Mali : Moussa Diawara, le « mauvais génie » de Bamako

Sous la présidence d’Ibrahim Boubacar Keïta, le patron de la redoutée Sécurité d’État était l’un des hommes les plus puissants du pays. Désormais sous les verrous, il est toujours aussi craint.

 
Mis à jour le 2 mai 2022 à 10:20
 
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Moussa Diawara, le général aux multiples facettes, est aujourd’hui en détention à Bamako. © Montage JA

 

En cette matinée du 18 août 2020, l’heure est grave au domicile familial des Keïta, à Sébénikoro. Et pour cause : depuis la nuit, les nouvelles en provenance du camp militaire de Kati sont préoccupantes. Des soldats s’y sont mutinés et en ont pris le contrôle. Le coup d’État que tout le monde redoutait ces dernières semaines à Bamako semble, cette fois, bien enclenché. Les tenants du régime tentent de trouver une parade. Autour d’Ibrahim Boubacar Keïta pour cette réunion de crise : son fils Karim, son Premier ministre, Boubou Cissé, et le patron de la Direction générale de la sécurité d’État, Moussa Diawara.

À la mi-journée, ce général influent, dont tous connaissent l’entregent au sein de l’armée, glisse au président qu’il va sortir pour essayer de désamorcer la crise. Soucieux de rester le plus discret possible, il embarque sur un deux-roues et disparaît dans l’agitation bamakoise. 

Vers 16h30, les forces spéciales du colonel Assimi Goïta déboulent chez le chef de l’État, l’arrêtent et l’embarquent à Kati. Dans la rue, la foule en liesse applaudit. C’en est terminé d’un pouvoir à bout de souffle, dont beaucoup de Maliens n’attendaient que la chute. Entre-temps, Moussa Diawara n’est jamais revenu. 

Très vite, l’attitude du militaire durant cette journée cruciale suscite des questions. Comment le chef de la puissante Sécurité d’État (SE), dont beaucoup connaissent la silhouette à Bamako, a-t-il pu prendre la fuite sans être inquiété alors que la résidence présidentielle était déjà encerclée ? Était-il dans le coup ? A-t-il trahi son patron de toujours ? Un an et demi après le putsch, le flou reste tel qu’au sein de certaines chancelleries internationales on continue à s’interroger sur le rôle exact de Diawara durant ces quelques heures où tout a basculé.

Une étrange disparition

Cette image de Brutus, plusieurs sources dans l’entourage d’IBK se refusent à y croire. « Moussa a toujours été d’une loyauté sans faille envers lui, affirme un de ses intimes. Le coup d’État était irréversible. Il savait que la partie était perdue. Il a donc essayé de gérer la situation comme il le pouvait et de trouver un terrain d’entente avec les putschistes pour que la dignité du président soit préservée. » « Il n’a pas trahi IBK, renchérit un membre des renseignements. C’est surtout par son incompétence que ce coup est arrivé. Il n’a pas su l’anticiper, ni l’empêcher. Et une fois que c’était fait, il a d’abord agi pour sauver ses propres intérêts. »

« MOUSSA », COMME L’APPELAIT IBK, AVAIT UNE PLACE TOUTE PARTICULIÈRE DANS SON CŒUR

IBK, lui-même, n’a jamais voulu croire que son sécurocrate pouvait ne pas être loyal. Pourtant, avant même le putsch, alors que l’autorité du président commençait à tanguer, certains l’alertaient sur le potentiel double jeu de son maître espion. « Il ne me fera pas ça, il est comme un fils pour moi », a répondu un jour le chef de l’État à un de ses amis qui s’en inquiétait. IBK adoptait volontiers ce ton paternaliste avec les plus jeunes pour lesquels il avait de l’estime, mais « Moussa », comme il l’appelait, avait une place toute particulière dans son cœur.

C’est au début des années 2000 que s’est nouée la relation entre le politicien au langage châtié et l’officier de la Garde nationale. Après avoir commandé la compagnie de Mopti (Centre) et supervisé la sécurité de la Coupe d’Afrique des nations organisée au Mali en 2002, Moussa Diawara devient l’aide de camp d’IBK quand ce dernier accède à la tête de l’Assemblée nationale. Lors de ce mandat au perchoir (2002-2007), les deux hommes tissent de solides liens de confiance. Diawara devient un des plus proches collaborateurs d’IBK, qui nourrit, déjà, des ambitions présidentielles. En 2012, il prend la tête de son corps d’armée, devenant chef d’état-major de la Garde nationale. Affable, accessible et à l’écoute des autres, ce gradé est apprécié de ses troupes.

L’ascension du maître-espion

Quand, en 2013, IBK accède enfin au palais de Koulouba, c’est tout naturellement vers Diawara qu’il se tourne pour reconstruire un semblant d’appareil sécuritaire dans un État en ruine. Il lui confie une place de choix et hautement stratégique : celle de directeur de la Sécurité d’État, les services du renseignement intérieur. Son cousin, le général Oumar Dao, est, lui, nommé chef d’état-major particulier du président.

MALGRÉ SON ALLURE DÉBONNAIRE, TOUS CRAIGNENT CE PERSONNAGE INFLUENT, SUSCEPTIBLE D’AVOIR DES DOSSIERS SUR CHACUN

Rapidement, Diawara devient un des hommes clés du nouveau régime. Un des rares à avoir accès en permanence à IBK, à l’instar de son épouse Aminata ou de son fils Karim. « Il était le seul parmi nous qui pouvait toquer à sa porte à 4 heures du matin », confie un ex-collaborateur à la présidence. Au fil des mois, l’influence de « Moussa » ne cesse de croître. Et ne se cantonne pas uniquement aux questions militaires et sécuritaires. L’homme a l’oreille du chef et son mot à dire sur tout ou presque, y compris sur la nomination des ministres. « IBK avait une faiblesse, selon un de ses confidents, il écoutait trop et pouvait être influencé par ses derniers interlocuteurs avant de trancher. Or Moussa était souvent l’un de ceux-là. »

Moussa Diawara n’hésite pas non plus à faire pression sur les membres du gouvernement ou sur les cadres de l’administration pour obtenir ce qu’il veut et servir ses intérêts. Malgré son allure débonnaire, tous craignent ce personnage puissant susceptible d’avoir des dossiers sur chacun. « Personne ne voulait se le mettre à dos parce que ses rapports étaient confidentiels et allaient directement sur le bureau d’IBK », glisse une ancienne source gouvernementale. Sa part d’ombre, liée à ses fonctions à la SE, alimente les fantasmes et les rumeurs. « C’est une sorte de grand méchant loup, auquel on colle tout un tas d’histoires alors qu’elles ne sont pas forcément vraies », analyse un observateur étranger.

Promu général de brigade en 2014 – le premier dans l’histoire de la Garde nationale, de quoi accentuer encore son prestige -, Diawara convainc le chef de l’État de faire de son corps d’origine un pilier de son système sécuritaire. « La Garde a été équipée, renforcée et assurait la sécurité présidentielle. Elle était un peu devenue la garde prétorienne d’IBK », estime un officier. Selon de récentes estimations, elle compterait aujourd’hui 10 000 membres, sur les quelque 22 000 hommes de l’armée.

À la tête de la Sécurité d’État, l’action de Moussa Diawara est plus décriée. Pour plusieurs militaires, l’ex-aide de camp doit ce poste prestigieux à son statut d’ »homme du président » plus qu’à ses talents de sécurocrate. « Il ne connaissait rien aux services de renseignements. Il était là juste parce qu’il avait la confiance du chef », considère l’un d’eux. En 2015, une série d’attentats – contre le restaurant La Terrasse, l’hôtel Radisson… – sème la peur à Bamako. Dans les mois qui suivent, Moussa Diawara, habile communicant, n’hésite pas à promouvoir l’action d’une structure opaque jusqu’à présent habituée à œuvrer dans le secret. « Chaque mois, on lisait dans les journaux et on entendait à la radio que la SE avait arrêté untel ou untel, se rappelle un officier. Cela en surprenait plus d’un dans l’armée, mais il faut reconnaître qu’elle en a tiré une certaine aura, même si cela n’était pas forcément justifié. »

Sulfureux businessman

Réputé jovial et fêtard, Moussa Diawara ne fait pas que parler de lui avec la SE. Le 9 mars 2019, le chef des renseignements fête ses 50 ans en grande pompe avec des dizaines d’invités dans sa luxueuse villa de Bamako. Seaux à champagne, roses blanches, concert privé de la star congolaise Fally Ipupa, 4×4 en cadeau… Les images de cette soirée à plusieurs dizaines de milliers d’euros, qui dès le lendemain fuitent sur les réseaux sociaux, font scandale.

LA SOBRIÉTÉ, MOUSSA DIAWARA N’EN EST PAS VRAIMENT ADEPTE

Nombre de Maliens ne comprennent pas une telle scène alors que des militaires meurent chaque semaine au front. Gêné par cette affaire, le cinquantenaire ira de lui-même s’expliquer auprès d’IBK, qui lui maintiendra sa confiance. À la fin de 2019, le président envisage même de le nommer ministre de la Défense, mais l’intéressé refuse. « Cette fête d’anniversaire était inopportune, admet une figure de l’ancien régime. L’exercice de telles fonctions impose une certaine sobriété, qu’il n’a pas forcément respectée. »

La sobriété, l’intéressé n’en est pas vraiment adepte. Militaire de carrière, certes, mais doté d’un sens certain des affaires, « il est probablement l’un des plus riches du pays », lâche un bon connaisseur du ghota bamakois. Avec son fils « Abba », il gère des dizaines de camions-citernes qui importent du carburant depuis des années. « Il avait notamment le marché de ravitaillement et d’approvisionnement d’Énergie du Mali (EDM) », indique une source dans l’administration. D’autres l’accusent également de trafic d’influence. « Il pesait pour obtenir la nomination de gens ou faciliter les activités d’opérateurs économiques et, en retour, ils les faisaient passer à la caisse », poursuit une bonne source.

Parmi ses partenaires de business, l’âme damnée du régime déchu de son père : Karim Keïta. Le nom des deux hommes revient avec insistance quand sont évoquées les affaires de corruption sous la présidence IBK. Affaire de l’avion présidentiel, affaire de la surfacturation d’équipement militaire… Selon une source militaire, Moussa Diawara et Karim Keïta, à l’époque député et président de la Commission sécurité et défense à l’Assemblée nationale, auraient remporté plusieurs marchés du ministère de la Défense à travers des sociétés fictives. « À eux deux, ils formaient une vraie mafia », accuse un haut gradé.

En arrivant à la SE, Diawara aurait également perpétué les vieux liens entre les services de renseignements maliens et les narcotrafiquants du Nord. Dans les dernières années du régime d’IBK, plusieurs dirigeants occidentaux, en particulier onusiens et français, s’étaient directement inquiétés auprès du président malien de l’implication personnelle de son ancien aide de camp dans des affaires de trafic de drogue.

Le nom de Moussa Diawara est même cité noir sur blanc dans un rapport du groupe d’experts de l’ONU sur le Mali publié le 7 août 2020, quelques jours avant le coup d’État fatal à IBK. « Le groupe d’experts a reçu des informations confidentielles selon lesquelles [des] interventions visant à faire libérer des trafiquants de drogue, condamnés par la justice au Niger le 29 avril 2020, s’inscrivaient dans le cadre d’un vaste plan de protection des membres de la tribu arabe des Lemhar – y compris les détenus pour suspicion de terrorisme –, fourni en échange de versements mensuels effectués par Mohamed Ould Mataly, au moins jusqu’en juillet 2018, au général Moussa Diawara, chef de la sécurité d’État », indique ce texte.  

Main dans la main avec Bah N’Daw

Des secrets, « le mauvais génie de Bamako », comme le surnomme un diplomate étranger, en a des dizaines. Le 18 août 2020, quand il décide de s’évaporer dans la nature à bord d’une moto, seul lui et une poignée de fidèles sont capables de retracer avec exactitude son itinéraire. Ce jour-là, la foule amassée devant la résidence d’IBK espère le voir dans le convoi des forces spéciales qui exfiltre l’ancien président vers Kati. Mais, tout comme Karim Keïta, Moussa Diawara manque à l’appel.

Où pouvait-il bien se trouver ? Selon des sources concordantes, le général aurait d’abord trouvé refuge à une dizaine de kilomètres de Bamako, dans la ville de Kalabancoro. Il y est hébergé par Yamadou Keïta, un camarade de longue date qui fait des affaires dans le domaine de la sécurité. Moussa Diawara s’y cache quelques semaines, avant de fuir par la route en Gambie, où il est accueilli par Ousman Sowe, le patron des renseignements, avec qui il s’est lié d’amitié.

La suite s’écrit au conditionnel. Certains affirment qu’il se serait réfugié à Dubaï. D’autres pensent qu’il est resté caché dans la sous-région. Invisible durant plusieurs mois, il réapparaît en tout cas en mai 2021, à l’occasion du mariage de son fils Abba. Sa photo fait alors la une de tous les journaux maliens qui annoncent son retour à Bamako. On raconte même qu’il doit s’entretenir avec les autorités de la transition.

Plusieurs sources attestent qu’à ce moment-là Diawara rentre au pays à bord d’un vol commercial Istanbul-Bamako de la compagnie Turkish Airlines. Pourquoi le général a-t-il décidé de rentrer neuf mois après la chute d’IBK ? Craint, mais aussi détesté, a-t-il obtenu des garanties sur sa sécurité ? 

Ce retour, Diawara le négocie avec Bah N’Daw, l’éphémère président de la transition. Les deux hommes se connaissent bien. Certains assurent qu’en 2014, le chef de la SE a favorisé la nomination de son aîné comme ministre de la Défense sous IBK. 

DE RETOUR À BAMAKO, DIAWARA BÉNÉFICIE DE LA PROTECTION DE BAH N’DAW, EN ÉCHANGE IL DOIT AIDER À ÉVINCER LES JEUNES COLONELS

Sitôt à Bamako, Diawara devient un discret conseiller du président de la transition, qui lui offre sa protection et lui promet de le nommer conseiller spécial chargé des questions de sécurité. En échange, l’ancien patron de la sécurité d’État doit aider à évincer les jeunes colonels que Bah N’Daw ne supporte plus. Il a pour cela un atout de taille : il les connaît très bien, pour avoir commandé certains d’entre eux à la Garde nationale.

Geôle cinq étoiles

Mais rien ne se passe comme prévu. Le 24 mai, le remaniement, qui évince Camara et Koné, est mort-né. Bah N’Daw est arrêté par les colonels, et cette fois-ci Moussa Diawara ne parvient pas à s’enfuir. Lui aussi est interpellé. « Sa proximité claire avec Bah N’Daw lui a valu cette arrestation », commente une source bien informée au Mali. Dans la nuit du 24 au 25 mai, il est placé en résidence surveillée à l’École de gendarmerie du camp 1 à Bamako. Il y passera quelques jours avant d’être relâché. 

Moussa Diawara fait alors tout pour convaincre les putschistes qu’il n’est pas contre eux. Sans succès. Il est à nouveau arrêté et inculpé, le 9 juillet, pour « complicité de séquestration et d’enlèvement », « torture » et « associations de malfaiteurs » dans l’affaire de la disparition de Birama Touré, en janvier 2016. La justice lui reproche de ne pas avoir signalé la détention « clandestine » de ce journaliste, qui, selon plusieurs sources, est mort, après avoir été torturé dans les locaux de la SE. 

CELUI QUI FUT SEPT ANS LE PREMIER ESPION DU MALI, A DÉJÀ PROUVÉ QU’IL SAVAIT RESSUSCITER

Depuis, Moussa Diawara est toujours détenu dans les locaux de l’École de la gendarmerie de Bamako, dans une geôle cinq étoiles. Là, pas question de vivre dans les dortoirs exigus et surpeuplés de la maison d’arrêt centrale. Au camp 1, Diawara a droit à un deux-pièces, dont il peut sortir allègrement pour discuter avec les officiers du camp.  » Il est toujours très respecté. Il a encadré ces jeunes et a facilité la promotion de nombre d’entre eux », reconnaît l’un de ses avocats. Son influence est telle qu’il choisit lui-même ses visiteurs. Au début de son incarcération, une équipe de la division des droits de l’homme de la Minusma a ainsi été priée de rebrousser chemin.

« Son dossier judiciaire est vide. Les juges ne parviennent pas à mettre sur la table des preuves tangibles qui pourraient permettre de l’inculper », affirme une source proche du dossier. L’instruction peine à avancer, mais les nouveaux maîtres du Mali semblent ne surtout pas vouloir que Diawara recouvre sa liberté. Sans doute ont-ils raison de se méfier. Celui qui fut pendant sept ans le premier espion du Mali a déjà prouvé qu’il savait ressusciter.