Quand la Francophonie prend langue avec les forces vives de l’économie
Voilà vingt-cinq ans que l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) veut se lancer sur le terrain de la coopération économique. Une stratégie a vu le jour l’an dernier afin de répondre aux besoins identifiés par les pays membres.
Elle aurait pu tenir la vedette au côté du numérique lors du 18e sommet de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), censé se tenir à Djerba les 20 et 21 novembre. L’annulation confirmée du rendez-vous tunisien en a décidé autrement et ce n’est donc pas cette fois encore que l’organisation francophone prendra ouvertement et officiellement le virage de l’économie, pourtant tant souhaité par certains de ses responsables.
À commencer par la secrétaire-générale, Louise Mushikiwabo qui, plus de deux ans après sa prise de fonction, n’a toujours pas pu remettre son rapport de mi-mandat et n’a donc toujours pas eu l’occasion d’imprimer vraiment sa marque de fabrique à la tête de l’institution. Covid oblige.
Une Stratégie économique pour la Francophonie (SEF) existe pourtant, définie en novembre 2020 pour les cinq années suivantes. La demande de la part des pays membres est également bien réelle. À l’heure où les difficultés sanitaires, et donc par extension économiques, imposent aux États de réfléchir à d’autres solutions et à d’autres formes de partenariats, l’espace francophone apparaît comme un outil susceptible de les aider à développer de nouveaux relais de croissance. « L’intérêt est là. Il répond seulement à une logique différente de celle qui prévalait à l’origine de l’OIF, et qui était alors essentiellement liée à des valeurs politiques et culturelles », rappelle Henri Monceau, directeur de la Francophonie économique et numérique au sein de l’organisation, pour justifier un retard certain à l’allumage.
Une priorité avec un historique
Si l’OIF économique peine aujourd’hui encore à devenir une réalité, ce n’est pourtant pas la faute de ses différents secrétaires généraux. Il a en effet fallu attendre le 7e sommet organisé à Hanoï en 1997, le premier à voir l’élection d’un secrétaire-général – en l’occurrence l’Égyptien Boutros Boutros-Ghali –, pour voir le dossier se faire une place dans les discussions, sous les aspects de coopération entre pays membres et d’intégration régionale. Un coup d’essai qui doit attendre la nomination du Sénégalais Abdou Diouf en 2002, pour commencer à être transformé. Sous les mandats successifs du deuxième secrétaire-général, l’économie va s’imposer progressivement au rang des priorités de l’organisation.
Le 15e sommet de 2014, organisé à Dakar, est un véritable tournant puisqu’il y est acté la nécessité de concevoir une stratégie claire en la matière. En parallèle de l’événement, est aussi organisée la première édition du Forum économique de la Francophonie qui depuis, chaque année, permet aux décideurs politiques de rencontrer les entrepreneurs et les principaux bailleurs de fonds. Comme le sommet, le rendez-vous également prévu à Djerba, a aussi été reporté à l’année prochaine. Les acteurs économiques francophones ont néanmoins pu se voir à Paris le 24 août, lors des Rencontres des entrepreneurs francophones (REF), montées par les organisations patronales du Medef et de l’Utica tunisienne associées. « Ce qui est intéressant dans cette initiative, c’est qu’elle émane du secteur privé et de la société civile. Cette implication nous conforte dans notre propre stratégie », estime Henri Monceau.
LE PARTAGE DU FRANÇAIS PERMET D’AUGMENTER DE 22 % LES ÉCHANGES COMMERCIAUX RÉALISÉS ENTRE PAYS FRANCOPHONES
Face aux défis posés par une mondialisation en mutation, la recherche d’une coopération économique basée davantage sur ce qui unit, comme disposer d’une langue commune, devrait justifier et donc accélérer la concrétisation, à terme, d’une économie francophone digne de ce nom. Commandé, également en 2014, par le président François Hollande, le rapport de Jacques Attali défendait l’idée de la création d’une Union économique francophone intégrée, selon l’exemple du Commonwealth anglophone. Le document n’omettait pas de rappeler aussi la vitalité de l’Afrique, illustrée par les chiffres puisqu’en 2050, près de 600 millions de locuteurs francophones seront Africains, soit 85 % du total mondial.
« L’espace francophone est avant tout un espace linguistique. Dispersé sur les cinq continents et regroupant des pays aux fortes disparités de richesses, ce n’est donc pas une zone économique homogène, tempère le directeur de la Francophonie économique et numérique. Cela étant dit, le français reste la troisième langue commerciale la plus usitée, derrière l’anglais et le mandarin, et constitue à ce titre un véritable avantage comparatif. » Le rapport Attali constatait déjà à l’époque que les flux commerciaux entre pays francophones avaient mieux résisté à la crise financière de 2008. Selon certaines études de la Banque mondiale, l’Afrique francophone subsaharienne a par exemple enregistré une croissance annuelle moyenne de 5,1 % entre 2012 et 2015, contre 3,7 % pour la partie anglophone du continent. La chercheuse Céline Carrère, après avoir participé à la rédaction du rapport Attali, estime dans son livre, L’impact économique des langues, publié en 2016, que « le partage du français permet d’augmenter de 22 % les échanges commerciaux réalisés entre pays francophones et donc d’accroître de 6 % en moyenne la richesse par habitant de leurs populations respectives ».
Renforcer les liens existants
Plutôt que d’attendre la création hypothétique et « pas forcément souhaitable » selon de nombreux observateurs, d’un marché unique francophone, mieux vaut tabler sur le renforcement des collaborations déjà existantes. D’autant que les enjeux sont énormes dans le contexte actuellement exacerbé de concurrence, qu’ils s’agissent des questions de droit contractuel, de normes juridiques et technologiques ou de dépôts de brevets. Louise Mushikiwabo entend bien, à son tour, apporter son écot pour faire avancer cette coopération intra-francophone et concentrer les moyens. « Ne compter que sept lignes budgétaires là où il y en avait plus d’une centaine auparavant. Arrêter les saupoudrages », résume Henri Monceau. L’OIF veut faire la différence là où elle le peut, « sur l’accès au financement pour les entreprises par la syndication des investisseurs », donne comme exemple Henri Monceau.
L’institution répond également à l’une des principales demandes de ses pays membres, en organisant les premières missions économiques et commerciales à l’intérieur de l’espace francophone. Deux missions sont déjà annoncées pour 2022, l’une au Cambodge et au Vietnam, l’autre en Afrique centrale, au Gabon et au Rwanda. D’autres sont déjà envisagées au Québec et en Grèce. Plus de 500 entreprises, en provenance d’une vingtaine de pays, se sont inscrites pour la mission en Asie du Sud-Est.
« Ce qui confirme bien le besoin de contact affiché aujourd’hui par les entrepreneurs francophones », observe encore le responsable économique et numérique de l’OIF. Le second dossier justement, figure également parmi les grandes préoccupations de l’organisation. « C’est un moment important, confirme Henri Monceau. Quel rôle tiendra l’Afrique, celui d’un acteur du numérique, ou d’un simple marché comme l’Europe ? »
Pour être sûr que le numérique contribue bien au développement du continent africain et pour tirer toutes les leçons du relatif échec européen en matière de souveraineté numérique face aux acteurs en provenance des États-Unis et de Chine, « les deux pôles de la Francophonie que sont l’Europe et l’Afrique doivent échanger pour coordonner leurs efforts et inverser la tendance actuelle », reprend le responsable francophone. Et l’OIF économique et numérique a une belle carte à jouer sur ce dossier. Elle pourrait y gagner un supplément d’âme et de notoriété, auprès de ses propres membres, notamment des pays du Nord, où l’organisation est moins bien identifiée, tout en justifiant très concrètement son existence auprès des Francophones eux-mêmes.
L’économie francophone à l’échelle mondiale en quelques chiffres
- 275 millions de locuteurs
- 16 % du PIB mondial
- 20 % des échanges commerciaux globaux
- 15 % des investissements directs étrangers (IDE) émis dans le monde
- 14 % des ressources minières et énergétiques
- 11 % des terres agricoles
(source OIF)