Au Sénégal, un contrat d’armement alimente la controverse

Le gouvernement a réagi après les révélations sur une étonnante transaction portant sur du matériel militaire, conclue au début de 2022 par le ministère sénégalais de l’Environnement. Et certains opposants réclament l’ouverture d’une enquête parlementaire.

Mis à jour le 28 octobre 2022 à 20:18
 

Isenegal

 

Boucles de ceinture, équipements de plongée sous-marine, bulldozers, pelleteuses, camions de divers types et autres étrangetés viennent parsemer l’annexe du contrat. © James O’Brien / OCCRP

 

ls se sont longtemps considérés comme des mal aimés parmi les « hommes en tenue ». Mais les agents sénégalais des Eaux et Forêts viennent de faire un bond dans le futur. Un contrat conclu le 30 décembre 2021 par le ministre de l’Environnement et du Développement durable, Abdou Karim Sall, et approuvé le 11 janvier suivant par le ministre des Finances et du Budget, Abdoulaye Daouda Diallo, vient en effet de leur assurer un avenir radieux en matière d’équipement et d’armement. C’est ce qu’a révélé, le 25 octobre, une enquête de l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP), un consortium international de journalistes d’investigation.

Un « deal » à 69 millions d’euros

La satisfaction des agents des Eaux et Forêts, toutefois, aura été de courte durée. Car désormais, des députés de l’opposition brandissent la menace d’une commission d’enquête parlementaire autour de ce « deal » à 45,3 milliards de francs CFA (69 millions d’euros) sur lequel plane le soupçon. Il faut dire que dans ce dossier, les anomalies sont légion. La première concerne les protagonistes qui ont fait affaire avec le ministère sénégalais de l’Environnement. Via un enchevêtrement de sociétés basées dans divers pays, Aboubacar Hima, surnommé « Petit Boubé », semble en effet être le deus ex machina de cette transaction controversée.

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Or cet homme d’affaires nigérien, qui officie notamment dans le commerce des armes et autres équipements militaires, a maille à partir avec la justice du Nigeria, qui a émis à son encontre un mandat d’arrêt, à la suite d’une transaction portant sur des armes et autres équipements militaire, jugée litigieuse. Malgré cette épée de Damoclès, l’homme d’affaires est resté actif. Au mois de novembre 2021, il a ainsi fondé au Sénégal une société baptisée Lavie Commercial Brokers. C’est celle-ci qui a passé avec le ministère sénégalais de l’Environnement un contrat pour le moins atypique.

Représenté officiellement par un associé israélien, David Benzaquen, Petit Boubé a en effet vendu aux autorités sénégalaises un package comprenant des matériels militaires et civils ainsi que des formations. Le montant du contrat – mis en ligne sur le site de l’OCCRP – est payable en cinq tranches, à raison de 9,060 milliards de francs CFA chacune, échelonnées de 2022 à 2026.

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Curieusement – c’est là que les choses se corsent –, à chaque ligne de l’annexe au contrat détaillant les matériels et prestations fournis, aucun prix unitaire n’est mentionné. Seul figure le nombre d’articles devant être livrés par le fournisseur. L’unique somme mentionnée sur le document concerne l’addition due par l’État sénégalais (45,3 milliards de francs CFA), sans aucun autre détail.

Motos amphibies, bulldozers, fusils d’assaut…

Dans ce dossier, les curiosités ne s’arrêtent pas là. Car parmi les biens et services rémunérés par le ministère de l’Environnement sénégalais au bénéfice des fonctionnaires des Eaux et Forêts, certains prêtent à sourire. C’est ainsi que « 20 motos amphibies » de type Biski (« la moto qui se transforme en jet-ski », selon le slogan de la marque) sont censées être livrés par l’entreprise de Petit Boubé. Pour des agents des Eaux et Forêts officiant en brousse, ce gadget technologique permettant à une moto de passer en un clin d’œil de la terre à un cours d’eau peut prêter à sourire. Autre source d’étonnement, les 235 motos Yamaha 125 DT prévues au contrat. En effet, ce modèle n’est plus commercialisé par Yamaha depuis 2008. Il s’agirait donc de motos d’occasion, vieilles d’au moins 14 ans.

Voir la vidéo : https://youtu.be/xzx08w67Q88

Boucles de ceinture, équipements de plongée sous-marine, bulldozers, pelleteuses, camions de divers types et autres étrangetés viennent parsemer l’annexe du contrat, dans un ballet qui semble disproportionné au regard des besoins supposés de l’administration en question, longtemps délaissée et qui se voit choyée subitement, d’un coup de baguette magique. Parmi ces bizarreries, le type d’armement censé être fournis aux agents des Eaux et Forêts. Outre 1 500 pistolets semi-automatiques  cela pourrait s’envisager dans une région comme la Casamance, soumise à un persistant trafic de bois précieux –, le contrat signé par le ministre de l’Environnement comprend aussi 1 500 fusils d’assaut.

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De quoi s’interroger sur l’affectation de ce type d’armes de guerre à des fonctionnaires qui ne sont ni des policiers ni des gendarmes ni des militaires

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Secret défense

Selon une source au fait de ce dossier au sein des instances gouvernementales, trois catégories complémentaires dépendent du ministère de l’Environnement : les agents des Eaux et Forêts, ceux des parcs nationaux et ceux des aires marines protégées. Mais lorsqu’on lui demande à quels périls ces personnels, qui se subdivisent entre agents administratifs et agents de terrain, feraient face – outre les rebelles du Mouvement des forces démocratiques de la Casamance (MFDC) – pour hériter d’un tel équipement militaire, il ne donne pour exemple que les braconniers ou les pilleurs de bois.

Le nouveau ministre de l’Environnement, du Développement durable et de la Transition écologique, Alioune Ndoye, qui a succédé à ce poste à Abdou Karim Sall au lendemain des législatives du 31 juillet, ne souhaite pas s’exprimer sur ce dossier, qu’il a découvert depuis les révélations récentes, préférant s’en remettre au porte-parole du gouvernement, Abdou Karim Fofana.

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Dans un communiqué diffusé le 27 octobre, ce dernier a quant à lui fait valoir que les autorités n’avaient pas démérité. « Le contrat dont il est question a été passé, conformément à la réglementation en vigueur. Il a été approuvé par les services compétents de l’État, sous le sceau du « secret défense », conformément aux dispositions du décret 2020-876 du 25 mars 2020 complétant l’article 3 du décret 2014 -1212 du 22 septembre 2014 portant Code des marchés publics, modifié par le décret 2022-22 du 7 janvier 2020 qui exclut du champ d’application du Code des marchés publics les travaux, fournitures, prestations de services et équipements réalisés pour la défense et la sécurité du Sénégal et classé ‘secret défense’, qui sont incompatibles avec les mesures de publicité exigées par le code des marchés publics », peut-on lire dans ce communiqué. Une justification qui, pour l’instant, ne convainc ni l’opposition ni la société civile.

Du côté de l’opposition, plusieurs députés ont déjà fait savoir qu’ils comptaient demander la mise sur pied d’une commission d’enquête parlementaire afin de faire la lumière sur ce contrat jugé opaque et disproportionné par rapport aux besoins des personnels dépendant du ministère de l’Environnement. Certains d’entre eux soupçonnent, même s’ils le formulent à demi-mot, un système de surfacturation.