Au Burkina Faso, les putschistes attisent le rejet de la France pour prendre l’ascendant
Depuis vendredi, une grave crise militaire voit s’opposer deux clans opposés à la tête du Burkina Faso. Des représentations de l’État français ont été violemment prises pour cible dans la capitale et la deuxième ville du pays.
C’est un bras de fer entre deux frères d’armes devenus ennemis auquel sont suspendus les Burkinabés. Samedi matin, le coup d’État proclamé la veille par le capitaine Ibrahim Traoré semblait acté. Dimanche, la tension restait vive, des manifestants s’en prenant à plusieurs édifices symbole de la France.
Tandis que certains axes et points stratégiques de Ouagadougou étaient occupés par les militaires acquis à Ibrahim Traoré, la population s’en retournait, selon la formule consacrée, « vaquer à ses occupations ». Lever de rideau des buvettes, automobilistes en route pour « le service », chasse aux bonnes affaires dans la fourmilière du grand marché. Nombreux sont ceux qui comptent sur leurs gains du jour pour manger le soir.
Guerre de communication
La confusion reste grande : vols d’hélicoptères de l’armée burkinabée à basse altitude, mouvements de foule et de troupes, tirs sporadiques… « La bataille pour le pouvoir recommence, glisse Yaya, vendeur de citron aux abords du CHU Yalgado Ouédraogo. On dirait qu’ils ne se sont pas entendus cette nuit. »
Les loyalistes du lieutenant-colonel Paul-Henri Damiba, au pouvoir depuis le coup d’État du 24 janvier et renversé vendredi, n’avaient en effet pas capitulé face aux dissidents du capitaine Ibrahim Traoré, en dépit des tentatives de négociations entre les deux clans. Il y a huit mois, ils avaient pourtant renversé ensemble le président burkinabé Roch Marc Christian Traoré.
« On reproche à Damiba de s’être compromis dans des affaires civiles et politiques et d’avoir trahi l’esprit de janvier, explique Kalifara Séré, expert en stratégie territoriale. Les jeunes officiers rappellent aujourd’hui les anciens à l’ordre. Les moyens et les résultats espérés sur le terrain ne sont pas à la hauteur de leurs attentes, notamment des forces spéciales qui sont parfois peu expérimentées et très exposées. »
Samedi après-midi, l’affrontement entre ces deux factions s’est traduit par une guerre de communication. À la télévision nationale, des hommes du capitaine Traoré ont déclaré, en son nom : « Le lieutenant-colonel Paul-Henri Damiba se serait réfugié au sein de la base française à Kamboinsé [en périphérie de Ouagadougou, NDLR], en mesure de planifier une contre-offensive. Cela fait suite à notre ferme volonté d’aller vers d’autres partenaires prêts à nous aider dans notre lutte contre le terrorisme. »
Agressions anti-françaises
La porte-parole du ministère de l’Europe et des affaires étrangères français, Anne-Claire Legendre, a formellement démenti « toute implication dans les événements en cours depuis [vendredi] au Burkina Faso. Le camp où se trouvent les forces françaises n’a jamais accueilli Paul-Henri Sandaogo Damiba, pas davantage que notre ambassade. » Mais l’idée selon laquelle la France appuierait ce dernier avait déjà infusé à Ouagadougou et Bobo-Dioulasso.
Samedi après-midi, des rassemblements de manifestants soutenant le capitaine Ibrahim Traoré et appelant « au départ de la France » et au « rapprochement avec la Russie » se sont ainsi formés dans les deux premières villes du pays. Des feux ont consumé les guérites de l’Institut français de Bobo-Dioulasso tandis que plusieurs salles de l’Institut français de Ouagadougou ont été pillées.
Mais c’est autour de l’ambassade de France à Ouagadougou que les tensions les plus vives se sont cristallisées : dégradations, départ de feux, jets de pierre contre l’enceinte diplomatique et tentatives d’intrusion de plusieurs centaines de personnes. Une foule chauffée à blanc par les insinuations du « clan » Traoré et une campagne de désinformation virulente à l’encontre de la France sur les réseaux sociaux.
Depuis lors, les résidents français sont invités par le consulat à demeurer impérativement à leurs domiciles et d’éviter tout déplacement jusqu’à nouvel ordre. Sur les réseaux sociaux, des appels à s’en prendre à eux ont également largement circulé. Dans la nuit de samedi à dimanche, un cas d’intrusion au domicile de ressortissants européens a été rapporté.
Le rejet profond de la France
Dimanche, d’autres symboles ont été dégradés telle que l’entrée de Bolloré Transport & Logistics, dans le centre-ville de Ouagadougou, ou l’occupation de station TotalEnergies. À la mi-journée, les soutiens du capitaine Ibrahim Traoré appelaient toutefois à « se départir (…) de ce qui pourrait être perpétré contre l’ambassade de France ou la base militaire française de Kamboinsé ».
Selon un expert des relations internationales burkinabé souhaitant garder l’anonymat : « Traoré a agité la rue avec un levier populiste pour faire plier les loyalistes. » Car le rejet de la France est profond et trouve un terreau fertile depuis plusieurs années.
« Nous assistons à l’effondrement des États postcoloniaux d’Afrique de l’Ouest. La vraie décolonisation commence aujourd’hui, observe Laurent Bigot, ancien diplomate du Quai d’Orsay. Le lien se coupe car c’est une histoire d’amour déçu. On est en train de payer chèrement notre paternalisme, notre ingérence et l’écart entre la prétention de nos discours et la réalité de nos actions en matière de politique africaine. Les populations sont déçues, elles se sentent humiliées. Nous n’avons pas été au rendez-vous de leurs attentes. » Pour les quelques milliers de Français qui résident au Burkina Faso, la page d’histoire commune se mue, ces derniers jours, en héritage lourd à porter.
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De coup d’État en coup d’État
1983. Coup d’État du capitaine Thomas Sankara.
1987. Coup d’État du capitaine Blaise Compaoré et assassinat de Thomas Sankara.
2014. Blaise Compaoré est chassé du pouvoir. L’armée nomme un pouvoir de transition.
2015. Tentative avortée de putsch. En décembre, un nouveau départ s’annonce avec l’élection d’un président civil, Roch Marc Christian Kaboré, qui sera réélu en 2020. Mais au fil des ans les attaques djihadistes font des milliers de victimes.
2022. Le 23 janvier, putsch du lieutenant-colonel Paul-Henri Sandaogo Damiba.
30 septembre. Le capitaine Ibrahim Traoré se proclame nouveau chef de la junte.