Teju Cole dans les pas de James Baldwin
À soixante ans de distance, deux auteurs majeurs de la littérature afro-américaine livrent leur réflexion sur le racisme et l’identité noire américaine.
Leukerbad 1951/2014
Un étranger au village, suivi de Un corps noir
de James Baldwin et Teju Cole
Traduit de l’anglais (américain) par Marie Darrieussecq (Un étranger au village) et Serge Chauvin (Un corps noir)
Zoé, 80 p., 15 €
C’est un livre fort et concis, un jeu de miroirs entre deux paroles puissantes, distantes de plus de soixante ans et dont la mise en regard immédiate confère à l’une et l’autre une intensité inédite. D’abord, les mots rageurs de James Baldwin, écrits en 1951 depuis un village isolé aux confins de la Suisse, où il subit quotidiennement des actes de racisme. Plus loin, ceux de Teju Cole, parti en 2014 sur les traces de Baldwin, tandis qu’aux États-Unis se déroulent les émeutes dites de Ferguson, après que des policiers ont abattu un jeune homme noir. Deux approches des ressorts du racisme qui s’éclairent l’une l’autre, se poursuivent et résonnent.
À l’été 1951, James Baldwin séjourne à Leukerbad, en Suisse, où il achève à 27 ans l’écriture d’un premier roman fondateur et autobiographique, La Conversion. Son passage dans ce village de montagne isolé lui inspira également Un étranger au village, repris dans le recueil Chroniques d’un enfant du pays, en 1953. Mais « si Leukerbad fut sa chaire, l’Amérique était sa paroisse », écrit plus tard Teju Cole : par la relation du racisme primaire dont il est victime, Baldwin « s’ouvre bientôt à d’autres enjeux et à une autre voix, pour examiner, en un retournement radical, la situation raciale aux États-Unis dans les années 1950 ».
« Ce monde n’est plus blanc et il ne sera plus jamais blanc »
Le héraut du mouvement intégrationniste y dissèque avec mordant les forces à l’œuvre dans la définition, et la négation, de l’identité noire américaine, prise au piège d’un métissage mal assumé – bien éloignée de la question coloniale qui taraude l’Europe et placerait la question noire dans une lointaine abstraction : « Aucune route, aucune, ne ramènera les Américains vers la simplicité de ce village européen où les hommes blancs jouissent encore du luxe de me voir comme un étranger. En réalité, je ne suis plus un étranger pour aucun Américain vivant. Une des choses qui distinguent les Américains des autres peuples, c’est qu’il n’existe aucun autre peuple à avoir été aussi profondément engagé dans la vie des hommes noirs, et vice versa. (…) ce monde n’est plus blanc et il ne sera plus jamais blanc. »
Pourtant, tandis que Baldwin place la question civilisationnelle comme ferment d’exclusion, tandis qu’il se révèle tourmenté par la fragile « filiation » culturelle avec l’Occident, Teju Cole dans Un corps noir refuse tout sentiment d’aliénation et de dévalorisation. Son pas de côté est admirable, qui refuse « la négation de soi » à laquelle Baldwin se sentait condamné : « Bach, dans sa profonde humanité, est bien mon héritage », assure-t-il, arguant encore : « Je peux très bien m’opposer au suprémacisme blanc et goûter malgré tout l’architecture gothique. »
La colère de Baldwin, « qui s’élève de ses pages comme une vapeur brûlante », objectivée par Cole, ne s’en trouve pas pour autant apaisée. Par une prose discursive, ce dernier déplace la question raciale aux États-Unis de l’enjeu culturel vers celui du « corps noir », victime de racisme systémique, sous le joug des violences policières à répétition. Lui-même reste confronté au racisme, fut-il davantage diffus – « être un étranger, c’est être regardé, mais être noir, c’est être regardé entre tous. » Rejoignant son aîné, il appelle à l’extrême vigilance : « Les gens qui ferment les yeux sur la réalité n’invitent qu’à leur propre destruction, et quiconque s’efforce de rester dans un état d’innocence longtemps après que cette innocence est morte se transforme lui-même en monstre. »