Dans la filière cacao, « les États n’ont pas les moyens des politiques qu’ils affichent »

Pour l’expert François Ruf, la Côte d’Ivoire et le Ghana doivent maîtriser leur production de fèves s’ils veulent avoir une chance de remporter leur bras de fer avec l’industrie sur la rémunération des planteurs.

Mis à jour le 5 janvier 2023 à 08:47
 
 
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Des cacaoculteurs font sécher des fèves de cacao, dans la région occidentale du Ghana. © Sven Torfinn/PANOS-REA

 

 

LA GUERRE DU CACAO (3/4) – Indonésie, Ghana et maintenant Côte d’Ivoire. Cela fait plus de quarante ans que François Ruf, chercheur économiste au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), travaille sur le cacao.

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Expert du secteur, il est installé depuis 2015 (après plusieurs séjours précédemment) à Abidjan, où il dirige une équipe d’une quinzaine de personnes qui étudie les innovations des cacaoculteurs susceptibles de changer le fonctionnement de la filière de l’or brun.

Critiqué de longue date, le système actuel fait face à un nouveau coup de butoir porté par la Côte d’Ivoire et le Ghana, respectivement premier et deuxième producteurs mondiaux de fèves. L’objet de la bataille ? Faire plier l’industrie pour obtenir une meilleure rémunération des planteurs.

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Si le combat est unanimement salué, il n’en demeure pas moins très difficile, en raison du déséquilibre des forces entre les différents acteurs de la chaîne. Chances de réussite du tandem ivoiro-ghanéen, rôle des chocolatiers, émergence de nouveaux pays producteurs : l’économiste du Cirad décrypte les tensions au sein d’un secteur qui génère quelque 130 milliards de dollars (121,4 milliards d’euros) de ventes chaque année.

Jeune Afrique : Ces derniers mois, on assiste à un bras de fer entre les pays producteurs de cacao et l’industrie du chocolat sur le prix payé aux planteurs. Pour le moment, qui gagne ?

François Ruf : On peut surtout dire qui perd et, sans surprise, ce sont les planteurs. À chaque fois que la situation se tend dans le secteur, la commercialisation du cacao est plus difficile, ce qui se traduit pour les paysans par un allongement des délais de paiement. Or, la vente des fèves constituant leur principale source de revenus, cela met très vite en péril leur subsistance.

Dans ce contexte, les gagnants au niveau local sont les intermédiaires, principalement les « pisteurs », qui achètent bord champ, les directions de coopératives qui, sauf exception, défendent plus leurs propres intérêts que ceux de leurs membres, et les traitants, nom donné aux acheteurs privés, qui, disposant de trésorerie, peuvent acquérir immédiatement les fèves en imposant leur prix. En aval de la filière, cette situation profite aussi aux multinationales, qui doivent augmenter leurs profits.

Enfin, à long terme et sur un plan global, ceux qui devraient bénéficier de la situation sont les nouveaux pays producteurs de cacao.

C’est-à-dire ?

Par le passé, chaque crise a favorisé l’émergence d’un nouveau pays producteur venant concurrencer les acteurs existants, en particulier la Côte d’Ivoire et le Ghana. La Malaisie est entrée sur le marché après la flambée des cours du cacao en 1977. L’Indonésie a fait de même à la fin des années 1980 à la faveur de la bataille entre l’ancien président ivoirien Félix Houphouët-Boigny et l’industrie de l’or brun.

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Cette histoire me fait dire que l’actuel bras de fer a toutes les chances, dans les dix à quinze ans à venir, de se solder par un boom du cacao dans des pays comptant encore beaucoup de forêts, comme le Liberia, le Cameroun voire le Congo.

L’action conjointe de la Côte d’Ivoire et du Ghana, surnommée « l’Opep du cacao » et lancée en 2018, est donc un échec ?

Le fait que les deux pays se parlent et essaient d’agir ensemble est un progrès. Pendant longtemps, ces deux voisins se sont ignorés et une certaine jalousie existait entre eux, le Ghana ayant vu la Côte d’Ivoire lui ravir la place de premier producteur qu’il occupait jusqu’à la fin des années 1970. Leur alliance récente est un acquis, en même temps qu’elle envoie un signal aux multinationales. Cela dit, elle reste traversée de tensions car chacun des deux pays fait face au dilemme du prisonnier : il a intérêt à jouer collectif tout en étant tenté de tricher pour servir au mieux son propre intérêt.

Pour obliger l’industrie à mieux payer les cacaoculteurs, l’alliance a imposé en 2019 une prime de 400 dollars la tonne – le différentiel de revenu décent (DRD) – à l’achat de cacao. Quel est le bilan ?

Près de trois ans après le début de l’initiative, force est de constater que l’impact a été limité dans le temps et dans son ampleur. Notre étude récente sur le DRD et le revenu des planteurs* montre qu’il y a eu un effet positif entre novembre-décembre 2020 et janvier-février 2021, au moment où le prix d’achat officiel fixé par l’État ivoirien se montait à 1 000 francs FCA (1,50 euro) le kilo.

Passée cette période, le prix a diminué et les retards de paiement se sont accrus, entraînant une chute des revenus des cacaoculteurs dans un contexte de Covid-19, de tensions autour de la mise en œuvre du DRD mais aussi des habituels problèmes liés à l’opacité de la filière. Je fais notamment référence aux faux reçus que les coopératives et « pisteurs » font signer aux planteurs et aux tricheries structurelles sur les balances permettant à l’acheteur – « pisteurs », traitants ou coopératives – de réduire artificiellement le volume de fèves payé aux paysans d’environ 10 % à 15 % du poids, selon nos estimations.

Qu’est-ce qui manque à « l’Opep du cacao » pour remporter le bras de fer ?

Avec le DRD, on reste à la surface du problème. On se s’attaque pas au sujet de fond, à savoir la régulation de l’offre de cacao. Dans le secteur pétrolier, quand l’Opep veut réduire la quantité de pétrole sur le marché, elle ferme les robinets des gazoducs et l’effet est immédiat. Dans le domaine de l’or brun, les États ne peuvent pas « fermer le robinet » de la même façon puisqu’ils ne maîtrisent pas la production de cacao : celle-ci est réalisée par des milliers de petits paysans qui dépendent des fèves pour vivre et cherchent à maximiser leur récolte afin d’accroître leurs revenus.

LES MULTINATIONALES DISPOSENT D’OUTILS DE PRÉVISION DES RÉCOLTES BIEN SUPÉRIEURS À CEUX DES ÉTATS

Les États producteurs communiquent beaucoup sur le cacao « zéro-déforestation » tout en fermant les yeux sur la disparition des dernières forêts tropicales. Or, c’est cette déforestation massive qui génère une surproduction de cacao et fait chuter le cours mondial, entraînant l’appauvrissement des planteurs. La chute du cours mondial depuis cinquante ans relève plus de ce facteur interne à chaque pays producteur, et notamment du premier, la Côte d’Ivoire, que de supposés « chocs externes ».

À cela s’ajoute le fait que la concentration de l’industrie du chocolat, avec de multiples rachats de sociétés ces dernières années, peut aussi contribuer à renforcer un oligopole et peser sur le cours mondial.

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Sans oublier que ces mêmes multinationales disposent d’outils de prévision des récoltes bien supérieurs à ceux des États, ce qui leur permet de gérer au mieux leurs achats. Pourquoi s’obligeraient-elles à payer le cacao plus cher alors qu’elles savent qu’il sera disponible en quantité suffisante dans les prochains mois ? Résultat, sans maîtrise de l’offre, les États n’ont pas les moyens des politiques qu’ils affichent.

Est-ce que l’adhésion annoncée à l’alliance des deux autres producteurs africains de cacao, le Nigeria et le Cameroun, peut faire la différence ?

Les quatre pays réunis représentent près de 75 % de la production mondiale de fève, une position considérable. Mais le problème de la maîtrise de l’offre se pose aussi pour Abuja et Yaoundé, ce qui fait que leur arrivée ne devrait pas changer la donne… Tout en rappelant que chaque pays peut en outre être tenté de jouer sa carte à l’intérieur de l’accord.

Quelle est la solution ?

Chaque pays producteur doit effectivement contrôler ce qu’il reste de ses forêts et mettre en place une politique publique de l’offre raisonnée et progressive. Cela passe par un dialogue avec les paysans et les communautés villageoises pour les inciter à diversifier leurs cultures et leurs activités.

C’est le seul moyen de réduire la production de cacao, et ainsi de mieux la maîtriser, tout en garantissant des moyens de subsistance au monde agricole. Une fois cette stratégie étendue au niveau national, les pays pourraient alors collaborer entre eux.

L’industrie multiplie les engagements, mobilise d’importants moyens financiers et mène de nombreux programmes de durabilité. Peut-on compter sur elle pour avancer ?

Le fait que l’industrie tente d’accompagner les cacaoculteurs dans la conduite de leurs plantations paraît plutôt positif en soi. Mais il y a des contradictions. Par exemple, leur action contribue à l’utilisation croissante des insecticides et des engrais. La dépendance aux intrants chimiques, massivement importés, est-elle favorable à une cacaoculture durable ?

LE CAS DE LA BOSSÉMATIÉ DÉMONTRE QUE LA TRAÇABILITÉ DES FÈVES EST UN MYTHE

Il y a aussi beaucoup d’effets d’annonce. Sur le terrain et dans les faits, il est difficile de mesurer l’efficacité de ces programmes. Reprenons le sujet central de la protection des forêts : malgré les sommes considérables allouées à ce combat ces dernières décennies, le couvert forestier ivoirien s’est réduit comme peau de chagrin. Par exemple, la forêt pourtant classée de la Bossematié est en train de se convertir en vaste cacaoyère, attaquée à plus de 60 %, photos satellites à l’appui.

Certes, l’État est le premier responsable. Certes, les chocolatiers comme Mars, Nestlé et Hershey’s, en première ligne face aux consommateurs, mettent la pression sur leurs fournisseurs que sont les broyeurs-exportateurs comme Cargill et Barry Callebaut pour assurer la traçabilité des fèves et mieux rémunérer les planteurs. Mais ce sont des pressions de géants à géants, dans une filière où il y a beaucoup de stratégies apparentes et cachées.

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Le cas de la Bossématié démontre que la traçabilité des fèves est un mythe. Le cacao, transporté sur les têtes des femmes jusqu’à la limite de cette « réserve naturelle », transite par les motos des pisteurs jusqu’aux coopératives puis par camions jusqu’aux magasins et usines des exportateurs-broyeurs à Abidjan. Au passage, ces fèves peuvent être reconverties en cacao certifié Rainforest Alliance ou Fairtrade, les primes terminant dans les poches des dirigeants de coopératives. Cette organisation et les multiples laisser-faire qui l’accompagnent ne s’opposent-ils pas à la notion de « cacao durable » ?

* Covid-19, Différentiel de revenu décent et baisse des revenus des producteurs de cacao en Côte d’Ivoire, Cahiers Agricultures, François Ruf, 2022.