Burkina : la colère très calculée du capitaine Traoré
Le président de la transition n’a pas hésité à tancer la classe politique, accusée d’être responsable de la dégradation sécuritaire. Des échanges publiés sur les réseaux sociaux qui font le buzz.
Le capitaine Ibrahim Traoré assiste à la cérémonie du 35e anniversaire de l’assassinat de Thomas Sankara à Ouagadougou, le 15 octobre 2022. © OLYMPIA DE MAISMONT / AFP
La vidéo diffusée sur les réseaux sociaux dure moins de 10 minutes. L’air grave, le capitaine Ibrahim Traoré s’adresse aux hommes politiques et aux leaders des organisations de la société civile qu’il a rencontrés les 10 et 11 novembre derniers. Il y a là des visages bien connus des Burkinabè qui ont, pendant des années, participé à la gestion du pouvoir d’État.
L’air penaud
Clément Sawadogo du Mouvement du peuple pour le progrès (MPP de l’ancien président Roch Marc Christian Kaboré), Zéphirin Diabré, vieux routier de la politique burkinabè à la tête de l’Union pour le progrès et le changement (UPC), l’ancien Premier ministre Luc Adolphe Tiao, Tahirou Barry du Mouvement pour le changement et la renaissance (MCR) qui brigua un temps la magistrature suprême, ou encore Ablassé Ouédraogo, ex-ministre des Affaires étrangères, candidat à la présidentielle en 2015 et fondateur du parti Le Faso autrement… Les uns ont les bras croisés, les autres – calepin et stylo en main – écoutent l’air penaud.
« D’où viennent les terroristes ? Pourquoi le terrorisme ? commence Ibrahim Traoré. C’est nous qui avons créé cette situation ! On a tout fait pour abandonner certains peuples, on ne pense qu’à nous. On n’a aucune pitié pour les autres. » De l’absence de bitume sur « la seule route Kongoussi-Djibo » aux « ponts [qui] datent des années 1950 », en passant par le manque d’infrastructures pour traverser le fleuve Sirba, dans l’Est, tout y passe.
Le nouvel homme fort du Burkina s’agace et tape du point sur la table – littéralement. « Nous sommes responsables du malheur qui nous arrive. Si on ne change pas de manière d’être, ce n’est pas sûr que nous serons encore là, dans les salles climatisées… Tout le monde roule dans sa voiture, tout le monde vit bien, c’est la démocratie, c’est le droit, c’est tout ce que nous connaissons à Ouagadougou…Il y a des gens qui mangent l’herbe. Tant qu’on ne va pas soigner quelques maux de ce pays, il y aura toujours la révolte. »
Populisme ?
Les mots choisis et le ton utilisé ne doivent rien de hasard. Arrivé au pouvoir le 2 octobre dernier, Ibrahim Traoré veut marquer les esprits. C’est le « parler vrai » qui doit lui permettre de soigner sa popularité et de rallier l’ensemble des Burkinabè à la lutte contre le terrorisme. Dès le début de la rencontre, il a d’ailleurs prévenu ses interlocuteurs : « Je tenais à ce qu’on parle de façon franche. C’est peut-être parce qu’il n’y a pas eu de langage de vérité, que les gens ne comprennent pas ce qui se passe. »
Le président de la transition verse-t-il dans le populisme ? Dans son viseur se trouve en tout cas « la bourgeoisie » ouagalaise et bobolaise, accusée de vivre dans l’insouciance tandis que le pays menace de sombrer. « Cette guerre n’est pas uniquement une guerre des peuples hors de nos grandes villes », martèle le jeune capitaine.
Il n’est pas non plus exclu qu’il tente de donner un nouvel élan à la vaste campagne de recrutement des Volontaires pour la défense de la patrie (VDP), lancée fin octobre. Les autorités espèrent convaincre 50 000 civils de les rejoindre pour lutter contre les jihadistes, mais l’engouement est pour l’instant très modéré en dépit de la gravité de la crise sécuritaire que connaît le pays.
Stratégie improductive
Le discours a pour l’instant été bien accueilli. L’ex-député Saidou Maiga, membre du Parti panafricain pour le salut (PPS), a loué un « langage de vérité ». Abdoul Karim Sango, président du Paren, a lui salué un discours « innovant ». « Rares sont les hommes politiques à ce niveau de fonction qui accepteraient de s’indigner de cette façon, dit-il. Il met tous les acteurs politiques face à leur duplicité et responsabilité. » Réaction plus nuancée du côté de Newton Ahmed Barry, journaliste et ancien président de la commission électorale : « Président Traoré, dire la vérité aux politiques, c’est bien. Mais vous ne serez pas jugé [sur] votre degré de sincérité, mais [sur les] succès que vous allez engranger sur le terrain de la lutte contre le terrorisme », a-t-il réagi dans une tribune. Sous couvert de l’anonymat, certains observateurs de la vie politique locale vont jusqu’à qualifier d’improductive la stratégie de communication adoptée par le président.
Arrivé au pouvoir après avoir renversé le lieutenant-colonel Paul-Henri Sandaogo Damiba, le capitaine Traoré dirige une transition dont la durée a été fixée à 21 mois. Sa mission principale est la reconquête du territoire, dont le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM ou JNIM) et l’État islamique au Grand Sahara (EIGS) contrôlent des pans entiers. Près de 40 % du territoire échappe au contrôle de l’État.