Comment la guerre des nerfs entre Ouattara et Goïta a pris fin

Après six mois de détention et au terme d’âpres négociations, les 46 derniers soldats ivoiriens arrêtés en juillet à Bamako ont regagné Abidjan le 7 janvier. Récit exclusif d’un épilogue à rebondissements.

 
Mis à jour le 27 janvier 2023 à 11:27
 
 

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LES SECRETS D’UNE AFFAIRE D’ÉTAT (3/3)

• Après celle des trois femmes, le troisième et dernier volet de notre enquête sur l’affaire des soldats ivoiriens détenus au Mali se penche sur les conditions de la libération des 46 derniers militaires.

• Au cœur des négociations facilitées par le Togo, la rédaction d’un mémorandum d’entente entre les deux pays et l’envoi d’une importante délégation officielle ivoirienne à Bamako.

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Un avion de la présidence ivoirienne se pose sur le tarmac de l’aéroport de Nioro-du-Sahel, dans l’ouest du Mali. Nous sommes le 28 septembre 2022. À son bord, Ally Coulibaly et l’homme d’affaires malien Cesse Kome Koïra, propriétaire des Radisson Blu d’Abidjan et de Bamako, et installé à Abidjan depuis plus de trente ans. Conseiller spécial d’Alassane Ouattara, le premier joue le rôle d’émissaire de l’ombre du chef de l’État. Il connaît particulièrement bien le Mali, où il est allé un nombre incalculable de fois lorsqu’il était ministre de l’Intégration. Depuis l’arrivée au pouvoir d’Assimi Goïta, il s’est rendu à plusieurs reprises à Bamako. Bien introduit dans les cercles du pouvoir malien, le second connait Ally Coulibaly depuis l’époque où ce dernier était patron de la RTI et lui journaliste.

Le discret voyage d’Ally Coulibaly à Nioro

S’ils se retrouvent ce 28 septembre dans cette ville isolée à la frontière avec la Mauritanie, c’est pour y rencontrer le chérif Mohamed Ould Cheikh Hamahoullah. Un temps proche d’Ibrahim Boubacar Keïta, cette figure incontournable de la scène politico-religieuse malienne, celui que l’on surnomme « Bouye », est respecté par la junte, vis-à-vis de laquelle il a adopté une posture plutôt conciliante. Pendant la colonisation, son père a été emprisonné à Adzopé, à quelques dizaines de kilomètres d’Abidjan. Cette histoire familiale a créé des liens entre lui et la Côte d’Ivoire.

Après une petite heure d’attente, l’homme au crâne rasé et à la barbe blanche reçoit ses deux hôtes. Il est entouré de ses enfants. L’un est chargé de faire la traduction, les autres de s’exprimer. Après un échange d’amabilités et une tirade sur les liens séculaires entre la Côte d’Ivoire et le Mali, Ally Coulibaly remet au chérif un message d’Alassane Ouattara et lui demande d’endosser le costume de médiateur.

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Cette visite a-t-elle eu un impact ? « Elle a été appréciée », juge une source au fait des négociations. Mais si ADO, en déplacement en Guinée-Bissau, annonce, le 7 octobre, qu’il y aura « très rapidement » un « heureux aboutissement », les discussions ne s’accélèrent qu’au début de novembre, quand Sadio Camara et Téné Birahima Ouattara reprennent contact par l’intermédiaire d’un ami commun. Mi-novembre, le ministre ivoirien fait parvenir à son homologue malien une version amendée du « mémorandum d’entente », l’idée étant de parvenir à un document consensuel avant de laisser le champ libre à la médiation togolaise. Les positions semblent alors se rapprocher. Les autorités maliennes tiquent encore sur deux points du document et expriment le souhait d’ouvrir des discussions à leur sujet.

 

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Le président de la transition malienne Assimi Goïta (à dr.) recevant le chef de l'État togolais Faure Essozimna Gnasingbé, le 4 janvier 2023. © Presidence Mali

 

Les échanges entre Abidjan et Bamako reprennent après le sommet de la Cedeao du 4 décembre. Réunis ce jour-là à Abuja, les présidents de la sous-région adressent un ultimatum aux autorités maliennes de la transition. Elles ont jusqu’à la fin de l’année 2022 pour relâcher les soldats sous peine d’être visées par de nouvelles sanctions.

Sadio Camara et Abdoulaye Diop demandent alors l’organisation d’une rencontre à Bamako. Dans le même temps, Robert Dussey transmet aux Ivoiriens une nouvelle version amendée du mémorandum. Elle est suffisamment consensuelle pour qu’une importante délégation s’envole pour la capitale malienne le 22 décembre. Après avoir rendu visite aux soldats, elle en finalise les derniers détails dans les locaux du ministère malien des Affaires étrangères avec Abdoulaye Maïga, Modibo Koné et Sadio Camara.

Abidjan demande notamment que le passage sur la libération des 46 soldats soit plus explicite. Un document de quatre ou cinq pages évoquant en des termes assez neutres les relations entre la Côte d’Ivoire et le Mali est finalement signé. L’article mentionnant dans les précédentes versions la présence d’opposants maliens en Côte d’Ivoire a été remplacé par une phrase affirmant l’engagement des deux pays à ne pas servir de base arrière pour déstabiliser leur voisin.

Lors des discussions précédentes, la Côte d’Ivoire avait tenté d’obtenir que les soldats soient libérés dans les mêmes conditions que les trois femmes. Impossible avaient répondu les Maliens. « Nous sommes obligés d’aller au bout de la procédure judiciaire », répètent-ils. Il en va de leur crédibilité envers leur opinion publique. Il y aura donc un procès.

Cependant, ce 22 décembre à Bamako, la délégation malienne se veut rassurante. « Les soldats passeront-ils les fêtes de fin d’année avec leurs familles ? », demande Abidjan. « Nous ferons tout pour que ce soit le cas », répondent Sadio Camara et Abdoulaye Diop. Quelques minutes plus tard, la délégation ivoirienne est reçue par Goïta. Le président de la transition évoque un malentendu et met l’accent sur la nouvelle posture du Mali, le respect de sa souveraineté. Il assure que la crise sera résolue rapidement mais ne fixe aucune date. La délégation ivoirienne repart néanmoins confiante que les soldats seront de retour d’ici au 31 décembre. De quoi faire un beau cadeau d’anniversaire à Alassane Ouattara, né un 1er janvier.

De désillusion en désillusion

Énième coup de théâtre le 30 décembre. La veille, le procès des 46 soldats s’est ouvert à huis clos devant la Cour d’assises de Bamako. Arrivés sous escorte à bord de minibus blancs, ils comparaissent – le premier jour en tenue militaire, le second vêtus de jogging à la demande du tribunal – en la seule présence de l’attaché de défense de l’ambassade de Côte d’Ivoire au Mali. Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et la Minusma sont tenus à l’écart. Malgré l’argumentaire solide de leurs cinq avocats maliens commis d’office, les militaires sont condamnés à 20 ans de prison et à une amende de 2 millions de F CFA chacun.

Dans les cercles du pouvoir ivoirien, certains tombent des nues à l’énoncé du verdict, persuadés que des peines avec sursis couvrant la période de détention des soldats seraient prononcées. Ils sont encore plus inquiets en constatant que les trois femmes libérées en septembre dernier ont été condamnées à la peine de mort et à une amende de 10 millions de F CFA chacune. Assimi Goïta les a-t-il une nouvelle fois menés en bateau ? Les autorités sont rapidement rassurées par plusieurs canaux parallèles de discussion avec la junte : les soldats seront graciés le 5 ou le 6 janvier.

Pour justifier ce délai supplémentaire, certaines sources maliennes affirment alors qu’une grâce ne peut être prononcée que trois jours après l’énoncé d’une sentence. D’autres expliquent que la transition tenait absolument à libérer les soldats après l’ultimatum de la Cedeao. Un énième pied-de-nez à son président en exercice, Umaro Sissoco Embalo.

Vendredi 6 janvier, vers 21h30, Alassane Ouattara reçoit un coup de fil de son frère Téné Birahima Ouattara. C’est fait, un communiqué du gouvernement de transition vient d’officialiser la grâce des 49 soldats. Les 46 hommes fouleront le sol ivoirien vingt-quatre heures plus tard. Toute la région peut pousser un grand ouf de soulagement. « Je suis épuisé par cette affaire », confie ce soir-là l’un des artisans de l’heureux dénouement.

 

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Retrouvailles entre un soldat ivoirien et ses proches, à Abidjan, le 7 janvier 2023. © SIA KAMBOU/AFP




Reste que cet épisode inédit des relations entre la Côte d’Ivoire et le Mali va laisser des traces. Officiellement, ADO a exprimé la volonté de tourner la page rapidement. Le 24 décembre, il a décroché son téléphone pour inviter Assimi Goïta à faire une visite officielle à Abidjan une fois la crise résolue. Une invitation renouvelée lors d’un autre appel, le 9 janvier, au cours duquel le président de la transition malienne s’est, comme à son habitude, montré fort peu loquace.

Preuve que la méfiance perdure, les autorités de transition refusent pour le moment de restituer les armes saisies lors de l’arrestation des 49 soldats – 17 fusils d’assaut TA VOR, 6 Galil [deux armes de fabrication israélienne], 9 Kalashnikov et 13 pistolets automatiques. Une prise de guerre qui ne dit pas son nom.

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Réputé pour avoir la rancune tenace, Alassane Ouattara passera-t-il l’éponge ? Lui qui n’est pas du genre à laisser ses émotions prendre le dessus a été particulièrement éprouvé par ce bras de fer. Six mois pendant lesquels il sera allé de désillusion en désillusion, accumulant des nuits d’insomnie, mené en bateau, parfois humilié, par un quarteron de colonels, pour certains de quarante ans ses cadets. S’exprimant le 7 janvier à minuit au retour de ses soldats, Ouattara s’est d’ailleurs bien gardé de mentionner le nom d’Assimi Goïta. Il a en revanche appelé à la tenue d’« élections démocratiques et constitutionnelles dès l’année prochaine ».


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