France: vers une nouvelle doctrine ou une ouverture à la carte de l'accès aux archives?
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Emmanuel Macron sera jeudi 27 mai en visite officielle au Rwanda. Ce rapprochement avec Kigali est notamment permis grâce au rapport de la commission Duclert sur la responsabilité de la France dans le génocide de 1994. Il a été rédigé sur la base d’un accès facilité aux archives officielles de l'époque. Pourtant, malgré la promesse de plus de transparence, l'accès aux documents classés est encore fastidieux pour les chercheurs.
En France, le principe, qui a valeur constitutionnelle, est le libre accès aux archives publiques. Mais il y a des exceptions : pour ce qui a trait au nucléaire, par exemple, les documents sont « incommunicables ». Sauf autorisation explicite, on ne peut y avoir accès. Pour ce qui est du secret-défense, il y a un délai légal de cinquante ans, à l'issue duquel ils sont accessibles.
Procédure alourdie
Problème, les chercheurs se plaignent depuis le 1er janvier 2020, d’une procédure alourdie par l’application stricte des règles administratives (IGI 1300, pour instruction générale interministérielle) qui fait que chaque document doit être vu, déclassifié et tamponné par un archiviste. Une tâche herculéenne quand on connait la masse de dossiers conservés par les différentes administrations. Au seul service historique de la Défense, « environ 630 000 cartons de documents sont concernés », selon Thomas Vaisset, enseignant à l'université du Havre, membre d'un collectif d'historiens pour un accès facilité aux archives.
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Cela a entraîné un important mouvement de protestation de la part des archivistes et des historiens, bloqués dans leurs travaux, par exemple sur les conflits de la décolonisation. Ils peuvent par exemple être amenés à demander la déclassification d’un document qu’ils consultaient librement auparavant.
Des dérogations pour les affaires récentes
Pour les affaires plus récentes, il y a une procédure permettant à une personne intéressée (avocat, famille, association, chercheur) de demander une dérogation pour consulter les archives. Et c'est l'administration concernée qui tranche. Ce qui fait que beaucoup se heurtent au secret-défense, comme l'a récemment dénoncé l'ancienne rapporteuse spéciale de l'ONU sur les exécutions extrajudiciaires, Agnès Callamard, à propos des meurtres de nos collègues Ghislaine Dupont et Claude Verlon au Mali en 2013, dont les proches ont réclamé « un débat public au Parlement » sur « le secret-défense ».
En termes d'accès aux archives, le rapport Duclert serait donc l'exception qui confirme la règle. Les archives ont été largement ouvertes à ses membres sur demande explicite d'Emmanuel Macron. Celui-ci a aussi promis un accès facilité sur l'Algérie, comme le recommandait le rapport Stora, ou encore la transmission au Burkina Faso de tous les documents liés à Thomas Sankara, assassiné en 1987. Ce qui s'est matérialisé par l'envoi de trois lots d'archives à Ouagadougou, en décembre 2018, janvier 2019, et fin-avril 2020.
On voit donc des ouvertures décidées par le politique. Certains s'interrogent donc sur l'agenda et de la bonne foi des décideurs. La commission Duclert n'est-elle pas aussi un outil pour se rapprocher du Rwanda ? La France a-t-elle vraiment tout communiqué à la justice burkinabé sur la mort de Thomas Sankara ?
« Le fait du prince »
Bruno Jaffré, du réseau « Justice pour Sankara, justice pour l’Afrique », en doute. Il est membre du collectif Secret défense, qui regroupe une quinzaine d'organisations travaillant sur des affaires criminelles non résolues.
« C'est ça qu'on appelle le fait du prince, c'est exactement ça. Je pense que les blocages sont toujours les mêmes, mais vous avez par contre le président, quand il veut, souvent selon la pression, la popularité des gens, leur capacité de mobilisation, le président Macron se lève et dit : “on va ouvrir les documents”, au gré de son agenda politique. Cette attitude des autorités françaises ne fait qu'augmenter le soupçon qu'on a d'une participation de la France plus importante. »
La commission Duclert, dont le travail a été salué, va-t-elle permettre des avancées pour tous les chercheurs ? Son président Vincent Duclert l’espère. Selon lui, les conclusions doivent permettre de prouver à l'État qu'il n'a pas à avoir peur de la transparence et des historiens. Il repousse tout procès en instrumentalisation.
« L'autorité politique n'a fait que donner à des chercheurs les moyens de travailler. On a utilisé nos privilèges pour l'intérêt public. L'expérience, moi j'estime qu'elle a réussi, et que ça peut ouvrir des possibilités pour l'avenir. Il faut dire aux autorités administratives et politiques que l'examen des archives n'aboutit pas nécessairement à des mises en accusation collectives de l'appareil d'État. Je pense qu'il ne faut pas avoir peur de la vérité surtout. À l'avenir, sur certaines questions extrêmement conflictuelles, peut-être que progresser de cette manière-là a du sens. »
« Un moyen de porter un regard serein sur son histoire »
Le rapport Duclert propose ainsi la création d'un poste d'« archiviste de la République » sur le modèle du Défenseur des droits, qui pourrait permettre de savoir exactement quels accès ont été refusés, sur quelles bases, et être saisi par des chercheurs. D'autant que de nombreux experts, même militaires, considèrent que la grande majorité des secrets s’épuise au bout de dix ou quinze ans.
Thomas Vaisset pense que le travail de la commission Duclert « va permettre de démythifier les archives ». « Très souvent, les gens pensent qu'il y aurait la “vérité” dans les archives, que des choses y seraient cachées. Mais on a pu voir avec l'accès que la commission a eu à ces documents, qu'on est très loin de ce fantasme. Le fait d'accéder rapidement à ces documents, c'est aussi un moyen de porter un regard serein sur son histoire ».
Une loi pour faciliter l'accès aux archives de plus de 50 ans
Un motif d'optimisme pour les historiens français : si le cadre de déclassification des documents de moins de cinquante ans ne va pas changer, celui des documents plus anciens va lui évoluer dans le cadre du projet de loi relatif à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement, actuellement en discussion à l'Assemblée, et qui devrait aboutir prochainement. Ce texte reconnait « le caractère automatique de la déclassification des documents lorsqu’ils deviennent communicables ». Donc plus besoin de tamponnage.
La France a donc une doctrine assez extensive du secret-défense, mais ce n'est pas une exception. Chaque État protège ses dossiers. Aux États-Unis, il y a une commission de déclassification qui généralement communique plus rapidement les documents, mais ceux-ci sont aussi plus souvent « caviardés » c'est-à-dire avec de larges passages illisibles.
Le débat sur l’accès aux archives rencontre aussi un écho à l’étranger. Fin mars, des historiens algériens ont ainsi réclamé au président Tebboune l'accès à celles de la guerre d'indépendance du pays, qui depuis une dizaine d'années sont quasi-inconsultables.