Il y a 12 ans, Fukushima

La romancière et artiste ivoirienne Véronique Tadjo donnait une conférence à l’université de Tokyo, à l’occasion de la publication de son ouvrage, « L’ombre d’Imana », en japonais. Elle s’est rendue à Fukushima. Voici son regard, 12 ans après la catastrophe.

Mis à jour le 11 mars 2023 à 16:06

 
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Par Véronique Tadjo

Écrivaine et peintre franco-ivoirienne, auteure de l'ouvrage « En compagnie des hommes » sur l'épidémie d'Ebola de 2014.

 

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Des moines bouddhistes récitent un sutra pour les victimes du tremblement de terre et du tsunami sur la plage de Shinchi, préfecture de Fukushima, le 10 mars 2023. © Kentaro Tominaga/Yomiuri Shimbun via AFP

 

Le 11 mars 2011 à 14h46 au Japon, un tremblement de terre de magnitude 9,1 dont l’épicentre se trouvait dans les profondeurs de l’océan Pacifique, s’est produit à 72 km au large des côtes du nord-est du pays. Ce séisme a duré environ six minutes. Il été ressenti jusqu’à Pékin.

Tsunami et explosion

Quelques minutes après, le tremblement de terre a causé un tsunami dont les vagues se sont abattues jusqu’à 10 km à l’intérieur des terres, détruisant partiellement ou totalement de nombreuses villes et zones portuaires. Ce tsunami est à l’origine de plus de 90 % des morts et disparus (environ 20 000), ainsi que de l’essentiel des dégâts matériels survenus durant cette journée.

Le 13 mars, une explosion du bâtiment externe du réacteur 1 a lieu dans la première centrale de la région, celle de Fukushima Daiichi, suivie d’une autre, le 14 mars au matin, au niveau du toit du réacteur 3, puis une nouvelle, le 15 mars cette fois-ci concernant la structure externe du réacteur 2.

Outre la centrale de Fukushima Daiichi qui a subi le plus de dommages, une autre centrale, Fukushima Daini, située à quelques dizaines de kilomètres de distance a aussi été touchée. Mais les dégâts ont pu être contrôlés. Par ailleurs, deux autres centrales nucléaires ont été exposées, celles d’Onagawa et de Tokai. En tout, ce sont quatorze réacteurs, les plus proches de l’épicentre, qui ont été exposés au tremblement de terre et au tsunami.

Accident nucléaire

L’accident nucléaire a nécessité l’évacuation immédiate des habitants de la zone à cause des émissions radioactives de la centrale endommagée, où les cœurs de trois réacteurs avaient fondu. Cette évacuation s’est faite dans un périmètre de 20 kilomètres autour de la centrale. Près de 110 000 habitants ont été évacués par les autorités, ainsi que 30 000 autres situés à 10 km autour de la centrale de Daini. La zone d’évacuation autour de la première centrale est devenue une zone interdite à la population.

SEUL UN TRÈS PETIT NOMBRE D’ANCIENS RÉSIDENTS ONT SOUHAITÉ REVENIR

Aujourd’hui, douze ans plus tard, dans la préfecture de Fukushima, certaines parties des zones interdites d’habitation vont être rouvertes. Les restrictions d’entrée ont été assouplies, et certains habitants ont commencé à retourner vivre dans leurs maisons au titre d’ « hébergement préparatoire ».

Néanmoins, la réalité est que seul un très petit nombre d’anciens résidents ont déclaré souhaiter revenir. En effet, l’archipel du Japon se trouve dans une zone sismique et volcanique très active. Il est situé sur la ceinture de feu du Pacifique à la jonction de trois plaques tectoniques. Le pays est régulièrement touché par des tremblements de terre et soumis à de strictes normes de construction parasismiques afin que les bâtiments soient capables de résister à de fortes secousses. Les anciens habitants se demandent si une autre catastrophe pourrait se reproduire. Pas plus tard que le 16 mars 2022, un tremblement de terre important a eu lieu au large de la préfecture de Fukushima.

Eau radioactive

Depuis l’accident nucléaire, le démantèlement et la décontamination du site se poursuivent et devraient durer entre 30 à 40 ans.

Il est maintenant question de rejeter en mer des eaux traitées issues de la centrale nucléaire, une fois débarrassées de la plupart des substances radioactives. Car les eaux utilisées tous les jours pour refroidir le combustible fondu, ainsi que l’eau de sources souterraines ou de pluie s’accumulent. Cette eau contaminée est traitée et ensuite stockée dans un millier de cuves. Problème : elles atteignent leur capacité maximale. Il n’y a maintenant plus de place et dans quelques mois, le Japon va opérer des rejets dans la mer.

LES ANTINUCLÉAIRES ESTIMENT QUE PAR LEUR STRUCTURE MÊME, LES CENTRALES ÉCHAPPENT AU CONTRÔLE HUMAIN

Malgré le traitement, il y demeure une substance radioactive en petite quantité, le tritium, inséparable de l’eau. Dans un laboratoire au sein de la centrale, 90 000 échantillons d’eau traitée sont analysés chaque année, pour préparer la dilution dans la mer. Après un deuxième traitement, l’eau sera rejetée par un tunnel d’1 km de long, construit à 16 m de profondeur. Le rejet prendra alors au moins 30 ans. Juste avant de rejoindre le Pacifique, l’eau sera diluée une dernière fois dans de grandes piscines d’eau de mer.

Impact sur la vie marine

L‘inquiétude est grande dans une partie de la population. Notamment chez les pêcheurs de Fukushima, dans le port d’Onahama, à 60 km de la centrale. Ils ont déjà vu leur production passer de 25 000 tonnes de poissons par an avant 2011, à environ 5 000 tonnes. Tout est surveillé : après la pêche quotidienne, un poisson de chaque espèce est analysé dans un laboratoire du port. Les autorités affirment que la dose de tritium rejetée ne sera pas dangereuse. Les écologistes sont également préoccupés par l’impact sur la vie marine.

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Selon les scientifiques favorables à l’énergie nucléaire, son grand avantage est que la production électrique est faiblement émettrice de gaz à effet de serre. La fermeture des centrales nucléaires opérationnelles serait un frein à la limitation à 2°C du réchauffement climatique. Certains experts estiment d’ailleurs qu’il n’y a pas de preuves scientifiques que l’énergie nucléaire serait plus dommageable pour la santé ou l’environnement que d’autres technologies de production d’électricité. Le stockage des déchets radioactifs dans la terre à de grandes profondeurs, est considéré comme une méthode sûre. Cependant, même quand une centrale nucléaire est mise à l’arrêt, il faut toujours maintenir le refroidissement. Une quantité considérable de chaleur (puissance résiduelle) est dégagée par les résidus du combustible nucléaire et il faut éviter à tout prix sa fusion.

Mouvement antinucléaire

Longtemps un des leaders mondiaux du nucléaire civil, le Japon connait depuis la catastrophe nucléaire de Fukushima un fort mouvement antinucléaire. Le mouvement antinucléaire militaire japonais est né en 1945, après les bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki. Pour les antinucléaires, ces bombardements, qui ont surtout tué des civils n’auraient pas dû avoir lieu. Ils luttent contre la guerre et les armes atomiques à travers le monde.

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En ce qui concerne le mouvement contre l’industrie nucléaire civile au Japon, il a vraiment commencé dans les années 1970 après l’accident nucléaire de Tchernobyl (Ukraine, 1986) puis avec le développement de l’industrie nucléaire dans le pays. Pour les antinucléaires, la réalité est que de nombreuses personnes souffrent encore des effets du désastre de Fukushima et que cela va se prolonger encore pendant des décennies. La probabilité que des catastrophes surviennent de nouveau ne peut être exclue. Et, pour eux, cette éventualité rend leur existence inacceptable. Ils estiment que par leur structure même, les centrales échappent au contrôle humain.

Problèmes insolvables

Tous les ans, le 11 mars, dans la préfecture de Fukushima, des cérémonies de commémoration se tiennent au niveau collectif et personnel. D’une manière générale, il y a un manque d’information au Japon et dans le reste du monde sur les défis auxquels la région de Fukushima continue à faire face car cela dépasse l’entendement. Les résidents ont l’impression qu’il reste des problèmes insolvables et se sentent impuissants face aux décisions prises en haut lieu. Que vont-ils laisser en héritage à leurs enfants ?

Quand les habitants de la ville de Tomioka, située dans le périmètre interdit, ont été évacués, ils ont dû tout abandonner : habits, objets personnels, mobilier, jouets. Leurs maisons, les boutiques, les bureaux sont restés en l’état. À travers les vitres, on peut voir aujourd’hui encore des habits qui pendent sur les cintres dans les chambres, des vélos et des trottinettes rouillés dans les cours, des hautes herbes qui ressemblent à de la paille recouvrant les parkings, des supermarchés avec leurs marchandises restées sur les rayons. Une ville fantôme.

Beaucoup d’animaux domestiques ont été abandonnés sur place dans l’urgence et le manque de place. Certains maîtres ont pensé à enlever leur chaîne et à les libérer mais d’autres ne l’ont pas fait. Les bêtes sont mortes de faim dans la ville déserte ou ont attrapé des cancers.

Des pertes estimées à 210 milliards de dollars

Depuis l’accident nucléaire, Il y a beaucoup de travaux de décontamination. Des travailleurs-techniciens sont venus pour s’occuper de la centrale. À une époque, chaque jour, des milliers de camions circulaient pour ramasser la terre contaminée dans de grands sacs noirs qui étaient ensuite déposés sur un vaste terrain préparé à cet effet. Les travailleurs sont bien payés. Certains sont venus pour l’argent, d’autres pour aider.

AVEC LA GUERRE EN UKRAINE, POUR LA PREMIÈRE FOIS DEPUIS LONGTEMPS, NOUS REPENSONS À LA MENACE NUCLÉAIRE

La catastrophe est vue par les gens de la région comme une injustice, alors que le reste du pays fonctionne normalement. La vie a du mal à reprendre. Il n’y a plus de joie. Ils sont hantés par 2011. La reconstruction nécessitera encore plusieurs décennies et son coût en fait déjà la catastrophe la plus onéreuse de tous les temps. On estime les pertes économiques à 210 milliards de dollars.

Vulnérabilité des centrales et guerre en Ukraine

Avec la guerre en Ukraine, pour la première fois depuis longtemps, nous repensons à la menace nucléaire. En cas d’intensification du conflit qui entre dans sa deuxième année, la vulnérabilité des centrales est un danger majeur. En effet, en situation de conflit, les centrales nucléaires sont particulièrement vulnérables à des attaques.

Nous sommes tous concernés. Nous avons l’impression d’être impuissants face à la menace d’une troisième guerre mondiale. Dans ce sens-là, la catastrophe de Fukushima nous apprend beaucoup sur les choix que nous pouvons faire pour l’avenir.