[Décryptage] Pourquoi la zone CFA va pâtir de la hausse continue des taux d’intérêt en Europe
Alors que la Banque centrale européenne valide la troisième hausse de ses taux d’intérêt en moins de cinq mois, l’Afrique et la zone CFA en particulier risquent d’en faire les frais. Explications
Siège de la Banque centrale européenne, à Francfort, en Allemagne. © Wikipedia
La Banque centrale européenne (BCE) poursuit sa politique monétaire restrictive. En l’espace de quelques mois, son principal taux de refinancement est passé de 0,5 % à 2 %. Et, à en croire la présidente de l’institution financière européenne, Christine Lagarde, au lendemain de la dernière hausse, le 27 octobre, « cette augmentation sera suivie par d’autres ». L’objectif premier de cette mesure est de renchérir le coût des emprunts pour freiner la demande et, par effet domino, endiguer l’inflation – quitte à accroitre le risque de récession.
Au vu du contexte actuel, et d’après plusieurs experts interrogés par Jeune Afrique, l’utilisation de ce levier est à double tranchant : tout en permettant de maintenir l’euro à un certain niveau, il constituera un frein au développement. Pis encore, il pèsera très lourdement sur les économies les plus fragiles, notamment celles arrimées à la devise de l’UE. Comme le souligne, Clemens Graf von Luckner, économiste chercheur affilié à Sciences Po Paris, « encore une fois, l’Afrique, plus précisément la zone CFA, est la victime collatérale d’une politique monétaire extérieure ».
Une politique monétaire imposée
« En général, l’inconvénient majeur de l’arrimage à une devise est l’importation forcée de la politique monétaire qui a été élaborée pour un contexte et une zone en particulier – ici, la politique de la zone euro qui essaye de suivre la cadence de la FED s’impose dans la zone CFA. Ce qui est mauvais pour son cycle économique, car elle est inadaptée », juge Clemens Graf von Luckner. Des propos que valide et étaye Mickaël Gondrand, analyste chez Moody’s. Pour lui, la hausse des taux d’intérêt de la BCE exercera obligatoirement une pression sur la Banque centrale des États de l’Afrique d’Ouest (BCEAO) et la Banque des États de l’Afrique centrale (BEAC) pour qu’elles resserrent davantage leurs politiques monétaires.
LA BCE MET LES PAYS ÉMERGENTS FACE AU FAMEUX CHOIX DE LA PESTE ET DU CHOLÉRA.
Toutefois, et comme le précise Othman Boukrami, co-directeur de l’information et chef des négociations de TCX trading, le juste équilibre est très difficile à atteindre. « Les décisionnaires de la zone CFA essayent de trouver le juste milieu entre l’urgence d’augmenter les taux et le maintien d’un certain niveau de croissance. L’équilibre est fragile car la parité ne peut pas être mise en danger par une politique monétaire trop laxiste ».
Hausse du prix de la dette
Malgré la hausse des taux d’intérêt de la BCE, la valeur de l’euro reste inférieure à celle du dollar. « Le dollar s’apprécie vite, et l’euro ne suit plus », précise François Geerolf, professeur d’économie à University of California, Los Angeles (UCLA), en ajoutant « au moins l’euro ne se déprécie plus. Avec la hausse des taux, il se stabilise dans une certaine mesure ». La monnaie européenne, dont la valeur a diminué d’environ 11,5 % depuis le début de 2022, se maintient actuellement entre 0,97 et 0,99 euro pour 1 dollar. « Sans hausse des taux, l’euro aurait pu se déprécier d’avantage », explique le chercheur.
Une situation qui « limite quelque peu les dégâts du remboursement de la dette libellée en dollar pour tous les pays liés à l’euro », considère Clemens Graf von Luckner. Car, à chaque fois que la valeur de l’euro évolue, toutes les monnaies qui y sont arrimées font automatiquement de même. Pour rappel, le franc CFA, dont la convertibilité est garantie par le Trésor français, est arrimé à l’euro selon une parité fixe (1 euro = 655,957 F CFA).
Cependant, le coût de toute nouvelle émission de dette augmentera, lui, inéluctablement au rythme des taux d’intérêt qui ne cessent de grimper. En juillet 2022, la BCE a enregistré une hausse de 50 points, une hausse de 75 points en septembre, puis une hausse de 75 points en octobre – et l’institution située à Francfort ne compte pas s’arrêter là.
Comme en atteste l’analyste de chez Moody’s interrogé par Jeune Afrique, dans ces conditions, le marché financier se resserre de manière synchronisée et, par effet ricochet, « la hausse des coûts d’emprunt augmentera les coûts d’intérêt des gouvernements dans toute la zone CFA, ce qui aura un impact négatif sur les paramètres d’accessibilité à la dette ». Un coup de massue pour les pays africains déjà très endettés, et ayant très peu de marge de manœuvre budgétaire au lendemain de la pandémie de Covid-19.
Stagflation latente
Comme mentionné plus haut, l’objectif ultime de la BCE est de réduire la quantité de monnaie en circulation, afin de ralentir l’inflation. « En Afrique également, une augmentation des taux locaux est nécessaire. Cela pourrait affecter négativement les perspectives de croissance des pays de la zone CFA, mais il s’agira d’un mal pour un bien », estime Othman Boukrami.
Une analyse que ne partage pas François Geerolf, « le raisonnement de la BCE est obsolète au vu des circonstances ». À la lumière de ces propos, il convient de souligner que l’inflation actuelle est en majeure partie importée : ses causes sont externes et multiples. Il s’agit essentiellement de la distorsion de la chaîne de valeurs post-Covid, de la hausse des prix de l’énergie – notamment après les décisions de l’Opep+ de réduire la production –, et surtout de l’impact de la guerre en Ukraine… Or, contre cela, la BCE, et par extension la BCEAO et la BEAC « ne peuvent pas faire grand-chose », dénonce l’économiste de Sciences Po. Et d’ajouter : « en confondant inflation interne et importée, l’institution européenne légitime son action, et met les pays émergents face au fameux choix de la peste et du choléra. »
Ainsi, et conformément à un rapport du FMI datant du mois d’octobre, même en l’absence de nouvelles perturbations de l’approvisionnement, l’inflation pourrait rester plus élevée, et ce pendant longtemps. La stagflation, soit une inflation mêlée à une stagnation de la croissance, est donc le scénario le plus probable, en Europe comme en Afrique.