Le dilemme des missionnaires
partir ou rester face au danger ?


« Quand on aime les gens, est-ce qu’on les laisse ? »


Fin 2013, l’enlèvement du père Georges Vandenbeusch par une quinzaine d’hommes armés du groupe nigérian Boko Haram dans l’extrême nord du Cameroun a suscité un début de polémique sur l’inconscience des missionnaires dans les pays à risque. Heureusement le Père a été libéré le 31 décembre. Il est rentré en France le lendemain grâce aux services de l’État français. Pesant avec précaution ses mots, il déclarait : « Je ne voudrais pas qu’on croie que les services n’ont pas fait leur travail. Des consignes ont été données. Mais jamais on ne m’a demandé de partir. Quand on aime les gens, qu’on y est attaché, qu’on travaille à ce que leur vie s’épanouisse, est-ce qu’on les laisse ? » Alors, il n’a pas abandonné ses ouailles. Mais la question s’impose : n’est-ce pas de l’inconscience ?

Pays à risque

On peut se demander pourquoi l’Église exposerait au danger ses rares jeunes prêtres. Qui, du reste, ne sont pas si rares, puisqu’il y a actuellement 145 prêtres diocésains français, comme le père Vandenbeusch, partis pour des missions courtes de trois à six ans dans le cadre de Fidei Donum, une structure internationale d’échanges de prêtres.

Au total, près de 5000 Français servent actuellement l’Église catholique hors de France : ces 145 prêtres diocésains et 1250 religieux (pères blancs, jésuites, d-minicains, lazaristes, assomptionnistes, bénédictins), à qui il faut ajouter 2350 religieuses et 1230 volontaires laïcs.

Quelle conduite à tenir en cas de danger ?
Le père Jean Forgeat, responsable du service Fidei Donum en France, répond : « La logique est de rester au milieu du peuple que ces prêtres sont venus servir. Partir ou rester ? Plutôt rester, donc. Mais nous leur disons toujours d’être prudents. Quand le danger est vraiment imminent ou déclaré, nous recommandons de ne pas s’exposer outre mesure. D’où notre recommandation, donnée, aussitôt après l’enlèvement du père Georges, à deux autres prêtres Fidei Donum en ce moment au Cameroun, de se protéger. »

« Souvent les missionnaires savent que leur présence donne de la confiance, de la consolation, du courage aux pL’attachement à un peuple dont nous avons appris la langue, les coutumes, et dont les joies et les peurs sont devenus les nôtresopulations : ils choisissent donc de rester. » Mais c’est en définitive à l’intéressé, de prendre la décision ultime.

Notre responsable pour la France, Guy Vuillemin, a les m-mes paroles. Il explique: « Un missionnaire tisse des liens avec la population locale. Si ces populations sont en danger, on reste avec elles. C’est la consigne. Elle est claire. On ne va quand même pas partir quand cela va mal pour les populations que nous sommes venus servir !

Cela dit, quand le danger monte vraiment, nous conseillons aux missionnaires de se regrouper, de ne pas rester seul. Et nous leur disons que c’est à eux de décider s’ils restent ou non. S’ils s’estiment certains d’être confrontés à la mort, on leur conseille de partir, et personne ne le leur reprochera. Mais ce sont eux qui prennent la décision ultime. Ils savent que leur présence encourage les populations : ils choisissent donc de rester. »

Les leçons du passé

Les Missionnaires d’Afrique (Pères Blancs) ont déjà connu des situations semblables dans le passé. On se souvient des quatre pères de Tizi-Ouzou : Jean Chevillard, Charles Deckers, Alain Dieulangard et Christian Chessel ? C’était le 27 décembre 1994. L’Algérie vivait son long calvaire de la guerre civile. En quelques minutes, les missionnaires tombent sous les balles d’un groupe islamiste et sont tués devant leur maison. Sur place, l’émotion est immense. Des milliers de musulmans se pressent aux funérailles. Les youyous des femmes crient la douleur de la population. Puis le silence recouvre leur histoire, comme s’il fallait à tout prix oublier. Devant ces situations risquées, les autorités religieuses d’Algérie ont toujours demandé à leurs agents pastoraux de faire de leur congé d’été un temps de recul afin de voir s’ils avaient la force morale et spirituelle pour revenir prendre leur engagement. La grande majorité est, chaque fois, revenue prête à offrir leur vie en pleine conscience malgré le risque possible d’une issue fatale. La tragédie de Tizi-Ouzou ressemble étrangement au massacre des sept moines de Tibéhirine, en 1996.

Il y a encore un autre témoin qui donne le sens de tels sacrifices : Mgr Pierre Claverie, mort le 1er août 96, en rentrant à son évêché d’Oran, victime lui aussi du terrorisme. Il avait 58 ans.

« L’Église n’est pas une société multinationale qui s’installe dans un lieu pour faire ses affaires et qui s’en va lorsque ça va mal, en renvoyant son personnel par le premier avion. L’Église est une Alliance d’amour faite entre le Dieu de Jésus-Christ et un peuple particulier. Les chrétiens sont là pour que cette Alliance d’Amour se fasse. Ils savent qu’ils doivent y rester fidèles pour le meilleur et pour le pire.

« Pour douze missionnaires tués, des dizaines de milliers d’Algériens sont morts, des pères de famille, des mamans, des jeunes, garçons et filles. Et nous quitterions ce pays où Dieu a fait son Alliance ? Nous n’avons plus rien à donner mais nous avons encore nos vies ! »

En mars 96, dans son bulletin diocésain, Mgr Claverie écrivait un éditorial intitulé ‘Vivre et mourir’.
« Avec des dizaines de milliers d’Algériens, nous affrontons cette menace qui se réalise parfois, quelles que soient les précautions prises. Beaucoup se demandent encore - et nous demandent – pourquoi nous nous obstinons à nous exposer ainsi. Et nous voilà posée la question radicale de la mort et du sens de notre vie. Dieu nous a donné la vie et nous n’avons pas le droit de jouer avec elle comme à la 1a roulette russe, en l’exposant inutilement. Nous avons le devoir de la conserver et d’assurer les conditions nécessaires de son équilibre, de sa santé, de sa fécondité. (...)

« Nous nous préparons à entrer avec le Christ dans le chemin de sa Passion et de sa Croix. Ne pourrait-on pas reprocher à Jésus d’avoir affronté délibérément ceux qui avaient le pouvoir de le condamner ? Pourquoi n’a t-il pas fui comme il l’avait fait alors que déjà on le recherchait pour le faire mourir (…)

« Le mystère de Pâques nous oblige à regarder en face la réalité de la mort de Jésus et de la nôtre et à rendre compte de nos raisons de l’affronter. Jésus n’a pas cherché la mort. Il n’a pas voulu la fuir non plus car il jugeait probablement que la fidélité à ses engagements vis- à-vis du Père et pour la venue de son règne était plus importante que sa peur de mourir. Il a préféré aller jusqu’au bout de la logique de sa vie et de sa mission plutôt que de trahir ce qu’il était, ce qu’il disait et ce qu’il avait fait, en reniant ou en abandonnant pour éviter l’affrontement ultime. (...) « En toute vie, il y a des heures où nos choix révèlent ce que nous portons en nous et ce que nous sommes. Ce sont généralement des heures sombres. Il est possible de vivre longtemps en évitant le dévoilement de la vérité... Si loin et si longtemps que nous ayons fui, nous serons amenés à cette ‘heure de vérité’. Jésus nous apprend à regarder cette heure en face et à ne pas l’escamoter : Douce ou violente, nous avons à intégrer cette mort comme la réalité du poids de notre vie.

« Les crises que nous traversons, la mort que nous frôlons, nous obligent à mettre au jour nos raisons de vivre. (...) Cela s’accomplit dans ces jours où la vie et la mort s’affrontent au Golgotha, mais aussi dans le mouvement de toute existence croyante, qui se déroule sous le signe du passage de la mort à la vie. La mort n’est plus alors la clôture sur laquelle vient buter toute espérance mais le seuil d’une vie nouvelle, plus juste, plus forte, plus vraie.


Les risques des missionnaires sont
ceux des gens de leur pays adoptif

Elle n’est plus la négation de la vie mais la condition de sa croissance et de sa fécondité. Qui veut vivre, au plein sens du mot, sait la nécessité des ruptures et des mots où on a l’impression de tout perdre. Pas de vie sans dépossession, car il n’y a pas de vie sans amour ni d’amour sans abandon de toute possession, sans gratuité absolue, don de soi-même dans la confiance désarmée (…)