Au Tchad, Delphine Djiraïbé, infatigable combattante

Engagée dans la défense des droits de l’homme sous la présidence d’Idriss Déby Itno puis sous celle de son fils, Mahamat Idriss Déby Itno, l’avocate réclame l’ouverture d’une enquête internationale sur les événements du 20 octobre 2022.

Mis à jour le 1 avril 2023 à 10:55
 
 
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Delphine Djiraïbé, à Paris, le 16 mars 2023. © Damien Grenon pour JA

 

Plus de trente années se sont écoulées, mais l’émotion est toujours aussi forte. Delphine Kemneloum Djiraïbé se souvient comme si c’était hier du 1er décembre 1990, du coup d’État du général Idriss Déby Itno, de la fuite de Hissène Habré et de ce moment où l’on a découvert l’ampleur des exactions commises sous son règne. « Les prisons de la Direction de la documentation et de la sûreté [DDS] se sont ouvertes, et j’ai assisté à des scènes horribles », se souvient l’avocate, qui, le 16 février 2023, a reçu le Prix Martin-Ennals, destiné à récompenser les défenseurs des droits humains.

La peau et les os

En cette fin d’année 1990, le monde découvre avec effarement la « piscine », cet ancien bassin dans lequel des cellules ont été aménagées. Elle jouxte la villa coloniale qui sert de siège à la DDS. Les proches des prisonniers politiques accourent pour tenter de les sauver. « Certains étaient morts, il y avait des cadavres en état de décomposition avancée, raconte Delphine Djiraïbé. On a fini par retrouver un de mes amis, et on a dû le porter comme un bébé jusqu’à chez lui. Il avait la peau collée sur les os. »

Cet événement forgera la détermination à toute épreuve de l’avocate. Trente ans plus tard, Delphine Djiraïbé nous reçoit dans les locaux de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), à Paris. Inquiétée à plusieurs reprises au cours de sa carrière par les régimes tchadiens successifs, elle réside toujours à N’Djamena et s’est engagée dans un nouveau combat : elle réclame l’ouverture d’une enquête internationale sur les manifestations du 20 octobre 2022, qui ont fait plus de cinquante morts.

Originaire du sud du Tchad, Delphine Djiraïbé grandit et obtient son baccalauréat à Moundou, à quelques dizaines de km des frontières camerounaise et centrafricaine. Au milieu des années 1980, elle décide de suivre sa sœur et son beau-frère, diplomate, à Brazzaville. Elle y étudie le droit, et y vit pendant cinq ans.

Habré et sa main de fer

Projet pétrolier de Doba

La militante n’est elle-même réellement inquiétée qu’un an plus tard, lors de la Conférence nationale souveraine, réunie en janvier 1993. Des hommes armés frappent à la porte d’une femme qui habite le même quartier qu’elle et porte le même prénom. « Quand ils sont partis, une connaissance est venue me dire de me mettre à l’abri. » Se sentant menacée, Delphine Djiraïbé se fait systématiquement accompagner par deux évêques lors de ses allers-retours au Palais du 15-janvier, où se déroule la Conférence.

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L’avocate poursuit son combat. En 2000, le président Idriss Déby Itno met sur pied le projet pétrolier de Doba, en partie financé par un prêt de la Banque mondiale. Le chef de l’État veut faire construire un oléoduc entre le Cameroun et le Tchad, et mettre en valeur un gisement pétrolier exploité par Shell, Total, Petronas et Chevron. Coût estimé : 3,7 milliards de dollars. Opposée aux modalités de ce projet, Delphine Djiraïbé dénonce l’insécurité ambiante, la présence de groupes rebelles armés dans le Nord et la « faiblesse de l’État face à la corruption ».

« Le président a jugé cela inadmissible et a mené une campagne contre moi. Il a invité publiquement les pauvres à venir habiter chez moi, puisque je faisais obstacle à un projet censé aider à réduire la pauvreté. » Sur les conseils de son entourage, Djiraïbé quitte N’Djamena pour Washington, où elle travaillera pendant deux ans en tant que juriste associée. Le projet, lui, est adopté avec le soutien de la Banque mondiale, mais Shell et Total s’en sont retirés. « Idriss Déby Itno a eu son argent, qui a servi à acheter des armes pour faire la guerre », affirme l’avocate.

Depuis la mort d’IDI, « la situation a empiré »

Le 20 octobre 2022, dix-huit mois après l’arrivée de Mahamat Idriss Déby Itno au pouvoir, plusieurs manifestations sont organisées pour protester contre la prolongation de la transition. Les affrontements entre les manifestants et les forces de l’ordre font au moins cinquante morts, selon les autorités. Delphine Djiraïbé y assiste depuis son domicile, au cœur de N’Djamena. « Certains manifestants ont trouvé refuge chez moi, et j’ai ramassé cinq étuis de bombes lacrymogènes jetées directement sur ma maison. »

Depuis, elle ne cesse de dénoncer les exactions commises ce jour-là. « Le fils de mes voisins, âgé de 24 ans, a été abattu. Il venait de rentrer au Tchad après avoir fini ses études. On lui a déconseillé d’aller manifester, mais il croyait en des marches pacifiques. On l’a poursuivi jusque dans une concession. Là, il s’est caché sous un lit. Il a reçu quatre balles », raconte l’avocate, qui met en cause les forces de l’ordre.

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Dans son rapport, la Commission nationale des droits de l’homme (CNDH) fait état de 128 décès, de 12 disparitions et de 518 blessés. Des chiffres encore en-deçà de la réalité, selon Delphine Djiraïbé, pour qui ce rapport a tout de même le mérite de réclamer l’ouverture d’une enquête internationale – dont la Tchadienne dit souhaiter qu’elle soit placée sous l’égide de l’ONU.

Depuis la mort d’Idriss Déby Itno, en avril 2021, et l’accession de son fils à la présidence, « la situation a empiré pour les défenseurs des droits humains, soutient Djiraïbé. Beaucoup ont quitté le pays, mais ceux qui, comme moi, sont restés l’ont fait parce qu’ils n’avaient pas le choix. Il faut s’engager, toujours ».

Son credo : des élections libres et l’établissement d’un État fédéral. « La volonté d’organiser des scrutins crédibles n’existe pas, sinon on n’aurait pas torpillé le dialogue pour rendre Mahamat Idriss Déby Itno éligible », poursuit-elle, critiquant les concertations qui se sont achevées en octobre 2022 et y voyant la preuve que le pouvoir est « cloisonné de l’intérieur ».

« Au Tchad, quand vous ne faites pas allégeance, vous ne pouvez garder la tête hors de l’eau », résume-t-elle, en soulignant le rôle de la France, « soutien indéfectible du système au pouvoir ». Seul chef d’État occidental à avoir assisté aux obsèques d’Idriss Déby Itno, Emmanuel Macron a reçu son successeur à l’Élysée au début de février 2023. Pour Delphine Djiraïbé, c’est avec la population tchadienne, et non avec le président de la transition, que Paris doit dialoguer directement. « Faute de quoi et à ce jeu-là, la France risque gros, et ce qu’elle veut éviter risque d’arriver : la Russie prendra sa place. »