L’Afrique de papa a vécu, par Marwane Ben Yahmed

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Mis à jour le 28 juin 2021 à 12h44
 
 

Par  Marwane Ben Yahmed

Directeur de publication de Jeune Afrique.

(@marwaneBY)

Le 14 janvier 2011, à Tunis, environ dix-mille Tunisiens manifestaient devant le ministère de l’Intérieur, après le discours télévisé du président Ben Ali. La police avait dispersé la foule à l’aide de gaz lacrymogènes.


Le 14 janvier 2011, à Tunis, environ dix-mille Tunisiens manifestaient devant le ministère de l'Intérieur, après le discours télévisé du président Ben Ali.
La police avait dispersé la foule à l'aide de gaz lacrymogènes. © HALEY/SIPA

La multiplication des contestations populaires n’y change rien : nos dirigeants peinent à se montrer à la hauteur des nouveaux challenges que le continent doit relever. Plus préoccupant, ils ne prennent toujours pas la mesure des aspirations d’une jeunesse désoeuvrée mais connectée, qui ne souffre plus aujourd’hui ce que ses parents enduraient hier. Comment sortir de l’impasse ?

C’est une vague poussée par des vents nouveaux. Faite d’écume, de désespoir, parfois de rage. Un phénomène que nous pensions révolu depuis la fin des années 1990, après les déferlantes des Conférences nationales et l’avènement du multipartisme. Les contestations populaires, c’est de cela qu’il s’agit, font florès un peu partout sur le continent (mais aussi ailleurs dans le monde). Avec plus ou moins d’ampleur et des effets concrets différents.

En Afrique, c’est d’abord dans le nord qu’elles sont apparues, en 2011. En particulier en Tunisie, en Égypte et en Libye. L’onde de choc se propagea, malgré les différences inhérentes à chaque contexte local, gagnant le Burkina (2014), la Gambie (2016), le Rif marocain et le Zimbabwe (2017), l’Afrique du Sud (2018), l’Algérie et le Soudan (2019), le Mali (juin 2020) et même le Sénégal (2021), dans la foulée de l’affaire Sonko, marqueur d’une fracture sociale jusqu’ici mésestimée.

Syndrome d’hubris

En cause la plupart du temps, en tout cas de prime abord, des dirigeants frappés du syndrome d’hubris, qui s’accrochent au pouvoir tels des arapèdes. Voilà pour le déclencheur fatidique, l’étincelle qui ravive les braises qu’on pensait éteintes. Au fond, et c’est sans doute plus significatif car plus structurel, les raisons de la colère tiennent à une gouvernance en total décalage avec les aspirations d’une grande partie de la population. Désillusion tenace et défiance sans précédent vis-à-vis d’une classe politique, pouvoir et opposition confondus, qui peine à se renouveler. Défiance qui n’épargne guère les élites, accusées de se préoccuper davantage d’amasser des sommes indécentes de manière suspecte et d’en jouir ostensiblement que de jouer leur rôle de catalyseur et de créateur de richesse et d’emploi pour tous.

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LA PRESSION SOCIALE, ÉCONOMIQUE, DÉMOGRAPHIQUE MONTE INEXORABLEMENT, PARTOUT EN AFRIQUE

La pression – sociale, économique, démographique – monte inexorablement. Partout en Afrique. Nos dirigeants, guère préparés à affronter cette mer agitée, sont déboussolés. Ils ont désormais face à eux non plus des opposants affaiblis, sans moyens, corruptibles ou trop « marqués » par un long compagnonnage avec ceux qu’ils vouent aux gémonies pour incarner une quelconque rupture, mais des opinions publiques qui ont considérablement changé dans un laps de temps très court.

En première ligne, une jeunesse désœuvrée, mais connectée, qui ne souffre plus aujourd’hui ce que ses parents enduraient hier. Confrontés à cette nouvelle menace, nos chefs appliquent, réflexe pavlovien, les « bonnes vieilles méthodes » : l’usage de la force, l’utilisation dévoyée de l’appareil judiciaire ou des médias, l’argent, la fraude électorale. Parfois cela marche, ou permet de gagner du temps, mais de moins en moins. S’ils ne prennent pas la mesure de cette lame de fond qui se propage inexorablement – et qui ne refluera pas avant d’avoir produit les effets attendus –, il y a fort à craindre pour la stabilité de leur pouvoir et, partant, de nos pays. Car il vaut toujours mieux prévenir que guérir. Changer ce qui existe, car tout n’est pas à jeter, plutôt que reconstruire à l’emporte-pièce sur un champ de ruines.

Soyons objectifs : les défis auxquels nos dirigeants, bons ou mauvais, sont désormais confrontés sont bien plus complexes et difficiles. D’eux, on attend plus et mieux, mais leur tâche est des plus ardue. Si, jadis, il était question, en Afrique, de se battre successivement pour l’indépendance, la construction d’un État-nation, la démocratie, puis la souveraineté économique dans un environnement mondial assez lisible, aujourd’hui, la liste des challenges à relever et des écueils à surmonter donnerait des sueurs froides aux plus valeureux ou aux plus téméraires d’entre eux, fussent-ils de la trempe d’un Thomas Sankara, d’un Nelson Mandela ou d’un Lee Kuan Yew.

Processus électoraux contestés ou contestables

Effets de la globalisation, révolution numérique, dérèglement climatique, aspiration croissante d’une jeunesse de plus en plus nombreuse, nécessité pour le continent de trouver sa place dans le monde, terrorisme, soif de changement des populations… Dans un contexte toujours plus mouvant : tout va plus vite, tout est plus « transparent ». L’émergence et la toute-puissance des réseaux sociaux, caisse de résonance, tribunal populaire et miroir déformant, sont un fer aux pieds supplémentaire pour ceux qui président à nos destinées.

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NOS PAYS ONT-ILS VOCATION À SE CONTENTER DE SI PEU, ALORS QUE LEUR POTENTIEL EST IMMENSE ?

Il n’empêche, plus de soixante ans après les indépendances, il est hélas toujours question de construire des États et des nations qui répondent aux besoins de leurs citoyens. Tout comme d’élaborer un nouveau mode de gouvernance (et de dévolution du pouvoir) qui fasse consensus, sans lequel la démocratisation lancée depuis les années 1990 aura bien du mal à prendre racine. Il suffit d’égrener le nombre de processus électoraux contestés ou contestables pour mesurer l’urgence.

Le continent est-il condamné à subir, ad vitam æternam, des politiciens dépourvus de vision, de légitimité et des qualifications requises ? Des dirigeants qui, par ailleurs, s’escriment à ne pas laisser de nouveaux talents émerger de crainte qu’ils ne leur fassent de l’ombre, alors que l’essence même du leadership consiste à préparer l’avenir et à faire en sorte que ce qui a été mis en place survive aux hommes qui en sont à l’origine. Nos pays ont-ils vocation à se contenter de si peu, alors que leur potentiel est immense ?

Retards effrayants

Évidemment non, n’en déplaise aux chantres d’une Afrique folklorique mais ontologiquement immobile ou qui rechignerait à « entrer dans l’Histoire », comme diraient certains… Ceux qui nous gouvernent devraient avoir une seule priorité : bâtir enfin des économies modernes et susceptibles de créer suffisamment d’emplois pour le nombre croissant de jeunes en quête d’un avenir qui arrivent chaque année sur le marché du travail (ils seront près de 800 millions à l’horizon 2050), en veillant à une meilleure répartition des richesses, dans le cadre d’un État nation (et de droit) fort, seul à même de garantir la préservation de l’intérêt général sur le long terme, qui se préoccupe pleinement de l’éducation, de la formation, de la santé et de la sécurité de la population. Une gageure, certes, tant les retards accumulés dans tous ces domaines semblent effrayants. Mais c’est la seule voie raisonnable possible. L’Afrique de papa a vécu.