à 316 millions de dollars.
Le faible taux de bancarisation du continent et la forte pénétration de la téléphonie mobile font de l’Afrique un terreau fertile pour une adoption de ces nouvelles devises numériques. Mais cet essor au printemps 2020 est principalement à attribuer à une nouvelle dévaluation, en mars, du naira, la monnaie du Nigeria, pays qui représente 8 % des transactions mondiales de cryptomonnaies.
« Le cours du naira est très volatile, notamment à cause de l’existence d’un véritable marché noir », indique Daniel Ouedraogo, enseignant-chercheur en économie à l’Université Paris-Dauphine. « L’inflation y est actuellement de 17 %, ce qui implique que le pouvoir d’achat des Nigérians ne cessent de baisser, complète son collègue Jérôme Mathis. Il y a donc une volonté de la population, jeune, urbaine et ne jouissant pas d’un accès au dollar ou à l’euro, de s’affranchir de cette politique inflationniste, ce que les cryptomonnaies peuvent permettre. »
Épargne et cybercriminalité
Selon Jérôme Mathis, les Nigérians utilisent les cryptomonnaies, et le bitcoin en particulier, pour « mettre à l’abri leur épargne et, parfois, spéculer » mais aussi, et c’est beaucoup plus récent, « pour échanger des biens et des services, même si cette activité reste encore marginale ». Timi Ajiboye, fondateur et PDG de la plateforme nigériane BuyCoins, affirmait en septembre à Reuters que les échanges de cryptomonnaies y avaient triplé, après la dévaluation du naira, pour atteindre 21 millions de dollars en juin 2020.
https://www.jeuneafrique.com/wp-content/themes/ja-3.0.x/assets/img/mondial2018/quote-article.png") left top no-repeat;">« LES PETITS ACTEURS DE L’EXTORSION DE FONDS, NOMBREUX AU NIGERIA, ONT SOUVENT RECOURS AU BITCOIN »
Le Nigeria n’est pas seul dans cette situation. D’autres populations africaines souffrant d’une monnaie à la valeur volatile, comme les Kényans, les Ghanéens, les Égyptiens ou les Zimbabwéens, ont recours aux monnaies virtuelles.
Mais le Nigeria est un pays de cryptomonnaies pour une autre raison majeure : « Elles y sont aussi utilisées à des fins de cybercriminalité, assure Jérôme Mathis. Si les grandes organisations mafieuses et terroristes n’utilisent plus le bitcoin, comme beaucoup le croient encore, lui préférant des cryptomonnaies plus anonymes comme le Zcash, les petits acteurs de l’extorsion de fonds, nombreux au Nigeria, ont souvent recours, eux, au bitcoin », détaille le chercheur.
Voilà donc un tableau bien sombre. Mais les cryptomonnaies pourraient aussi servir à faciliter les transferts vers et depuis l’étranger, afin de remplacer « les frais de transactions confiscatoires, montant parfois jusqu’à 20 %, des sociétés comme Western Union, MoneyGram ou WorldRemit », estime Jérôme Mathis. Les transferts extra-africains sont encore assez peu répandus sur le continent mais certains services pourraient bien changer la donne, comme la plateforme BitPesa au Kenya ou la banque virtuelle KDBox, projet lancé par la start-up KodePay en Tunisie et au Kenya.
Monnaie des élites
Dans certains pays à la monnaie plus stable, comme en zone CFA, l’usage des devises numériques reste, toujours selon Mathis, « réservée à une élite aisée souhaitant diversifier ses actifs ». Malgré cette adoption limitée, les pays africains francophones voient émerger nombre d’initiatives de cryptomonnaies locales ou régionales, liées à des projets technologiques – comme l’akoin, future monnaie de la smart city du rappeur sénégalo-américain Akon, à quelques kilomètres de Dakar –, ou politiques, comme l’ubuntu pour moraliser la finance en Côte d’Ivoire ou encore l’ambacoin, pour les séparatistes des régions anglophones du Cameroun.
Les réponses des autorités monétaires africaines sont d’ailleurs tout aussi dispersées que l’engouement des Africains pour les cryptos. Certains pays, comme l’Algérie, le Maroc ou le Zimbabwe, les bannissent purement et simplement. La banque centrale du Nigeria, elle, a réitéré en février dernier une interdiction promulguée en 2017 pour les banques de participer à la conversion de cryptomonnaies en devises courantes.
Celle du Kenya, en revanche, a récemment affirmé qu’elle envisageait de se procurer des cryptomonnaies, « un pied de nez au FMI, qui y est très hostile et qui prétend toujours que le shilling est surévalué, argue Jérôme Mathis. Je pense que beaucoup d’États africains voudraient engager leur pays sur des projets de blockchain, voire de stablecoins [cryptomonnaies au cours stable, NDLR], mais se heurtent à la réticence de leurs banques centrales », conclut le spécialiste, qui prône une régulation des cryptomonnaies plutôt que leur interdiction.