Que retenir du « Sankarisme » économique ?, par Joël Té-Léssia Assoko

Le messianisme du capitaine-président burkinabè a éclipsé le pragmatisme – voulu ou subi – de ses années au pouvoir. Quelle part de l’héritage conserver ?

Mis à jour le 1 mai 2023 à 10:14

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Par Joël Té-Léssia Assoko

Joël Té-Léssia Assoko est journaliste spécialisé en économie et finance à Jeune Afrique.

 

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Joël Té-Léssia Assoko © JA

 

 

ÉDITORIAL – Débarrassées de leur gangue gauchiste et marxisante, les intuitions de Thomas Sankara en économie préfigurent l’une des plus originales théories modernes du développement. C’est l’approche dite des « capabilités » ou des « libertés substantielles » formalisée par le Nobel d’économie Amartya Sen bien des années après le début de l’épopée Sankara. Celle-ci a démarré réellement il y a quarante ans, lorsqu’il est démis le 17 mai 1983 de la primature, puis mis aux arrêts, avant d’accéder dix semaines plus tard à la présidence.

Dans « Development As Freedom » (Le développement comme liberté*) paru en 2000, l’économiste indien définit comme atouts (moyens de promouvoir) et attributs (éléments consubstantiels) du développement certaines « capacités élémentaires », telles que « la capacité à éviter des privations comme la famine, la sous-alimentation, la morbidité évitable et la mortalité prématurée, ainsi que les libertés associées à l’alphabétisation et au calcul, à la participation politique et à la liberté d’expression ». C’est par la promotion – d’une partie au moins – de ces capacités que le Burkina de Sankara va à contre-courant de son époque.

Inversion des priorités

En 1983, le Conseil national révolutionnaire arrive aux commandes d’un pays dans lequel  tant pendant l’époque coloniale que durant la vingtaine d’années d’indépendance – les programmes de développement du capital humain « n’ont jamais été une priorité et ont été systématiquement sous-financés », selon une étude des économistes burkinabè Kimseyinga Savadogo et Claude Wetta. En 1960, le pays compte un médecin pour 100 000 personnes et le taux d’alphabétisation est de seulement 2 %. Autre legs faramineux de l’administration coloniale – toute dévouée comme on sait au « rôle positif de la présence française outre-mer » – : une boucherie, deux boulangeries, une installation d’égrenage de coton et un site de fabrication de sodas. Et ce dans un pays comptant alors cinq millions d’habitants…

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En vingt ans, les investissements dans le capital humain restent dérisoires. Dans les années 1970, le taux d’alphabétisation des adultes au Burkina atteint à peine 9 %. À une époque où le monde du développement vacille avec une grave crise des balances de paiement et d’endettement frappant les pays du Sud, confrontés à l’essoufflement des politiques de « substitution des importations » et aux prémices de ce qui deviendra le « Consensus de Washington », l’administration Sankara défie la tendance aux coupes sociales.

Le gouvernement Sankara applique certes une brusque politique d’austérité à une administration publique surpayée, absorbant alors en salaires jusqu’à 60 % des dépenses de l’État. Même après les purges appliquées par le gouvernement Sankara, en 1987, un fonctionnaire burkinabè percevait en moyenne 119 000 F CFA par mois, contre 69 000 F CFA et 38 000 F CFA respectivement pour ses homologues malien et tchadien.

« LE MYTHE DU PAYS REBELLE ET AUTONOME EST UNE IMMENSE FARCE. »

Mais les économies réalisées, ainsi que la relance de l’agriculture locale et du secteur minier, permettent en partie de dégager des ressources supplémentaires, qui sont investies dans le capital humain du pays. Entre 1983 et 1987, les dépenses en éducation doublent à 13,3 milliards de F CFA. Sur cette période, le nombre d’écoles primaires et secondaires, et d’universités croît de moitié. Les investissements dans la santé passent de 2,3 milliards à 4,1 milliards de F CFA. Durant cette période, le nombre d’infirmeries est multiplié par six. Le pays passe de cinq à neuf hôpitaux régionaux, de 250 à près de 400 dispensaires et maternités.

Un gouvernement ultra-pragmatique

Là s’arrêtent les faits et débute la légende. S’il est vrai qu’un programme d’ajustement signé avant la « révolution » avec le FMI et la Banque mondiale n’est pas appliqué, le mythe du pays rebelle et autonome est une immense farce que l’assassinat de 1987 a consacré en évangile.

C’est sur les recommandations de la Banque mondiale que l’administration Sankara rabote les subventions aux engrais, ont noté les professeurs Kimseyinga Savadogo et Claude Wetta. C’est également cette institution qui finance les centres de formation pour jeunes agriculteurs et contribue, avec l’Unesco, au projet de réforme de l’éducation au coût de 23 millions de dollars en 1984. Ce sont les agences des Nations unies qui ont financé le vaste programme de 120 millions de dollars pour l’éradication de l’onchocercose. La fameuse campagne de « vaccination commando » de 1985 est réalisée avec des vaccins achetés par l’OMS.

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La relance du secteur minier, qui permet aux exportations d’or de tripler à 74 milliards de F CFA entre 1983 et 1987, est due essentiellement aux investissements du grand capitalisme tant honni. Malgré les rodomontades du capitaine à la tribune de l’ONU, le pays continue sans broncher de payer sa dette, avec des remboursements sur intérêts passant de 11 millions de dollars en 1983 à 19 millions en 1987. Enfin, que cela soit du fait du capitaine-président ou sous la pression des événements et de son gouvernement, dans les faits, l’ultra-pragmatique Burkina de Sankara continue de percevoir – quitte à broncher en public – près de 14 % de son PIB en aide internationale, principalement des États-Unis et de la France.

« LA SEULE VRAIE RÉVOLUTION RÉUSSIE PAR THOMAS SANKARA : AVOIR REMIS L’HUMAIN AU CŒUR DU DÉVELOPPEMENT. »

Il est aujourd’hui impossible de séparer la légende des faits, quand chaque apprenti révolutionnaire – de l’opposition sénégalaise aux Economic Freedom Fighters sud-africains – et altermondialiste en manque de publicité se proclame héritier du capitaine-président. Les étranges mouvements de ju-jitsu géopolitique appliqués par le dirigeant burkinabè – bras d’honneur et main tendue aux mêmes partenaires internationaux – ne devraient pas éclipser la seule vraie révolution réussie par Thomas Sankara : avoir remis l’humain au cœur du développement. C’est plus qu’assez. Laissez-le maintenant reposer en paix.

* Publié en français sous le titre Un nouveau modèle économique : développement, justice, liberté, Éditions Odile Jacob, 2000.