Sénégal, Burkina Faso, Mali : pourquoi les multinationales misent sur les fonds d’impact
Les groupes internationaux, dont Endeavour, Louis Dreyfus, Michelin et Mars, multiplient les fonds d’investissement « à impact ». Objectifs : améliorer les conditions de vie des populations qu’ils côtoient mais aussi redorer leur blason.
À partir du début des années 2000, un gisement de minerai non loin de la ville de Lambaréné, dans l’ouest du Gabon, attise les convoitises d’Eramet. La multinationale minière, dont le siège est à Paris, envisage d’en extraire le niobium, ressource prisée des fabricants d’alliages.
Comme souvent, des sommes importantes sont investies dans le projet sans retombées économiques pour les populations alentour. « La cantine fonctionnait avec des boîtes de conserve, alors même qu’il y a de la production agricole à proximité », se souvient Jérémie Malbrancke, cofondateur de la société de conseil en développement et entrepreneuriat local classM. « Les villages disaient : “Ils ne font rien avec nous, on voit juste des camions passer. L’argent passe.” »
En 2014, Eramet décide de subventionner la création d’une centrale d’achat, La Clé des champs, pour organiser l’approvisionnement en produits frais de sa cantine et de celles des sites pétroliers exploités par Shell et Total, non loin de là. Eramet investit 300 000 euros ; classM se charge de la mise en œuvre.
Sept ans plus tard, La Clé des champs compte parmi ses clients Sodexo, Casino et le groupe hôtelier Radisson Blu, et est implantée non seulement à Lambaréné mais aussi à Libreville et à Port-Gentil, ainsi qu’à Bafoussam, au Cameroun. Son chiffre d’affaires annuel avoisine désormais les 5 millions d’euros.
Nouveau paradigme
De plus en plus de multinationales investissent dans des entreprises locales jugées prometteuses, souvent dans des secteurs d’activités durables à mille lieues du leur.
Certains grands groupes y voient un moyen particulièrement efficace de concourir au développement économique au profit des communautés jouxtant leurs sites, souvent en zone rurale.
https://www.jeuneafrique.com/wp-content/themes/ja-3.0.x/assets/img/mondial2018/quote-article.png") left top no-repeat;">ILS COMMENCENT À SE RENDRE COMPTE QU’IL EST BON DE RÉFLÉCHIR AUTREMENT À LEUR STRATÉGIE DE RESPONSABILITÉ SOCIÉTALE
« Ces groupes ont souvent financé l’école ou le centre de santé du coin, sans pour autant recruter ni infirmiers ni professeurs », relate Jérémie Malbrancke, très critique à l’égard des opérations caritatives ponctuelles sans réflexion sur le long terme. « Ils commencent à se rendre compte qu’il est bon de réfléchir autrement à leur stratégie de responsabilité sociétale, poursuit-il. C’est un paradigme nouveau : investir sur la durée pour assurer la pérennité des projets. »
La Clé des champs a bénéficié d’un apport direct d’Eramet. Mais, le plus souvent, ce type de financement passe par des fonds d’investissement « à impact », créés par des grands groupes et gérés par des cabinets spécialisés, qui répartissent l’argent entre différents projets d’entreprise. C’est ce qu’a fait le canadien Endeavour Mining, dont le siège est à Londres. Son fonds à impact, Ecodev, créé en 2018 et géré par classM, a notamment investi 1,2 million de dollars dans le Ranch du Tuy, au Burkina Faso, pour renforcer la filière bovine locale, et 1 million dans Mali Shi, une usine de transformation de beurre de karité au Mali.
D’autres grands groupes préfèrent unir leurs forces. Ainsi, Livelihoods Funds, lancé en 2011, mutualise les dotations de plusieurs entreprises, françaises pour la plupart, mais aussi allemandes et américaines.
Michelin, Hermès, Veolia, Crédit agricole, Schneider Electric, le groupe agro-industriel Mars et d’autres sont représentés au comité d’investissement, qui sélectionne les projets. « À l’époque, c’était très innovant », se souvient Bernard Giraud, président et cofondateur de Livelihoods. « En dix ans, les choses ont beaucoup changé. Le nombre d’entreprises intéressées par cette approche a explosé. »
De fait, le premier fonds créé par Livelihoods réunissait 10 entreprises et quelque 40 millions d’euros ; le dernier, lancé cette année, compte 15 investisseurs pour 150 millions d’euros.
Livelihoods Funds investit en Europe, en Amérique latine et en Asie, mais c’est en Afrique qu’il a financé le plus d’initiatives : sept projets jusqu’à présent, en Afrique, des zones anglophones et francophones, comme celui de Toubakouta, au Sénégal. Trois des fonds créés par Livelihoods visent à restaurer les écosystèmes naturels tout en soutenant l’économie locale.
En contrepartie de leur investissement, les entreprises participantes reçoivent des crédits carbone afin de contrebalancer leurs émissions de gaz à effet de serre. Un quatrième fonds finance des petits agriculteurs afin qu’ils intègrent les chaînes d’approvisionnement des investisseurs, parmi lesquels Danone. Il s’est notamment engagé à soutenir 3 000 producteurs malgaches de vanille. Un financement de 2 millions d’euros sur dix ans qui s’inscrit dans la lutte contre la pauvreté dans le milieu agricole.
« L’investissement à impact n’est pas une panacée », relativise toutefois Bernard Giraud. « C’est simplement une intervention complémentaire à d’autres, une manière d’engager le secteur privé. »
Selon lui, cette démarche a du mérite : « Le fait que les fonds d’investissement aient une obligation de résultat nous oblige à structurer des projets avec beaucoup de rigueur. Cette obligation est contraignante mais vertueuse. » Toutes les filières s’intéressent à ce modèle, mais les industries extractives en sont particulièrement friandes.
Au moins 15 sociétés minières présentes en Afrique, dont les géants Anglo American et Newmont, ont lancé des fonds, d’un montant total d’au minimum 50 millions de dollars, qui réservent une partie de leur dotation à des projets de développement économique. Et pour cause : cette filière est particulièrement décriée du fait de sa répercussion sociale et environnementale souvent délétère.
Pour les sociétés minières, pouvoir justifier d’une action positive sur l’économie locale devient vital.
« Démarche de fond »
Ces fonds ne seraient-ils donc qu’un outil de communication ? Jérémie Malbrancke s’en défend : « S’il s’agissait juste de préserver leur réputation, ils feraient de belles promesses pour ensuite transmettre le problème au suivant.
En l’occurrence, c’est davantage une démarche de fond, une volonté de construire quelque chose. » Il reconnaît néanmoins que les miniers peuvent se servir des fonds à impact pour essayer de convaincre les gouvernements africains de ne pas retirer leurs licences d’exploitation à la suite d’une controverse.
Tous ont encore en mémoire les déboires du groupe anglo-indien Vedanta, en Zambie : en 2019, l’État a soudainement repris en main les mines de sa filiale locale, accusée devant les tribunaux britanniques d’avoir pollué des cours d’eau. Interrogé sur le cas d’Eramet, qui communique peu au Gabon sur La Clé des champs, malgré le succès commercial de ce projet, Jérémie Malbrancke sourit : « Ils le gardent sous la main pour le jour où ils ont un petit problème avec l’État », analyse-t-il.
En dépit de l’émergence de cette approche, de nombreuses sociétés ont encore une logique caritative, de dons ponctuels sans suivi, souligne le conseiller. Les fonds à impact pourraient bien se généraliser. « Cette dynamique est nouvelle ; dans quatre ou cinq ans, ce sera la norme », affirme-t-il.