Alioune Ndao, l’ancien magistrat qui se dresse contre Macky Sall

L’ex-procureur spécial de la Cour qui a condamné Karim Wade est candidat à la présidentielle de 2024. Alors que le pays est encore agité par la condamnation de l’opposant Ousmane Sonko, il dénonce le manque d’indépendance de la justice.

Par  - à Dakar
Mis à jour le 13 juin 2023 à 18:06
 

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Alioune Ndao, l’ex-procureur spécial de la Cour qui a condamné Karim Wade est candidat à la présidentielle de 2024. © Annika Hammerschlag pour JA

 

Dans le débat qui agite l’actualité politique sénégalaise, il est en terrain connu. Depuis que le procès d’Ousmane Sonko s’est ouvert le 16 mai dernier, Alioune Ndao est fréquemment cité par la presse sénégalaise. Invité à se prononcer sur les arguties judiciaires liées aux déboires de l’opposant et à donner son expertise sur la légalité des décisions prises par ses anciens collègues magistrats, il répond toujours présent.

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Alioune Ndao en est convaincu : la justice de son pays n’est pas indépendante. « On a beau vouloir être indépendants, le système actuel dont profite le régime ne permet pas un magistrat de l’être. C’est le principal frein de la justice », déplore-t-il.

Alioune Ndao s’était fait connaître en acceptant, en 2012, le poste exposé de procureur spécial de la Cour spéciale contre l’enrichissement illicite (CREI), celle-là même qui condamnera trois ans plus tard Karim Wade à six ans de prison ferme. Presque dix ans ont passé. Débarrassé de son obligation de réserve depuis qu’il a pris sa retraite, le voici candidat déclaré à la présidentielle de février 2024. « Ce projet, cela fait dix ans que je le mûris », glisse l’ancien magistrat, qui a reçu Jeune Afrique en mai dernier dans le bureau de son cabinet de conseil, en banlieue dakaroise.

Refus du dialogue

Son Parti pour la justice, la démocratie et le développement (PJ2D) Ande Doxal Deug a été créé en 2021. Comme une centaine d’autres organisations politiques et de la société civile, il a rejoint le F24, une plateforme qui conteste au président Macky Sall la possibilité de briguer un troisième mandat. Lui aussi a refusé de participer au dialogue politique lancé par le chef de l’État, le 31 mai. « Toute l’opposition significative a dit non, affirme-t-il. Je soupçonne Macky Sall de vouloir se fonder sur le dialogue pour annoncer sa candidature. À huit mois de la fin de son règne, il n’a qu’à commencer à dire au revoir aux Sénégalais. »

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L’ex-magistrat a suivi avec attention le jugement rendu par la chambre criminelle du tribunal de Dakar, qui a condamné le 1er juin Ousmane Sonko à deux ans de prison ferme pour « corruption de la jeunesse ». « J’ai été surpris comme tout le monde de voir que les juges ont abandonné le terrain du viol pour atterrir sur le proxénétisme », dit-il.

La requalification des faits ne pose aucun problème légal, concède l’ancien magistrat. Mais l’infraction retenue « ne tient pas la route », dit-il. « Le juge aurait fondé l’infraction sur l’existence de rapports sexuels répétés, or cette déclaration relève uniquement des déclarations de la victime, car aucune expertise médicale n’a confirmé l’existence des rapports sexuels. Il y a dans cette affaire un doute manifeste qui aurait du bénéficier à l’accusé. »

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Les déboires judiciaires d’Ousmane Sonko sont, à l’en croire, un nouveau signe que l’exécutif« ne se soucie que de ses propres intérêts ». La tension est certes retombée après plusieurs jours de violence, mais Alioune Ndao dit craindre une « situation instable » si Macky Sall devait se représenter et Ousmane Sonko être arrêté.

Sous les feux des projecteurs

Il se livre aussi sur ce qui fut sans nul doute le rôle le plus exposé de sa vie de magistrat : de mai 2012 à novembre 2014, il fut le procureur de la CREI. Une Cour ressuscitée par Macky Sall tout juste après son élection, qui a eu dans son viseur plusieurs barons du Parti démocratique sénégalais (PDS) d’Abdoulaye Wade. Le premier d’entre eux, accusé de s’être servi allègrement dans les deniers publics, fut le fils de l’ancien président. C’est Alioune Ndao qui sera chargé de mener l’instruction contre l’ancien « ministre du Ciel et de la Terre ».

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« C’était un poste délicat, raconte-t-il. Il s’agissait d’enquêter sur des personnalités politiques fortunées et qui connaissaient très bien l’État. » Il précise qu’il n’a « jamais postulé » pour ce rôle le plaçant sous les feux des projecteurs, mais qu’il acceptera immédiatement.

Rien ne le prédisposait à remplir cette fonction. Il a commencé comme tailleur, puis a exercé douze ans dans la police nationale – qu’il sera forcé de quitter après s’être blessé accidentellement avec une grenade. Pour son premier poste en tant que substitut du procureur, il choisit le tribunal régional de Kolda, en Casamance, loin de son Kaolack natal. « Pour une fonction judiciaire aussi délicate, quand vous débutez, mieux vaut aller là où personne ne vous connaît. »

Dix ans plus tard, Alioune Ndao gagne la capitale. Il officie en tant que conseiller technique au ministère de la Justice sous la présidence d’Abdoulaye Wade, avant de devenir substitut général, puis avocat général près la Cour d’appel de Dakar.

Enquêtes parallèles

Lorsqu’il rejoint la CREI, il sait qu’il s’attelle à une tâche délicate, où il a sans doute « plus à perdre qu’à gagner », comme il le dit à l’époque. Dans la liste des 25 noms de personnalités soupçonnées d’enrichissement illicite, Karim Wade est sans doute le plus gros poisson. Le procureur débute son enquête de patrimoine, secondé par un certain Antoine Félix Diome, devenu ministre de l’Intérieur en 2019.

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Le magistrat épluche les comptes bancaires de Karim Wade, son patrimoine immobilier, son parc automobile… Tous les biens de l’ancien ministre sont passés au crible. La somme finale est ensuite comparée avec les chiffres dont dispose le Trésor public. « Dans ce type d’enquête, si les sommes correspondent, l’enquête s’arrête », explique Alioune Ndao. Mais dans le cas de Karim Wade, la différence s’établit très précisément à 693 946 390 174 F CFA (1,05 milliard d’euros).

« Seul Karim Wade les intéressait »

Alors que le procès de Karim Wade se prépare, le procureur continue de travailler discrètement sur d’autres personnalités politiques. « Je ne me satisfaisais pas de ce seul dossier et je menais des enquêtes parallèles, explique-t-il aujourd’hui. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à avoir des problèmes avec Macky Sall et Sidiki Kaba [alors ministre de la Justice]. Seul Karim Wade les intéressait. »

Le procureur tente alors de contrôler les comptes de plusieurs responsables politiques. Ses enquêtes le conduisent notamment à s’intéresser aux avoirs d’Abdoulaye Baldé. Ancien membre du PDS, plusieurs fois ministre, il a depuis été élu député sur la liste de la majorité présidentielle. « Le président m’a demandé de le laisser, assure Alioune Ndao. Macky Sall m’a convoqué au palais et m’a dit : « M. le procureur, vous terrorisez les banques. Donnez-moi les noms [de ceux qui auraient fauté] et je vais les tenir politiquement. » Je me suis demandé s’il savait qu’il parlait à un procureur.

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Il en est persuadé, c’est parce qu’il a « refusé de jouer le jeu du pouvoir » qu’il a finalement été débarqué de son poste par décret présidentiel, au beau milieu du procès Karim Wade. « J’ai refusé d’exécuter des rôles que je considérais comme illégitimes et d’orienter mes enquêtes », dit-il. L’ancien magistrat assure néanmoins n’avoir « aucun regret » : « Si je devais le refaire, je ne changerai rien. Le combat, c’est de protéger les juges du pouvoir exécutif. Tant que les magistrats resteront à la merci du ministre de la Justice, et donc du président, ils ne pourront agir en tout indépendance. »

Novice en politique

Dans le petit monde judiciaire, il jouit de la réputation d’un homme expérimenté et intègre. Magistrat chevronné mais novice en politique, son parti est d’abord une affaire familiale : son frère, aujourd’hui décédé, a participé à sa création ; son fils de 36 ans, Khadim, en gère la communication. « Nous venons juste de créer le parti, nous sommes en train de nous implanter sur le territoire », assure ce dernier. Si nous faisons tout ça, c’est pour lutter contre les injustices flagrantes que nous constatons dans le pays. »

« Il est en terrain inconnu mais s’il se lance, il doit penser qu’il peut y arriver, glisse un membre du barreau sénégalais. J’imagine qu’il n’a pas 65 millions de FCFA [le montant de la caution nécessaire pour présenter sa candidature] à jeter par la fenêtre. » Encore faudrait-il que le candidat reçoive le récépissé de son parti, qu’il attend depuis plusieurs mois. C’est son ancien substitut, le ministre de l’Intérieur Antoine Félix Diome, qui doit le lui donner.