Le temps de l’humanitaire est-il révolu ?
Médecins sans frontières a 50 ans aujourd’hui. Née au sein d’un groupe de médecins et de journalistes français, l’association des origines est devenue une entreprise multinationale, avec 64 000 membres et salariés à travers 88 pays. Une formidable réussite qui raconte le succès des grandes entreprises humanitaires lancées dans les années 1970-1980. Mais aujourd’hui, celles-ci sont confrontées à des attaques, des menaces, des rejets et des critiques de plus en plus violentes et virulentes.
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L’humanitaire arrogant appartient au passé
Jean-Guy Vataux
Directeur général adjoint de Médecins sans frontières
Le temps d’un certain humanitaire est révolu, le temps de l’humanitaire des débuts de Médecins sans frontières : un humanitaire un peu arrogant, qui allait alors dans les pays du Sud non seulement pour leur expliquer ce qu’ils devraient faire, mais en outre leur dire qu’on le ferait pour eux. Cet humanitaire-là a vécu, effectivement, il fait partie du passé. Mais l’humanitaire en général, je ne le crois pas. Certaines situations sont toujours là : les déplacements de populations, par exemple. On peut faire un parallèle entre les boat people dans la mer de Chine des années 1970 et 1980 et les migrants en mer Méditerranée plus récemment. On peut citer aussi les situations épidémiques avec des États qui n’ont toujours pas les moyens de prendre en charge une partie de leur population.
Mais le changement est évident, et on peut le dater des années 2000 : un modèle humanitaire occidental classique – qu’on peut qualifier de « romantique » ou de « néo-colonial » – prend un coup dans l’aile. Cet état de fait découle d’abord du mécontentement des populations, qui exigent d’être davantage et mieux associées au sein des effectifs, mais aussi à la direction et à la mise en œuvre du travail humanitaire. Aujourd’hui, 64 000 personnes travaillent à MSF à travers le monde, et plus de 90 % d’entre elles sont des personnels nationaux, c’est-à-dire issus de l’endroit où nous intervenons.
Certaines problématiques persistent. Tout d’abord, comment avoir accès à des populations vulnérables en terrain de conflit, surtout quand des groupes radicaux hostiles interviennent dans ces conflits ? Ensuite, il faut mentionner l’enjeu, là aussi ancien, de la qualité des secours et du développement de la médecine. C’est un autre humanitaire qui est mort : l’humanitaire qui affirmait que ce n’était pas grave d’utiliser des molécules vieilles de vingt-cinq ans, en Afghanistan par exemple.
Enfin, le dernier humanitaire quasiment révolu, c’est l’humanitaire amateur, à taille humaine. Il y a certes toujours de petites structures concentrées dans un endroit précis, sur un problème donné, et qui font un travail admirable. Mais ce n’est plus aujourd’hui le tableau global de l’humanitaire. Aujourd’hui, on est en présence de très grosses ONG, MSF étant la plus imposante, dotées de méthodes quasi industrielles. L’aspect positif, c’est la capacité d’intervenir dans beaucoup d’endroits différents : MSF couvre aujourd’hui plus de 80 pays. C’était inimaginable il y a seulement vingt ans. Cette taille est synonyme de professionnalisme et de très grande compétence. L’aspect moins positif de cette évolution, c’est la bureaucratie, dont on ne peut pas être exempts lorsqu’on est une organisation multinationale de plus de 60 000 personnes. Nous dépensons beaucoup d’énergie pour éviter ces dérives bureaucratiques qui pourraient peser sur l’action. C’est un combat permanent.
Recueilli par Fabrice Deprez
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Les entrepreneurs de guerre ont chassé les humanitaires
Sylvie Brunel
Spécialiste des questions de développement, université Paris 4-Sorbonne
Le temps de l’humanitaire n’est pas révolu mais il est confronté à des difficultés aiguës alors qu’il n’a jamais été aussi nécessaire. Historiquement, les humanitaires allaient dans des zones frappées par des crises majeures pour secourir les populations et faire un travail de plaidoyer. Le soin des corps s’accompagnait d’un discours sur les causes de la crise, sur les crimes et les criminels. Ce qu’a fait, par exemple, MSF au Rwanda en 1994 lorsque Jean-Hervé Bradol a dénoncé le génocide contre les Tutsis et mis en lumière le rôle de la France dans le soutien au régime génocidaire. Autrement dit, des boat people à l’Afghanistan, de la Somalie au Darfour, les humanitaires ont toujours cherché à accéder aux victimes en faisant fi des frontières pour les soigner et les sauver. Et, dans toutes ces crises, ils développaient une analyse politique qu’ils médiatisaient fortement en vue de mobiliser l’opinion publique pour résoudre ces mêmes crises.
Les régimes criminels, les groupes armés, les entrepreneurs de guerre l’ont parfaitement compris, de sorte qu’ils les ont chassés. Et ceux qui sont restés, ils les ont enlevés. Désormais, ils les tuent, comme on l’a vu l’année dernière avec les assassinats par Boko Haram de membres d’Action contre la faim au Nigeria. Ainsi, les humanitaires se sont retirés du terrain tout en devenant de grosses machines aux sièges volumineux, où le travail s’est bureaucratisé et s’est tourné en direction des attentes des bailleurs de fonds. Et ils ont délégué à des exécuteurs locaux le soin d’aller sur le terrain. Pour ces derniers, c’est un travail comme un autre, à la différence des premiers temps de l’humanitaire.
Aller au cœur des conflits au risque d’exposer sa vie n’est plus considéré comme acceptable, ce qui pose la question de l’évolution du devoir d’assistance. C’est une victoire pour tous les auteurs des crimes et des catastrophes. C’est le cas aujourd’hui, par exemple, de l’Éthiopie. Mais aussi du Sahel, de la Somalie, de la Libye, du Soudan du Sud, du Yémen, de la Syrie, de l’Afghanistan. Cette réalité a fait évoluer le discours humanitaire sur les causes de la crise qui les mobilise : il est désormais construit autour du seul changement climatique. Non qu’il n’ait aucun impact sur les crises contemporaines, mais il n’en est pas la seule cause. Sont gommés les responsabilités politiques, la mauvaise gouvernance, la corruption, la misère, le manque de perspective pour la jeunesse, les rivalités entre les clans, entre les pasteurs et les agriculteurs, le jeu des États voisins, des grandes puissances, l’appropriation des richesses, le radicalisme religieux.
En analysant les crises sous l’angle unique du changement climatique, en écho avec le secrétaire général des Nations unies, les humanitaires ne fâchent plus les États voyous et les entrepreneurs de guerre. En adoptant cette grille unique de lecture, ils ont trouvé un nouveau champ de légitimation et de financement de leurs actions pour continuer à exister.
Recueilli par Laurent Larcher